22 mai 2013
Le Chant V de l’Enfer de la « Divine Comédie » [1] nous parle des dangers de la lecture. Dans ce chapitre, Dante rencontre Paolo et Francesca, les deux amants condamnés à la Cité Dolente à cause de leur passion adultère et le poète s’enquiert avec compassion de l’origine de ce « dangereux désir » qui les a conduits à la mort et à l’affliction éternelle. Pâle et larmoyante, Francesca se remémore le jour où, par pure distraction et sans « la moindre préméditation », elle lisait ensemble avec Paolo les amours de Lancelot et de la reine Genièvre [2]. Absorbés dans le livre, haleine contre haleine, ils se surprirent eux-mêmes à arriver au passage dans lequel « le sourire tant désiré fut embrassé par son amant » et où Paolo, tremblant, embrassa à son tour la bouche de Francesca… et « ils n’allèrent pas plus loin dans la lecture depuis ce jour ».
Francesca se justifie devant Dante en accusant le livre et son auteur comme témoins et entremetteurs de leur baiser (« Galeotto fu’l libro e chi lo scrisse » [3]). Le pouvoir des récits est-il si puissant ? Mettons-le en doute. Il est difficile de croire que l’existence des bouches et des baisers n’est jamais passée par la tête de Paolo et Francesca avant qu’ils lisent ensemble la phrase incriminée et qu’ils ne furent pas, au contraire, portés à cette lecture commune précisément par leur désir de s’embrasser. Les livres déterminent peu la réalité ; ils la secondent plutôt, la soulignent, la légalisent.
Au-delà de leur puissance aphrodisiaque, les amours adultères de Lancelot et de Genièvre étaient investis d’une incontestable autorité littéraire qui transformait, parmi les classes lettrées, son émulation en un acte à la fois prestigieux et acceptable. Le livre n’était pas un ordre ; même pas une tentation. C’était quelque chose comme un certificat de bonne conduite mythologique ou littéraire. Ce que l’Eglise interdisait, la Littérature le permettait. Même dans une culture étouffée par la répression morale, il peut être socialement plus prestigieux d’imiter Lancelot ou Genièvre que le Christ ou la Vierge Marie. Paolo et Francesca se sont laissés portés par leur désir et non par la lecture. La seule chose qu’ait fait le livre – si tant est qu’il ait fait quelque chose – c’est d’intensifier de manière littéraire le plaisir de leur baiser interdit.
Personne ne peut non plus accuser Goethe d’avoir provoqué l’épidémie de suicides de jeunes qui a suivi la publication des « Souffrances du jeune Werther » en 1774 en Allemagne. Quelqu’un peut sans doute s’ôter la vie par bêtise, et y compris pour un livre, mais il est plus sensé de dire que le livre de Goethe recueillait l’ « esprit » d’une époque dans laquelle le suicide, réprouvé par la morale et par la religion, était perçu parmi les classes lettrées comme une prestigieuse protestation cosmique contre le Tout. Cette époque étant aujourd’hui révolue, on peut lire les peines de Werther avec intérêt, mais sans aucun danger.
Si j’évoque tout cela, c’est parce que j’ai un peu honte de confesser que j’admire Tintin à la folie, malgré le fait qu’on a écrit de nombreuses et très justifiées critiques contre son auteur, le Belge Hergé. Il y a même eu récemment un jugement à Bruxelles suite à une plainte pour que les tribunaux interdisent la réédition et la diffusion de « Tintin au Congo ». Il n’y a pas le moindre doute que, même dans ses meilleurs albums, le journaliste asexué d’Hergé véhicule cette vision coloniale du Blanc moralement supérieur dont dépendent les autres peuples, y compris pour prendre conscience de leur égalité et y compris pour se libérer du pouvoir des autres Blancs. Dans ses pires albums, Hergé est même franchement raciste et réactionnaire, il suffit d’évoquer, surtout, les trois premiers : « Tintin au Pays des Soviets » ; « Tintin en Amérique » et le déjà cité « Tintin au Congo ». Mais comme je veux croire qu’il existe sans doute une relation kantienne et platonique entre la justice et la beauté, il faut dire que l’évolution artistique d’Hergé va toujours vers un niveau plus élevé de justice et que ses plus beaux albums ne se résument pas à son idéologie catholico-scoutienne. Le « Lotus bleu » déjà - toujours un peu paternaliste – est un album inquiétant et plutôt heureusement ethno-décentré. Et au fur et à mesure qu’il apprend à dessiner, qu’il complique ses histoires et qu’il développe ses personnages, Hergé commence à dégager des mondes qu’il ne savait pas qu’il portait en lui et que l’on peut regarder et explorer à partir d’autres modèles humains et idéologiques.
J’avoue que toute ma formation a tournée autour de Tintin et de Marx. Enfant, j’ai lu tous les albums au minimum 60 fois chacun et, quand ce ne fut déjà plus possible, je rêvais – littéralement – qu’Hergé avait dessiné un nouvel album après sa mort. Tintin ne m’a pas empêché de lire ensuite « Le Capital » ni de me plonger dans un rapport de promiscuité avec le monde arabe, où je vis depuis 20 ans. Ce qui importe avec un livre, c’est l’endroit où on le lit. La normalité, c’est de lire un livre à partir d’un autre livre et qu’il nous amène à un nouveau livre encore.
Lu dans la perspective de l’Angleterre victorienne, le « Kim » de Kipling [4] est l’une des plus frauduleuses exaltations de l’Empire britannique, mais lu en même temps à partir d’une perspective juvénile et depuis Polanyi ou Chesterton [5], c’est une émouvante défense de l’anthropologie élémentaire et une expérience forte de cosmopolitisme empirique. Dans le contexte de la Russie prérévolutionnaire, dominée par la lutte entre slavophiles et européistes, « Les Possédés » de Dostoïevski [6] est un strident pamphlet réactionnaire d’un fanatisme délirant ; mais son atmosphère, sa structure, son rythme psychologique, le mettent en rapport avec « Neige » de Pamuk [7] ou avec « Saut Mortel » de Oé [8], deux auteurs clairement à gauche. On peut dire la même chose d’Hergé. En attendant que le racisme disparaisse du monde et au moment où, en tous les cas, l’Europe en tant que « projet universel » s’est effondrée, il reste le fait que « Les Bijoux de la Castafiore », avec ses faux suspens et son asphyxiante atmosphère cloîtrée, est l’équivalent en BD du film « La Règle du Jeu » de Jean Renoir ; et que « Tintin au Tibet » pourrait être utilisé par le Processus de Bologne pour expliquer Kant à l’Université.
Ce qui importe avec un livre, c’est la perspective avec lequel on le lit. Il est normal qu’un livre soit lu à partir d’un autre livre qui amène à son tour à un nouveau livre. Si « Tintin au Congo » était l’unique livre du monde, il faudrait sans doute interdire sa lecture. Mais cela arrive aussi avec tous les Livres Uniques, y compris la Bible, le Coran et Le Capital de Marx, dont on apprend toujours quelque chose parce nous sommes enfermés en eux. Ce qui nous défend des livres ce sont d’autres livres, tout comme ce qui nous défend notre corps ce sont les autres corps.
N’accusons pas la lecture pour les baisers que nous donnons ou pour ceux que ne nous n’avons pas donnés. Ne jetons pas au feu ni les amoureux ni les romans. Contre les mauvais, il y a les bons ; et contre la légalisation littéraire du racisme, de l’impérialisme ou du fanatisme, il y a à trouver ou à construire cette combinaison platonique de justice et de beauté à partir de laquelle on peut mépriser « Tintin au Congo » et apprécier « Les Bijoux de la Castafiore » et extraire de « Kim » et des « Possédés » les armes indispensables pour combattre l’arrogance de Kipling et l’intégrisme de Dostoïevski.
Source : http://www.revistaminerva.com/articulo.php?id=558
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera
Notes d’Avanti :
[1] « La Divine Comédie » est un poème de Dante Alighieri écrit entre 1307 et 1321. Connue et étudiée dans le monde entier, elle est tenue pour l’un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale de tous les temps : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Divine_Com%C3%A9die
[2] Héros des romans médiévaux de la « Table Ronde » tirés de la légende du Roi Arthur et de la Quête du Graal.
[3] « Coupable fut le livre et son auteur »
[4] Rudyard Kipling (1865-1936), écrivain britannique de livre pour la jeunesse dont « Le Livre de la jungle » (1894). Son roman « Kim » est paru en 1901.
[5] Karl Polanyi, (1886-1964), historien de l’économie et économiste hongrois. Son ouvrage majeur « La Grande Transformation » souligne l’absence de naturalité et d’universalité de concepts comme « l’homo oeconomicus » ou « le marché ». Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) est l’un des plus importants écrivains anglais du début du XXe siècle. (Wikipédia)
[6] Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) est l’un des plus grands romanciers russes. Son roman « Les Possédés » est paru en 1871.
[7] Orhan Pamuk est un écrivain turc, son roman « Neige » a été édité en français en 2005 aux éditions Gallimard.
[8] Kenzaburo Oé est un écrivain japonais et lauréat du prix Nobel de littérature.