24 février 2014
Dans la précédente chronique de « Réflexion de Genre », j’écrivais que l’idée selon laquelle le patriarcat était un système indépendant à l’intérieur de la société capitaliste était la plus utilisée par les théoriciennes, mais aussi par les militantes féministes. Et cela parce qu’il s’agit de l’interprétation la plus intuitive et immédiate des phénomènes d’oppression et de pouvoir qui se basent sur le genre et dont nous en faisons l’expérience quotidienne.
Pour le dire autrement : il s’agit d’une interprétation qui enregistre la réalité de la façon dont celle-ci se manifeste. En disant « telle qu’elle se manifeste » nous n’entendons pas décrire un phénomène illusoire à mettre en opposition avec la réalité avec un grand R, mais plutôt la façon dont ces relations d’aliénation et de domination produites et reproduites par le capital auxquelles sont ensuite raisonnées selon la même logique.
Comme l’écrivait Daniel Bensaïd, la critique de l’économie politique est avant tout une critique du fétichisme économique et de son idéologie qui nous condamnent à penser à l’ombre du capital. Il ne s’agit donc pas d’une « fausse conscience », mais d’un mode d’expérience déterminé par le capital lui-même : la fragmentation de la perception de sa réalité. Il s’agit ici d’un discours complexe, mais pour avoir une idée de ce que l’on entend par « mode d’expérience déterminé par le capital » on peut se référer au paragraphe sur le fétichisme de la marchandise qui se trouve dans le premier livre du Capital de Marx.
Mais c’est précisément parce que notre perception est fragmentaire et parce que nous (celles qui ont développées une sensibilité de genre) avons recours à l’ensemble des relations patriarcales et que nous les percevons de manière immédiate comme répondant à des logiques indépendantes et séparées de celles du capital que le fait de nier que le patriarcat soit un système indépendant à l’intérieur du système capitaliste rencontre inévitablement des objections et des doutes.
L’objection la plus courante a à voir avec la dimension historique : comment affirmer que le patriarcat n’est pas un système indépendant alors que l’oppression des femmes existait déjà avant la société capitaliste ? Dire qu’à l’intérieur de la société capitaliste l’oppression des femmes et les relations de pouvoir sont une conséquence nécessaire du capitalisme et que ces deux phénomènes n’ont plus une logique propre et indépendante ne revient pas à soutenir la thèse absurde selon laquelle l’oppression serait née avec le capitalisme. Ce qu’on défend ici est une idée différente, en lien avec des caractéristiques propres au capitalisme. Les sociétés dans lesquelles le capitalisme a supplanté le mode de production précédent sont caractérisées par une profonde et radicale transformation de la famille.
C’est avant tout le fait du processus d’expropriation de la terre, ou accumulation primitive, qui a séparé de larges franges de la population de leurs moyens de production et de subsistance (la terre justement), provoquant d’une part la désintégration de la famille patriarcale paysanne, et de l’autre un processus d’urbanisation sans aucun précédent historique significatif. Le résultat fut que la famille cessa de représenter l’unité de production avec un rôle productif spécifique, généralement organisé à travers des relations patriarcales précises et qu’elle assurait dans la précédente société agraire.
Ce processus est advenu à des moments différents et en prenant des formes différentes dans tous les pays où s’est affirmé le mode de production capitaliste. Avec la séparation entre famille et lieu de production, le rapport entre production et reproduction (au sens de reproduction biologique, générationnelle et sociale) s’est lui aussi radicalement transformé. Je reviendrai plus longuement sur ceci dans une prochaine chronique.
Et la question est bien là : alors que les relations de domination entre les genres se sont maintenues, elles ont, d’une part, cessé de constituer un système indépendant doté d’une logique propre et autonome, à cause de la transformation de la famille - qui, d’unité de production, est devenue le lieu privé par excellence extérieur à la production et aux marchés, et, d’autre part, ces relations se sont significativement transformées.
Par exemple, l’une des transformations est liée au lien inédit entre l’orientation sexuelle, réifiée au niveau de l’identité, et le genre (on peut consulter à ce propos les travaux de Foucault dans « Histoire des sexualités », ceux de Butler ou, plus récemment, les écrits de Kevin Floyd et Rosemary Hennessy). Cela veut donc dire que si les oppressions de genre existaient bien avant l’avènement du capitalisme, cela ne signifie pas pour autant que ses formes soient toujours les mêmes depuis lors.
Par ailleurs, on pourrait aussi remettre en question l’idée selon laquelle l’oppression de genre serait une sorte de donnée universelle transhistorique, idée défendue avec force par de nombreuses féministes de la « seconde vague » mais qu’il faut réviser d’après des recherches anthropologiques plus récentes. De fait, non seulement l’oppression des femmes n’a pas toujours existé, mais en plus, elle n’existait pas dans différentes sociétés qui n’étaient pas divisées en classes et au sein desquelles elle s’est introduite avec le colonialisme. Pour se faire une idée du lien entre le rapport de classe et la relation de pouvoir entre les genres, on peut prendre l’exemple de l’esclavage aux Etats Unis.
Dans son très beau livre « Women, Race and Class », Angela Davis souligne la façon dont la destruction de la famille et de toutes les relations de parenté entre les esclaves afro-américains, de même que la forme spécifique du travail esclavagiste, avaient donné lieu à un dépassement substantiel des relations de pouvoir genrées entre les esclaves. Cela ne veut pas dire que les femmes esclaves n’ont pas subit une oppression spécifique en tant que femmes, au contraire : elles le subissaient réellement, mais de la part des esclavagistes blancs, pas de la part de leurs compagnons esclaves. En d’autres termes, la persistance et l’articulation des rapports de genre sont reliés de manière complexe avec les conditions sociales, les rapports de classe et les rapports de production et de reproduction. Une vision transhistorique et abstraite de l’oppression des femmes ne permet pas de tenir compte de ces importantes articulations et différences, et ne peut donc pas non plus les expliquer.
Comme je l’écrivais plus haut, dans les pays au sein desquels le mode de production capitaliste a supplanté le mode de production précédant, transformant radicalement la famille et son rôle, les relations de pouvoir entre les genres ont cessé de former un système indépendant. Cela ne vaut bien entendu pas pour les pays dont la structure de production ne s’est pas entièrement transformée dans un sens capitaliste et qui restent à la périphérie de l’économie capitaliste globale. En effet, il coexiste au sein de ce dernier des sociétés qui restent largement « précapitalistes ». Claude Meillassoux a insisté à ce propos sur la persistance d’un « mode de production domestique » dans divers pays africains, dans lesquels le processus de prolétarisation (c’est-à-dire de séparation des paysans de leur terre) est resté assez limité. Mais il faut ici se mettre d’accord sur ce que l’on entend par « précapitaliste ».
Dans les faits, même dans les endroits où le mode de production domestique s’est maintenu, celui-ci est soumis à la pression exercée par l’insertion du pays dans un système capitaliste mondial. Les effets du colonialisme, de l’impérialisme, du pillage des ressources naturelles de la part des pays capitalistes avancés, les pressions objectives exercées par l’économie de marché mondiale, etc., ont un impact significatif sur les relations sociales et familiales qui organisent la production et la distribution des biens, exacerbant souvent l’exploitation des femmes et les violences de genre.
Revenons maintenant aux pays capitaliste avancés. Une objection classique à la thèse selon laquelle le patriarcat ne constitue par un système indépendant est soutenue par le féminisme marxiste qui affirme que cette thèse est fondamentalement réductionniste. En d’autres termes, elle tente de réduire la complexité plurielle du social et des logiques économiques sans tenir correctement compte de l’irréductibilité des relations de pouvoir. Mais cette objection n’aurait de sens qu’à deux conditions : la première serait de ne considérer le capitalisme que comme un processus strictement économiciste d’extorsion de la plus-value, ainsi que l’ensemble des règles économiques qui le déterminent ; la seconde serait de considérer les relations de pouvoir comme un résultat mécanique et automatique du processus d’extorsion de la plus-value. La vérité est que seul le marxisme orthodoxe et vulgaire pourrait proposer ce genre de réductionnisme, qui ne correspond pas à la richesse et à la complexité de la pensée de Marx et encore moins à l’extraordinaire finesse d’une bonne partie de la tradition théorique marxiste.
Comme je l’ai déjà dit dans la chronique précédente, penser expliquer ce qu’est une société capitaliste uniquement en termes d’extorsion de la plus-value sur le lieu de production revient à essayer d’expliquer l’anatomie du corps humain en se limitant à la description du cœur.
Le capitalisme est un ensemble contradictoire, versatile, continuellement en mouvement et dont les rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation sont sans cesse en transformation. Même si dans le premier livre du « Capital », Marx attribue un caractère apparemment automatique à la valorisation de la valeur - un processus au sein duquel la valeur est réellement le sujet, tandis que les capitalistes et les individus sont réduits aux rôles d’émissaires -, « Monsieur le Capital » n’existe pas vraiment, sinon comme catégorie logique. Il faut arriver au troisième livre du « Capital » pour s’en rendre compte. Le capitalisme n’est pas un Moloch, un dieu caché, un marionnettiste ou une machine, c’est un ensemble vivant de rapports sociaux au sein duquel les rapports de classe tracent des lignes et mettent des limites qui déteignent sur toutes les autres formes de rapports. Et parmi ces rapports on trouve aussi les rapports de pouvoir liés au genre, à l’orientation sexuelle, à la « race », à la nationalité et à la religion, et tous sont mis au service de l’accumulation du capital et de sa reproduction, souvent de manière contradictoire, incohérente et variable.
Source :
http://www.communianet.org/news/riflessioni-degeneri-n-2bis-mica-%C3%A8-tutta-colpa-del-capitalismo
Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Sylvia Nerina