Retour sur la grève à Bruxelles-National : Une victoire… et une alerte rouge !

Jean Peltier 5 juin 2013

La grève des bagagistes de la société Swissport qui a perturbé pendant plusieurs jours l’aéroport de Bruxelles-National mérite une attention particulière pour deux raisons. La première, c’est qu’elle s’est terminée par une large victoire des travailleurs. La deuxième, c’est parce que le secrétaire d’Etat Melchior Wathelet a essayé de briser cette grève en mettant en route une volée de mesures qui paraissaient jusqu’ici réservées à l’arsenal des patrons de choc. Retour donc sur un conflit doublement marquant.

Que s’est-il donc passé à l’aéroport durant cinq jours à la mi-mai ?

Des bagagistes pressés comme des citrons

Historiquement, deux grandes sociétés se partagent le secteur de l’assistance en escale (en particulier la manutention et le traitement des bagages, mais aussi le nettoyage et le checking) à l’aéroport de Bruxelles-National : Aviapartner et Flightcare (société privée issue de la faillite de la Sabena). En septembre 2012, Flightcare a été rachetée par le groupe suisse Swissport. Et c’est à partir de là qu’une situation déjà difficile pour les 1.200 travailleurs est devenue peu à peu insupportable. Car la nouvelle direction n’a pas cessé de durcir les conditions de travail.

D’abord en augmentant de plus en plus la charge de travail pour chaque homme. Là où les accords prévoient trois hommes pour décharger 1,5 tonne de bagages, ce nombre est de plus en plus souvent réduit à deux... pour des avions dont le tonnage monte parfois jusqu’à 5 tonnes.

D’autre part, en trafiquant l’autre norme qui est le travail par pause de huit heures. La direction cherche à développer au maximum le système des "pauses coupées". Ce qui veut dire qu’un bagagiste peut se retrouver à prester cinq heures le matin entre 6 et 11 heures, puis les trois dernières heures de 18 à 21 heures. Pour ceux qui habitent à proximité de l’aéroport, déjà très dur. Pour les autres, cela devient invivable : imaginez-vous passer 15 heures sur votre lieu de travail, plus les temps de trajet - en étant évidemment payé pour 8 heures. Ce qui n’empêche pas la direction de vouloir augmenter sans cesse le nombre de jours où les pauses sont ainsi coupées : on en est déjà à 24 jours par an, planifiées souvent au dernier moment, parfois plusieurs fois par semaine (ce qui fait de l’organisation de la vie personnelle et familiale un vrai casse-tête). Et elle souhaite généraliser ce système à l’ensemble du personnel.

Quant au célèbre dialogue social, comme le dit Kurt Callaers, délégué de la CSC-Transcom, "A l’époque de Flightcare, le dialogue était déjà difficile. Depuis Swissport, il est inexistant. On nous dit ce qu’on doit faire et ils appellent ça un dialogue..." [1].

La raison de cet acharnement est claire : "Les compagnies aériennes veulent sans cesse offrir des prix meilleur marché. Cela met la pression sur leurs fournisseurs qui sont contraints d’économiser. Ce qui se fait au détriment des travailleurs, dont les conditions salariales et de travail sont détricotées, malgré les conventions collectives." [2].

Cinq jours de lutte et de tension

Des tentatives de négociation duraient depuis des semaines sans succès, tandis que la direction continuait de multiplier les entorses aux conditions de travail. Jusqu’à ce que, dimanche 12 mai, deux bagagistes, "inexpérimentés" selon les syndicats, soient obligés de décharger, seuls, un avion de 180 personnes, soit plus de 1,5 tonne de bagages et de marchandises. C’est la goutte qui a fait déborder le vase et, le soir même, une grande partie des bagagistes de Swissport sont partis en grève spontanée...

Reconnue immédiatement par les syndicats, la grève a rapidement perturbé toute la vie de l’aéroport – les bagages s’accumulant et les compagnies aériennes étant obligées de demander aux passagers d’embarquer le maximum de choses utiles avec eux et de laisser le reste dans les valises bloquées. La direction a d’abord refusé de négocier avec les représentants de l’ensemble des travailleurs, préférant essayer de les diviser entre ouvriers et employés. Ensuite, la négociation a été dure et longue, la direction ne voulant lâcher que des miettes, comme des promesses d’embauche limitée. Ce n’est que mercredi soir qu’un accord a été conclu entre la direction belge de Swissport et les permanents syndicaux. Selon le communiqué de presse communs des syndicats, "il ne s’agit pas d’un accord idéal mais il contient une série de pas dans la bonne direction".

Cette "série de pas" n’a pourtant pas convaincu les travailleurs. Si les employés ont accepté l’accord (qui leur donnait satisfaction sur plusieurs points), les ouvriers n’en voulaient pas. Les permanents n’ont pas apprécié et ont mis une forte pression sur les ouvriers et leurs délégués pour qu’ils cèdent. Pendant plusieurs heures, la tension a été très forte. Une journaliste de la RTBF a raconté avoir vu sortir du local syndical des ouvriers extrêmement énervés et des ouvrières en larmes. Mais, malgré ces pressions, les ouvriers ont décidé de continuer la grève jeudi.

Ils ont eu raison. Alors que la direction belge et les permanents syndicaux affirmaient que la négociation était terminée et que l’accord ne serait pas modifié, le grand patron suisse de la Swissport a débarqué en catastrophe dans l’après-midi. Et il a fini par accepter l’essentiel des demandes des ouvriers. L’entreprise va revenir à l’ancien système d’équipe pour le chargement et le déchargement des avions (trois ou quatre personnes par avion suivant la taille de celui-ci et le volume de bagages, restriction de moitié des « horaires coupés » qui se feront désormais sur base volontaire, paiement correct des heures supplémentaires,…). Et le grand patron a même présenté des excuses pour les erreurs commises par la direction belge… Bref, dans le contexte difficile de Swissport – et d’ailleurs ! – cette lutte se termine par une victoire.

Les raisons d’une victoire

Il y en a plusieurs, dont trois méritent particulièrement d’être mises en évidence.

La première est la très large participation, tant des ouvriers que des employés, à la grève et leur détermination à poursuivre leur mouvement jusqu’à satisfaction de leurs revendications malgré les fortes pressions de la direction de Swissport, de celle de l’aéroport, des passagers, des médias... et des directions syndicales. Sans cette détermination des travailleurs, elle-même inséparable du travail d’information, d’organisation et de mobilisation mené par les délégations syndicales dans l’entreprise, ce conflit n’aurait pu durer et déboucher sur un résultat positif.

La deuxième raison est que, si la direction de Swissport ne considère son personnel que comme des pions taillables et corvéables à merci, la réalité sur le terrain est toute autre. Le fonctionnement des aéroports modernes (semblable à bien des égards à celui des grandes entreprises qui travaillent "à flux tendu") assure à une grève massive des bagagistes un impact quasi-immédiat. Le non-chargement ou débarquement des bagages, ce sont des avions immobilisés, des dizaines de vols reportés ou annulés et des pertes financières conséquentes pour les compagnies et pour l’aéroport lui-même. Inutile de dire qu’une telle situation ne peut s’éterniser sans grandes conséquences. D’où les fortes pressions qui ont été exercées sur les travailleurs et les syndicats mais aussi sur la direction de Swissport pour qu’émerge rapidement une solution.

La troisième raison, c’est qu’au rythme d’une dizaine de milliers de nouveaux bagages immobilisés chaque jour, le mécontentement des passagers et des compagnies a rejailli rapidement sur l’image même de Swissport, déjà écornée par les révélations sur les conditions de travail. L’annonce que Bruxelles-National et plusieurs compagnies aériennes pourraient remettre en cause leurs relations avec Swissport a joué un grand rôle dans l’arrivée dans l’urgence à Bruxelles du big boss et dans son acceptation d’une large part des revendications des bagagistes.

Astreintes et intimidations : le gouvernement s’y met aussi

Mais, si cette grève se termine sur un succès, c’est de justesse. Il s’en est fallu de peu qu’elle soit brisée brutalement par l’intervention du secrétaire d’Etat Wathelet. Car, le jeudi après-midi, celui-ci a annoncé publiquement une volée de mesures "d’urgence" destinées à assurer la reprise des opérations de manutention, non pas en faisant pression sur la direction pour qu’elle fasse des concessions mais en tentant de briser purement et simplement la grève.

C’est ainsi que le matériel de Swissport devait être saisi et remis aux compagnies aériennes pour qu’elles assurent elles-mêmes le traitement des bagages. Les grévistes devaient être interdits de présence sur le tarmac pour éviter tout appel à la solidarité et toute entrave aux opérations des compagnies. Et des astreintes étaient également prévues pour "les personnes bloquant les infrastructures ou les opérations aéroportuaires".

Que penser de ces mesures ? La première chose, c’est que la menace était bien réelle. S’il y avait une part d’esbroufe dans ce dispositif - les recherches faites après-coup par la FGTB nationale ont montré qu’aucun juge n’avait été saisi pour prononcer les astreintes - il est avéré, par contre, que des renforts de police étaient bien arrivés à l’aéroport et étaient prêts à intervenir. L’arrivée inattendue du grand chef suisse a eu pour effet d’envoyer les menaces de Wathelet au placard, mais le fait est que le secrétaire d’Etat – et donc, derrière lui, le gouvernement - est intervenu directement dans un conflit social où il n’était en rien impliqué (Swissport est une société totalement privée).

Impossible pour Wathelet d’invoquer des risques graves pour la sécurité, la santé ou la salubrité publique dans le cadre d’une grève de bagagistes. Impossible aussi de faire référence à un « intérêt vital » de la Nation qui serait mis en péril par cette grève. Quels sont alors ses arguments ?

Il invoque d’abord des « circonstances exceptionnelles » liées au fait qu’un accord avait été conclu entre la direction de Swissport et les syndicats mais qu’une partie des ouvriers ne l’avaient pas respecté. Ce qui signifie que, pour lui, un accord signé par les directions syndicales doit avoir force de loi et que la base n’a plus qu’à s’incliner, le doigt sur la couture sur le pantalon. Conception qui doit certainement faire rêver le patronat et une partie de ces mêmes directions syndicales, mais qui est contraire à toute la législation sociale – et au droit démocratique élémentaire des travailleurs syndiqués de ne pas se sentir liés par un accord tant qu’ils ne l’ont pas validé.

En réalité – et Wathelet le reconnaît à demi-mots dans une interview à La Libre le lendemain [3] – c’est un tout autre argument qui a été décisif dans sa décision : 25.000 bagages en attente, des dizaines de vols annulés, des compagnies aériennes qui perdent du fric et s’énervent, l’image de l’aéroport national de la capitale de l’Europe qui en prend un coup,… ce n’est pas bon pour les affaires. Et donc, le fond de l’intervention de Wathelet et du gouvernement, c’est d’intervenir ouvertement au secours de patrons mis en difficulté par une grève réussie.

Et ce n’est pas sa pirouette « Si un jour je dois faire la même chose pour qu’un patron respecte un engagement, je le ferai aussi » qui va suffire à convaincre de son impartialité. D’autant qu’interrogé sur la possibilité d’instaurer de telles mesures pour d’autres types de grève, il se justifie en invoquant des « circonstances exceptionnelles » à l’aéroport… mais il se garde bien d’exclure la reproduction de cette démarche dans d’autres lieux où existeraient un jour d’autres « circonstances exceptionnelles ».

Une escalade à briser

Cette intervention de Wathelet marque une nouvelle étape dans l’escalade contre le droit de grève. Après le recours désormais quasi-systématique aux astreintes contre les piquets de grève par les patrons – comme on l’a encore vu ces dernières semaines chez les sous-traitants de Ford à Genk et chez Meister à Sprimont – voici maintenant le gouvernement qui entre dans la danse et menace d’avoir recours aux mêmes armes au nom de l’ « intérêt général »… de ces mêmes patrons.

L’initiative de Wathelet a été dénoncée par les syndicats de Swissport. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas déchaîné les foudres des directions nationales des syndicats. Pourtant, il serait dramatique que nos organisations syndicales reproduisent les mêmes erreurs que vis-à-vis des astreintes demandées par les patrons – l’attentisme pendant des années en se disant que « cela ne concerne que des cas très particuliers » et puis, une fois que ces décisions de justice sont devenues monnaie courante, la capitulation en disant « c’est la loi, on ne peut rien faire ».

Il est au contraire grand temps de monter une véritable campagne non seulement de dénonciation de l’utilisation de ces astreintes par le patronat, et maintenant par l’Etat, mais surtout en refusant de céder devant ces intimidations.

Un pas trop loin

Deux avocats progressistes, jan Buelens et marianne Pétré, ont réagi à la sortie du secrétaire d’Etat Melchior Wathelet, qu’ils estiment inacceptable et illégale, dans une carte blanche parue dans le journal De Tijd du 18 mai et reproduite dans Solidaire, l’hebdomadaire du PTB.


[1Le Soir, 14 mai

[2La Libre, 16 mai

[3La Libre, 18 mai