1er mai 2013
M. Charles Marx, Docteur en Philosophie - c’est ainsi qu’il déclinait son identité - a vécu à Bruxelles de février 1845 au début de mars 1848 [1]. Pendant ces trois années, il a eu plusieurs domiciles successifs, mais parmi les lieux où il a vécu, il en est deux qui se détachent avec éclat, car quelles que soient les opinions politiques ou philosophiques que l’on professe, ils apparaissent comme des hauts lieux de l’esprit. Le premier est la maison de Saint-Josse-ten-Noode que Marx a occupée en 1845-1846 à l’époque où, avec Engels, il élaborait la théorie du matérialisme historique. Le second est la maison d’Ixelles où il a rédigé le Manifeste Communiste.
Matérialisme historique, Manifeste Communiste : ici à Bruxelles sont les lieux de naissance d’éléments décisifs du monde contemporain. Les deux maisons de Saint-Josse-ten-Noode et d’Ixelles ont toutes deux disparu. Celle de Saint-Josse-ten-Noode, située rue d’Alliance, a cédé la place après la seconde guerre à un immeuble de bureaux. Celle d’Ixelles, à l’emplacement de laquelle nous nous trouvons, située au n° 42 de ce qui était alors la rue d’Orléans, a été démolie en 1911 pour céder immédiatement la place à la maison actuelle [2]. A Saint-Josse-ten-Noode, rue d’Alliance, rien ne rappelle plus le passage de Marx. Ici, on saluera la très heureuse initiative du Cercle d’Histoire locale d’Ixelles - et spécialement de son président, M. Gustave Fischer, et de son secrétaire, M. Michel Hainaut - qui ont voulu marquer d’une pierre un lieu qui est véritablement historique.
Marx s’est installé rue d’Orléans en octobre 1846. Il arrivait ainsi sur le territoire de la commune d’Ixelles, mais le nom d’Ixelles est rarement cité dans sa correspondance. Il situe le plus souvent la rue d’Orléans au « faubourg de Namur », mais il écrit une ou deux fois, cependant, « faubourg d’Ixelles » [3]. « Faubourg » : quand Marx descendait en ville, il devait franchir les barrières de l’octroi. Aucun dessin, aucune photographie de la maison de la rue d’Orléans n’a malheureusement été conservé (alors que l’on possède des photographies de la rue de l’Alliance) [4]. Un témoin la décrit comme « une petite maison, meublée de manière extrêmement modeste, on pourrait même dire pauvre » [5]. L’intérieur de Marx devait être tout, en effet, sauf luxueux. Marx et les siens - sa femme, ses deux filles aînées, bientôt un fils, sans oublier Hélène Demuth, qui devait servir avec tant de fidélité le ménage Marx -, tous ont connu ici des jours qui, matériellement, étaient parfois très difficiles.
Il y a quelque chose de pathétique, à cet égard, dans la lettre que Marx, en voyage en Angleterre en décembre 1847, adresse de Londres à un de ses amis. « Lorsque j’ai entrepris ce voyage », écrit-il « j’ai laissé ma famille dans la situation la plus difficile et la plus désespérée. Non seulement ma femme et les enfants sont malades, mais ma situation financière actuelle est tellement critique que ma femme est littéralement harcelée par les créanciers, et elle se trouve dans un embarras d’argent tout à fait lamentable » [6]. La vie à Bruxelles, ce n’est pas encore la vraie, la terrible misère que Marx connaîtra par la suite à Londres, mais elle est déjà à certains moments aux limites de l’extrême pauvreté.
Mais sur cette toile de fond parfois sombre se détachent de grandes joies : joies de la famille, joies du travail créateur, joies de la fraternité et de l’amitié. C’est ici qu’est né Edgar, le premier fils de Marx, qui reçut le prénom du frère de Mme Marx, Edgar von Westphalen, qui avait d’ailleurs vécu lui aussi un certain temps à Bruxelles [7]. La date de naissance d’Edgar est restée jus qu’ici mal fixée. Les historiens fournissent des dates très diverses [8]. M. Michel Hainaut et Mme Myriam Hauferlin ont eu le grand mérite de retrouver dans les archives communales l’acte de naissance du fils de Marx, ce qui élimine toute incertitude. Edgar est né rue d’Orléans, le 3 février 1847, « à une heure de relevée » (c’est-à-dire à 13 heures). Il vivra exactement huit ans, puisqu’il mourra à Londres le 6 avril 1855 [9]. Un second fils, né en 1849, n’ayant vécu qu’un an, Marx ne laissera pas d’héritier de son nom.
Joie du travail créateur. C’est ici que, dans les premiers mois de 1847, Marx a conçu et jeté sur le papier la seule œuvre importante écrite en français, la Misère de la philosophie, qui est une réponse à la Philosophie de la misère de Proudhon, et qui sera publiée à Bruxelles en juillet 1847 [10]. C’est ici qu’il a affûté contre Proudhon (dans cette œuvre que l’on a appelée l’Anti-Proudhon) ses flèches les plus vengeresses. Les premières lignes de l’Avant-propos donnent le ton de l’ouvrage : M. Proudhon, écrit Marx est jugé erronément. « En France, il a le droit d’être mauvaise économiste, parce qu’il passe pour être un bon philosophie allemand. En Allemagne, il a le droit d’être mauvais philosophie, parce qu’il passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité d’Allemand et d’économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette double erreur ».
Proudhon ne répondra jamais aux attaques virulentes de la Misère de la Philosophie. Mais il notera, d’une plume elle aussi vengeresse, dans ses Carnets, en septembre 1847 : « Marx est le ténia du socialisme » [11]. Au-delà de ces querelles - et Marx a été, on le sait, un des plus grands querelleurs de son temps -, il faut cependant voir l’essentiel : dans la Misère de la philosophie, celui qui était « Docteur en philosophie » et connu déjà comme philosophe, fait ses débuts dans l’économie politique. Et d’emblée, il lance certaines des grandes idées qui seront développées par la suite dans le Capital. Ce pas décisif dans son œuvre a été franchi ici.
C’est ici également, et ailleurs encore en ville, bien entendu, qu’il a fraternisé avec ceux avec qui il menait ses combats. L’année 1847, en effet, est une année d’organisation intensive de l’action [12]. En août 1847, Marx fonde à Bruxelles une « Association des ouvriers allemands », le Deutscher Arbeiter verein, dans lequel il déploiera une grande activité. En novembre 1847, lors de la constitution de l’ Association démocratique, qui se donne pour objectif de lutter pour la liberté et contre le despotisme à travers toute l’Europe, et qui est présidée par l’avocat Lucien Jottrand, Marx est élu vice-président [13]. Marx et Engels agissent aussi par la plume en collaborant à la Deutsche Brüsseler Zeitung, un journal allemand auquel ils réussiront à imprimer leur marque personnelle [14].
La Deutsche Brüsseler Zeitung cessera de paraître à la fin de février 1848, l’Association démocratique se désintégrera peu de temps après, mais le Deutscher Arbeiterverein fondé par Marx a vécu, lui, jusqu’en 1914. Son dernier secrétaire, avant 1914, sera Mathieu Fischer, un typographe allemand natif d’Eupen, et qui n’était autre que le père du Président de notre Cercle, M. Gustave Fischer [15].
Tout, dans ces activités, ne baigne pas dans l’huile, tout ne se déroule pas dans une atmosphère de fraternité sans nuages. Marx sait avoir, avec ceux dont il répudie soit les idées, soit la tactique, des conflits homériques. Il attaque violemment un Adolphe Bartels, dont les idéaux étaient très proches de ceux de l’Association démocratique, et Bartels, de son côté, qualifie les doctrines professées par Marx et par ses amis, et qui poussent à la lutte des classes, d’ « enseignement immonde et barbare » [16]. Il a un différend bruyant avec Lucien Jottrand qui, noblement, à la fin de février 1848, lui tendra la main de la réconciliation [17]. C’est chez Jottrand que Madame Marx, dans la nuit de 3 au 4 mars 1848, se rendra en hâte, pour lui demander conseil, lorsque son mari sera arrêté par la police [18]. Ceci ne se passait d’ailleurs plus rue d’Orléans, puisque Marx avait quitté le 19 février 1848 la rue d’Orléans pour l’hôtel du Bois Sauvage, près de Sainte-Gudule [19].
Même s’il y a des orages, cependant, Marx bénéficie d’un avantage que, d’ailleurs, il apprécie. Il a trouvé à Bruxelles un milieu sympathisant, fait non seulement d’étrangers, mais aussi de Belges, sur lequel il peut s’appuyer, et qui, à beaucoup d’égards, le protège. Il le souligne dans une lettre d’octobre 1847. « Ici », écrit-il, « ce n’est point comme à Paris où les étrangers sont isolés face au gouvernement » [20]. Il connaît aussi la valeur, à son point de vue, des institutions belges, et dans un toast prononcé au Cygne, le 31 décembre 1847, devant le Deutscher Arbeiterverein - au Cygne, c’est-à-dire dans cette même maison de la Grand-Place où sera fondé plus tard le Parti Ouvrier Belge, il fait l’éloge d’une Constitution qui permet au pays de pratiquer la libre discussion, et qui garantit le droit d’association [21].
A peine deux mois plus tard, Marx sera expulsé de Belgique, mais c’était là le fait de circonstances proprement révolutionnaires, et si l’on suit ce qu’avait été jusque-là le déroulement de son activité dans des temps normaux, on peut juger que les termes de son toast du 31 décembre 1847 correspondaient bien à la réalité. Deutscher Arbeiterverein, Association démocratique, Deutsche Brüsseler Zeitung : tout cela, ce sont les parties visibles, pour les contemporains - et en même temps pour la police - des activités de Marx. Mais il y a aussi - et cela est évidemment essentiel - ce que personne, en dehors des initiés, ne voit.
Reprenons, pour le comprendre, l’acte de naissance du jeune Edgar, de février 1847. Deux témoins comparaissent à l’acte et le signent. L’un des deux est Philippe Gigot, « âgé de vingt-six ans » (il en a en réalité vingt-sept, un an et demi de moins que Marx) et dont la profession suivant l’acte, est celle de « particulier ». Ce « particulier », en fait, allait être attaché à partir de 1847 au bureau paléographique des Archives Générales du Royaume. Mais ce paléographe paisible était en même temps un révolutionnaire. Il est le premier communiste, et le premier marxiste belge [22].
Son nom nous sert à nous introduire dans le cercle intime de ceux qui collaborent à l’activité secrète de Marx et d’Engels : leur activité proprement communiste. Le « Bureau de Correspondance communiste », puis la « Ligue des communistes », le Bund der Kommunisten : voilà ce qui, dans l’ombre, dans le secret, les occupe intensément [23]. Evoquer avec quelque détail ce monde de la préparation révolutionnaire souterraine, préparation uniquement intellectuelle d’ailleurs à cette époque, nous mènerait évidemment trop loin. Bornons-nous à souligner, pour ce qui est beaucoup plus que la petite histoire, qu’à côté de Marx et Engels, Gigot, à Bruxelles, joue à cet égard un rôle essentiel. Lorsqu’est fondée à Bruxelles, en août 1847, une Gemeinde, une « commune » de la Ligue des Communistes - qui doit être la seconde en date à Bruxelles - le président, bien sûr, est Marx, mais celui qui est à la fois le secrétaire et le trésorier est Philippe Gigot [24].
Quand on cite les dirigeants du groupe communiste bruxellois, on cite plus d’une fois, d’un seul trait, Marx, Engels et Gigot [25]. Gigot est avec Marx et Engels sur un pied de grande intimité. Il appelle Engels « mon cher petit Fritz », mein liebes Fritzchen. [26] Son rôle est notamment essentiel en ceci qu’il est la boîte aux lettres des communistes. Toute la correspondance communiste qui arrive à Bruxelles doit être adressée, non pas à Marx ou à Engels, mais à M. Philippe Gigot, 8, rue Bodenbroek. On échappe ainsi aux dangers du cabinet noir. Si bien qu’une image que l’on aime évoquer, en pensant au 42, rue d’Orléans, est celle de Philippe Gigot arrivant de la rue Bodenbroek pour apporter à Marx les derniers messages reçus des communistes de l’étranger, de Londres, de Suisse ou d’Allemagne [27].
Mais une toute dernière image vient à l’esprit, et c’est sans doute la plus importante. C’est celle de Marx et d’Engels travaillant ici, ensemble, à la rédaction du Manifeste communiste. Ils ont dû le faire, ici, dans la seconde quinzaine de décembre 1847 [28]. Marx, en janvier 1848, rédigera seul la version définitive [29]. On ne conserve plus qu’un seul feuillet du manuscrit du Manifeste. Les deux premières lignes sont de la main de Mme Marx, le reste de Marx lui-même [30]. C’est donc aussi Jenny Marx qu’il faut évoquer ici, collaborant avec son mari, afin que soit lancé ce grand cri qui allait contribuer à l’ébranlement du monde. Les options politiques et philosophiques personnelles, je l’ai déjà dit et je le répète, ne sont rien dans l’affaire. Nous avons en face de nous une réalité toute simple, et qu’il nous faut reconnaître : ceci est un des grands lieux de l’histoire.
Texte paru dans « Mémoires d’Ixelles ». Bulletin du Cercle d’Histoire locale d’Ixelles, n°22, juin 1986, pp.5-16. Titre original : « Ixelles dans la vie et l’œuvre de Karl Marx »
Notes :
[1] Sur le séjour de Marx à Bruxelles, les deux meilleurs études sont celles de Luc Somerhausen, L’Humanisme agissant de Karl Marx, Paris, 1946, et de Edward De Maes- schalck, Karl Marx in Brussel, 1845-1848, Bruxelles, 1983. Voir aussi la chronologie de l’activité de Marx à Bruxelles dans Karl Marx, Friedrich Engels, La Belgique, Etat constitutionnel modèle, Paris, s.d., p. 135-150.
[2] Date établie par les recherches de M. Francis Sartorius, que je remercie sincèrement de sa communication. La rue d’Orléans a été débaptisée en 1921 et a reçu le nom de Jean d’Ardenne, en hommage à l’écrivain Jean d’Ardenne (pseudonyme de Léon Dommartin) qui y avait résidé et y était décédé deux ans auparavant. C’est l’examen des plans cadastraux, mené par M. Yvon Mayne, qui a permis de déterminer le changement de numéro, et le fait que l’ancien n° 42, rue d’Orléans, est aujourd’hui le n° 50, rue Jean d’Ardenne (cf. « La maison de Karl Marx », dans Mémoire d’Ixelles. Bulletin du Cercle d’Histoire locale d’Ixelles, septembre 1984).
[3] Voir notamment sa lettre à Georg Herwegh du 27 juillet 1847, dans Karl Marx - Friedrich Engels, Correspondance, publ. p. G. Badia et J. Mortier, 1. 1, Paris, 1971, p. 478. Engels, de Paris, en novembre 1847, adresse aussi une lettre au « 42, rue d’Orléans, Faubourg d’Ixelles, Bruxelles » (ibid., p. 505).
[4] Pour la rue de l’Alliance, la photographie la plus connue, souvent reproduite, est celle que l’on trouve dans l’édition des Werke de Marx-Engels, t. 27, face à la page 64 ; dans le Karl Marx Album, Berlin, 1953, p. 67 ; dans Karl Marx. Sa vie et son œuvre. Documents et photographies, Moscou, 1983, p. 91 ; dans E. De Maesschalck, op. cit., p. 39, etc. Photographie de la maison à la veille de sa démolition dans E. De Maesschalck, ρ 38. L’album Karl Marx. Sa vie et son œuvre contient, à la page 96, une photographie qui est présentée comme celle de la « maison du 42, rue d’Orléans, à Bruxelles ». C’est en réalité une photo du 42 de la rue Jean d’Ardenne qui, étant donné le changement de numérotation des maisons, n’a rien à voir avec l’ancienne maison de Marx.
[5] « Ich fand ihn einer höchst bescheiden, man darf wohl sagen ärmlich ausgestatteten kleinen Wohnung in einer Vorstadt Brüssels » (Stephan Born, Erinnerungen eines Achtundv ierzigers, Leipzig, 1898, p. 67). Ce texte a été souvent mal traduit, et l’on a fait de la mai son elle-même une maison pauvre. « I found him in a very simple - I might almost say poor - little dwelling in a suburb of Brussels », écrit par exemple D. McLellan, Karl Marx. His life and thought, Londres, 1973, p. 154.
[6] Lettre à Annenkov du 9 décembre 1 847 dans la MEGA (= Karl Marx - Friedrich Engels Gesamtausgabe), 2e éd., 3e partie, t. II, Berlin, 1979, p. 125. Voir aussi Marx- Engels, Correspondance, 1. 1, op. cit., p. 509. - Marx prie instamment Annenkov, s’il veut le « sauver du pire », d’envoyer à sa femme une somme de 100 à 200 francs.
[7] Cf. H.F. Peters, Die rote Jenny. Ein Leben mit Karl Marx, Munich, 1984, p. 78-79.
[8] Voici la gamme : novembre ou décembre 1846 (B. Andreas, Marx’ Verhaftung und Ausweisung, Brüssel Februar-März 1848, Trêves, 1978, p. 116 η. 214 ; circa décembre 1846 Karl Marx. Chronik seines Lebens in Einzeldaten, publ. p. l’Institut Marx-Engels-Lénine, Moscou, 1934, p. 36) ; décembre 1846 (L. Somerhausen, L’Humanisme agissant de Karl Marx, op. cit., p. 150 ; B. Nicolaievsky et O. Maenchen-Helfen, Karl Marx, Man and fighter, trad, angl., Londres, Pelican Books, 1976, p. 141 ; Karl Marx. Sa vie. Son œuvre, Moscou, 1978, p. 91 ; Marx-Engels, La Belgique, Etat constitutionnel modèle, op. cit., p. 143 ; H.F. Peters, Die rote Jenny, op. cit., p. 79) ; début de 1847 Karl Marx. Sa vie. Son œuvre. Documents et photographies, op. cit., p. 96) ; 17 décembre 1847 (S.K. Padover, Karl Marx. An intimate biography, New York, 1978, p. 246 ; J. Ellenstein, Marx, Paris, 1981, p. 159 ; E. De Maesschalck, Karl Marx in Brussel, op. cit., p. 121).
[9] H.F. Peters, Die rote Jenny, op. cit., p. 126. Sur la douleur que cette mort a causée à Marx, voir le témoignage poignant de Wilhem Liebknecht, dans Karl Marx, interviews and recollections, publ. p. D. McLellan, Londres, 1891, p. 63.
[10] Dès décembre 1846, Marx avait entamé sa critique de Proudhon dans une très longue lettre à Annenkov dont on a pu dire, non sans raison, qu’elle est un véritable chef- d’œuvre (cf. Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, Introduction, p. 23). C’est, comme la Misère de la philosophie qui suivra, un texte vigoureusement écrit en français (voir cette lettre dans la Mega, loc. cit., p. 70-80, et dans Marx-Engels, Correspondance, 1. 1, op. cit., p. 446-459 ; elle est datée de « Bruxelles, 28 décembre - rue d’Orléans, 42, Fbg. Namur »). La Misère de la philosophie apparut en juillet 1847 chez le libraire-éditeur Vogler, dont les sympathies « démocratiques » étaient tout à fait affirmées (cf. notamment H. Wouters, Documenten betreffende de geschiedenis der arbeidersbeweging 1831-1853, t. I, Louvain- Paris, 1963, p. 447 et 533, et F. Sartorius, « L’Association démocratique, 1847-1848 », dans Socialisme, juin 1976, p. 257) : c’est Vogler notamment qui était chargé de la diffusion de la Deutsche Brüsseler Zeitung (cf. Deutsche-Brüsseler-Zeitung, l. Januar 1847-27. Februar 1848, éd. en fac-similé publ. p. B. Andreas, J. Grandjonc et H. Pelger, Bruxelles, 1981, Introduction, p. 12, 34, 39-40, 53, 55 et 56) ; voir d’une manière générale sur lui la notice de B. Andreas et W. Monke, « Neue Daten zur « Deutschen Ideologie » », dans Archiv für Sozialgeschichte, t. 8, 1968, p. 62-63, n. 182. Le tirage du livre, de 800 exemplaires, fut entièrement payé par Marx (cf. sur ce tirage et la répartition des exemplaires en France et en Allemagne les lettres de Vogler à Karl Marx du 21 septembre 1847 et de Schnee et Gigot à Marx du 20 juillet 1849, dans la Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 361 et 906, et t. II, p. 368 et 1 166-1 167 ; Marx, vingt ans plus tard, aura une défaillance de mémoire en attribuant à la Misère de la philosophie un tirage de 1500 exemplaires ; cf. sa lettre à Engels du 15 octobre 1868, dans les Werke, t. 32, p. 185, et dans Marx-Engels, Correspondance, t. 9, Paris, 1982, p. 341-342). C’est cependant, selon toute vraisemblance, parce que cette dette n’était pas encore apurée, que Madame Marx, lorsqu’elle quitta Bruxelles en mars 1848, fut forcée de laisser en gage à Vogler une partie de son argenterie, que Vogler engagea lui-même au Mont-de-piété (cf. B. Andreas, Marx’ Verhaftung und Ausweisung, op. cit., p. 99 et 132). Une dernière remarque : la vigueur de style de la lettre à Annenkov du 28 décembre 1846, que nous avons soulignée, a une grande signification pour la rédaction de la Misère de la philosophie. Il semble en effet que, pour cette dernière, Marx se soit fait aider par le journaliste allemand Ferdinand Wolff, qui avait une connaissance parfaite du français (cf. H. Pelger, « Einige Bemerkungen zu Marx’ « Misère de la Philosophie » von 1847 », dans Die frühsozialistischen Bünde in der Geschichte der deutschen Arbeitsbewegung, Berlin, 1975, p. 167, et du même, son introduction à son édition de Karl Marx, Das Elend der Philoso phie. Antwort auf Proudhons « Philosophie des Elends », Berlin-Bonn, 1979, p. LXX). Mais la lettre à Annenkov suffit à montrer que l’aide n’a pas dû être considérable : Marx avait sa capacité personnelle.
[11] P.J. Proudhon, Carnets, publ. par P. Haubtmann, t. II, Paris, 1961, p. 200. Sur l’affrontement Marx-Proudhon, cf. P. Haubtmann, Marx et Proudhon. Leurs rapports per sonnels, 1844-1847, Paris, 1947, et du même, Pierre-Joseph Proudhon. Sa vie et sa pensée, 1809-1849, Paris, 1982, p. 715 et sv.
[12] Voir la lettre, très caractéristique à cet égard, de Marx à Herwegh du 26 octobre 1847 (dans la Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 116-117, et dans Marx-Engels, Correspon dance, 1. 1, p. 492-493).
[13] Sur l’association démocratique, voir l’étude de F. Sartorius, déjà citée, dans Socialisme, juin et août 1976.
[14] Cf. Deutsche-Brüsseler-Zeitung, éd. en fac-similé citée plus haut, Introduction.
[15] Cf. sur lui l’article de Kurt Grünebaum dans le Grenz-Echo du 3 avril 1975.
[16] Voir A. Boland, Le procès de la Révolution belge : Adolphe Bartels, 1802-1862, Namur, 1977, p. 255-266.
[17] Sur Lucien Jottrand, on verra la notice de Julien Kuypers dans la Biographie Nationale, t. 30, col. 471-488, et la thèse de doctorat inédite de Hendrik Strijpens, Lucien Jottrand, 1804-1877, Republikein, Flamingant en strijder voor de Federale Staten van Europa, Université de Gand, 1979-1980. Sur la tension Marx- Jottrand, cf. notamment E. De Maesschalck, Karl Marx in Brussel, op. cit., p. 186-192. Dans sa lettre du 25 février 1848 à Marx, Lucien Jottrand évoquait généreusement ses propres traits de caractère pour admettre plus facilement deux de Marx : « Sujet moi-même assez souvent à des accès de vivacité qui ne sont pas toujours parlementaires, j’aurais moins que tout autre le droit de remarquer des accès de vivacité que l’on peut voir éclater çà et là selon les circonstances » (Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 388 et 933 ; cette lettre n’est connue que depuis la publica tion dans la Mega en 1979).
[18] Cf. B. Andreas, Marx’ Verhaftung und Ausweisung, op. cit., passim et spécial ement p. 48, 50, 53, 63, 67, 75, 78, 80 et 84-85.
[19] Marx fait sa déclaration de changement de domicile, à la commune d’Ixelles, le 26 février 1848 (cf. reproduction de l’acte de l’administration communale dans B. Andreas, op. cit., p. 33 et dans E. De Maesschalck, op. cit., p. 202), mais il y avait en fait déjà une semaine qu’il avait quitté la rue d’Orléans (cf. L. Somerhausen, L ’Humanisme agissant de Karl Marx, op. cit., p. 111). L’hôtel du Bois Sauvage, où il était allé s’établir avec sa famill e, était pour lui un lieu familier : il y avait déjà résidé deux fois auparavant (cf. B. Andreas et W. Monke, « Neue Daten zur « Deutschen Ideologie » », dans Archiv für Sozial geschichte, t. 8, p. 70-71, et E. De Maesschalck, op. cit., p. 224.
[20] « Es ist hier nicht wie in Paris, wo die Fremden isoliert der Regierung gegenüber- stehn » (lettre du 26 octobre 1847 à Herwegh, citée plus haut à la note 12). Sur ce milieu qui entoure Marx, cf. notamment les articles de E. Witte, « De Belgische radikalen : brugfiguren in de demokratische beweging, 1830-1847 », dans Tijdschrift voor Geschiedenis, t. 90, 1977, p. 1 1-45, et de F. Sartorius sur l’Association Démocratique, déjà cité.
[21] [[« Sodann nahm Karl Marx das Wort und brachte in französischer Sprache einen Toast auf die Brüsseler Demokratische Gesellschaft aus, in scharf gezeichneter, klarer Anal yse die freisinnige Mission Belgiens hervorhebend dem Absolutismus gegenüber, eindrin glich würdigend die Wohltaten einer freisinnigen Verfassung, eines Landes wo freie Dis kussion stattfindet, Assoziationsrecht und eine humanitarische Aussaat geschehen kann zum Besten von ganz Europa (Lauter Beifall) » (compte rendu de la Deutsche Brüsseler Zeitung du 6 janvier 1848, reproduit dans la Mega, lre éd. lere partie, t. 6, p. 650-651, et dans Der Bund der Kommunisten. Dokumente und Materialen, t. I, Berlin, 1970, p. 642. Voir L. Somerhausen, L ’Humanisme agissant de Karl Marx, op. cit., p. 198 et E. De Maesschalck, op. cit., p. 185. Bien que nous soyons là sur le terrain d’une analyse psychologique toujours fragile, je crois que M. De Maesschalck a raison d’écrire que Marx « meende wat hij zei », qu’il « pensait ce qu’il disait » ibid., p. 185).
[22] Sur Gigot, on verra notamment la Bibliographie Nationale. Dictionnaire des écrivains belges, 1830-1880, t. II, Bruxelles, 1892, p. 131 ; J. Kuypers, « Karl Marx’ belgischer Freundeskreis (1845-48) : Einigen Notizen aus belgischen Archiven », dans International Review of Social History, t. 7, 1962, p. 450-451 ; du même, « Les liens d’amitié de Karl Marx en Belgique (1845-48) », dans Socialisme, juillet 1963, p. 414 ; B. Andreas, Marx’ Verhaftung und Ausweisung, op. cit., p. 133-134 ; J. Bartier, « Le mouvement démocratique à l’Université Libre de Bruxelles au temps de ses fondateurs », dans le recueil de ses études Libéra lisme et socialisme au XIXe siècle, Bruxelles, 1981, p. 34-36 ; R. Wellens, « Les projets de création d’une Ecole des chartes en Belgique au XIXe siècle », dans Miscellanea Archivistica, vol. 32, Bruxelles, 1982, p. 37 ; E. De Maesschalck, op. cit., p. 76-77 ; Archives Générales du Royaume, Bruxelles, Dossier administratif A 1749. Les allusions les plus nombreuses aux activités de Gigot se trouvent dans H. Wouters, Documenten betreffende de geschiedenis der arbeidersbeweging, op. cit. , t. I et II, et dans Der Bund der Kommunusten, op. cit., 1. 1. - Gigot était né à Bruxelles le 24 décembre 1819 (Bibliographie Nationale, loc. cit. ; Archives de la Ville de Bruxelles, Registre des naissances de 1819). A la naissance du fils de Marx, il avait donc 27 ans, et non 26, comme l’acte l’indique par erreur. Son âge exact de 27 ans est par contre bien indiqué dans le registre de population d’Ixelles lorsque, en mai 1847, il vient prendre son domicile dans la commune (voir ci-dessous note 27).
[23] Les documents sur le sujet sont rassemblés dans le recueil Der Bund der Kommuni sten, op. cit., 1. 1.
[24] Note autographe de Marx du 5 août 1847 : « 5. August. Konstitution der neuen Gemeinde Gewählt : Präsident - Marx Sekretär und Kassierer : Gigot » (Der Bund der Kommunisten, 1. 1, p. 497, et note p. 1064).
[25] Voir notamment les textes émanant du Bureau de Correspondance communiste de Bruxelles du 15 juin 1846 : « K. Marx, F. Engels, Ph. Gigot, F. Wolf » (Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 12-16 et 615) et du 17 juillet 1846 : « Engels, Ph. Gigot, Marx » (Der Bund der Kommunisten, 1. 1, p. 372-374). « Conjointement avec deux de mes amis, Frédéric Engels et Philippe Gigot, ... j’ai organisé avec les communistes et socialistes allemands une correspondance suivie », écrit Marx à Proudhon le 5 mai 1846 (Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 7).
[26] Post-scriptum de Gigot à la lettre de Marx à Engels du 15 mai 1847 (Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 93). Sur le mode plaisant, Gigot écrit à Engels : « Gott oder Vernunft oder Gattung bewahre uns vor der Kleinbürgerei » - « Que Dieu, la raison ou le genre humain nous préservent de devenir des petits-bourgeois » (cf. Marx-Engels, Correspondance, t. I, p. 477). Un indice, parmi d’autres, de l’intimité de la collaboration de Gigot avec Marx : la très importante lettre de Marx à Proudhon du 5 mai 1 846 est entièrement écrite de la main de Gigot (cf. Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 7-8 et 607) ; Gigot y ajoute d’ailleurs lui-même un post-scriptum (cf. ibid.). Voir aussi P. Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon, op. cit., p. 622-624.
[27] La première mention de l’adresse de Gigot, comme adresse pour la correspondance se trouve, me semble-t-il, dans la lettre à Proudhon citée à la note précédente. Les mentions, ensuite, se multiplient. Le fac-similé d’une enveloppe avec le nom et l’adresse de Gigot (qui contenait une lettre envoyée d’Allemagne en août 1846) se trouve dans la Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 276. - Un petit problème curieux : le registre de population de la ville de Bruxelles, pour le 8, rue Bodenbroek, indique que Philippe Gigot, « employé », a quitté Bruxelles le 25 mai 1847, pour aller s’établir à Ixelles. On le retrouve en effet dans le registre de population d’Ixelles (registre des années 1846-1851), où il est bien mentionné comme venant de Bruxelles, 8, rue de Bodenbroek. Il se fait domicilier à une adresse que nous connaissons bien : le 42, rue d’Orléans. Est-ce dire que, à partir de mai 1847, Gigot a effectivement habité la même maison que Marx ? Il y a là un problème. Le 28 janvier 1848, Gigot envoie à Marx une lettre qu’il a reçue, écrit-il, « unter meiner Adresse » - qui n’est évidemment pas dans ce cas l’adresse de Marx (voir Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 386 et 930). D’autre part, des témoignages qui paraissent fort sûrs indiquent que, au début de mars 1848, Gigot était « domicilié à quelques pas du Petit-Sablon », « a son domicile à quelques pas du bureau du commissaire de la première division (de police de Bruxelles) » (B. Andreas, Marx’ Verhaftung und Ausweisung, op. cit., p. 64 et 85). On peut se demander dès lors si le « déménagement » de mai 1847 n’a pas été fictif. Jusqu’à la fin du séjour de Marx à Bruxelles, Gigot reste en tout cas extrêmement actif. Le 3 mars 1848, il signe avec Marx et Engels (revenu à Bruxelles à ce moment) la résolution transférant à Paris le siège du Comité central de la Ligue des Communistes (cf. Der Bund der Kommunisten, 1. 1, p. 713-714 ; L. Somerhausen, L ’Humanisme agissant de Karl Marx, op. cit., p. 238 ; Β. Andreas, op. cit., p. 29, 91 et 122). Après le départ de Marx, il reste encore un certain temps en rapport avec lui. En octobre 1848, il s’occupe d’expédier à Cologne les effets de Marx restés à Bruxelles (lettre à Marx du 19 octobre 1848 dans Mega, 2e éd., 3e partie, t. II, p. 481 et 1023-1024). En juillet 1848, Marx, de Paris, essaie de lui emprunter de l’argent - sans succès, car Gigot lui répond qu’il est lui-même « in einem furchtbaren Pech » (lettre du 20 juillet 1849, dans Mega, 2e éd., 3e partie, t. III, p. 368-369 et 1 166-1 167). Gigot mourra en 1860, après s’être essentiellement consacré désormais à son travail aux Archives, comme collaborateur de Gachard, et à des traductions en allemand d’œuvres de Henri Conscience.
[28] Cf. K. Marx-F. Engels, Manifest der Kommunistischen Partei, éd. p. M. Kliem, Leipzig, 1976, p. 102 (« Wie das Kommunistische Manifest entstand »), et B. Andreas, op. cit., p. 117-118. Sur le séjour d’Engels à Bruxelles, voir aussi L. Somerhausen, op. cit., p. 193-194, et W.O. Henderson, The life of Friedrich Engels, 1. 1, Londres, 1976, p. 104 et 126. Il n’y a pas, on le notera, de preuve formelle de la collaboration Marx-Engels à la rédaction du Manifeste dans la seconde quinzaine de décembre 1847, mais les probabilités confinent ici à la certitude.
[29] B. Andreas, Le Manifeste Communiste de Marx et Engels. Histoire et Bibliographie, 1848-1918, Milan, 1963, p. 2.
[30] Cf. Manifest, éd. M. Kliem, op. cit., p. 103-104, et la Mega, Ire éd., Ire partie, t. 6, p. 649. Reproductions de ce feuillet notamment dans la Mega, ibid., planche 10, et dans Karl Marx. Sa vie et son œuvre. Documents et photographies, Moscou, 1983, p. 107. Remerciements - J’exprime ici toute ma gratitude à M. Michel Hainaut, et aussi, tout spécia lement, à M. Francis Sartorius et à M. Luc Keunings, qui, avec une amabilité particulière, m’ont fourni des renseignements précieux.