18 août 2013
L’année 2013 marque le 110e anniversaire de la naissance du grand écrivain révolutionnaire britannique George Orwell, l’auteur des célèbres « 1984 », « Hommage à la Catalogne » et « La Ferme des animaux ». Nous reproduisons ci-dessous une analyse critique de « 1984 » et des thématiques de l’utopie et de la contre-utopie en littérature, à la lumière du marxisme, rédigée par Michel Lequenne et publiée pour la première fois en 1984. (Avanti4.be)
Quand « 1984 » paru en France en 1950, trois livres d’Orwell avaient déjà été publiés en français ; « La Vache enragée » (Down and Out in Paris and London), devenue dans la réédition « Dans la dèche à Paris et à Londres », « Et vive l’aspidistra », les deux ouvrages chez Gallimard en 1935 et, « La tragédie birmane », en 1946 chez Nagel. Néanmoins, leur auteur, déjà célèbre en Angleterre, restait chez nous un inconnu. La parution de « 1984 » fut une découverte en forme de coup de foudre. Le livre fit grand bruit. Mais quand Simon Leys écrit aujourd’hui [1] : « Quand les Français lisent Orwell, c’est généralement dans une optique digne du Reader’s Digest : son œuvre est alors réduite au seul 1984 privé de son contexte et arbitrairement réduit aux dimensions d’une machine de guerre anticommuniste », il serait plus exact de rejeter la phrase au passé, et en précisant de quels lecteurs français on parle : ceux qui s’expriment et tentent de faire l’opinion avec ou plus ou moins de chance. Ceux d’alors – beaucoup plus que ceux d’aujourd’hui -, d’optique si défaillante, n’étaient pas des lecteurs très innocents, mais cet intelligentsia de l’ère de la Guerre froide qui se partageait équitablement en réactionnaires droite et pro et crypto staliniens.
Sans lunette contradictoirement colorée, même un lecteur du seul « 1984 » pouvait en faire une lecture correcte. Nous nous permettons d’en donner pour preuve, en annexe, l’article que nous écrivions (sous le pseudonyme de Pierre Gérôme) à chaud dans un petit journal syndical aussi unitaire qu’éphémère. Sa lecture permet de vérifier que seul « 1984 » était susceptible de parler sans équivoques.
A vrai dire, si Orwell avait eu le temps, avant de mourir, d’être stupéfait des admirations de droite et d’extrême droite suscitées par sa dernière œuvre, les critiques de gauche – de la réserve et du regret jusqu’à la dénonciation fielleuse ou enragée – n’avaient plus rien pour le surprendre, lui qui avait écrit : « L’argument selon lequel il ne faudrait pas dire certaines vérités, car cela ferait le jeu de telle ou telle force sinistre est malhonnête, en ce sens, que les gens n’y ont recours que quand cela leur convient personnellement (…). Sous-jacent à cet argument, se trouve le désir de faire de la propagande pour quelque intérêt partisan, et de museler les critiques en les accusants d’être objectivement réactionnaires » [2].
En 1950, dire la vérité sur l’URSS et le stalinisme n’étaient que le fait de deux groupes très inégaux : une droite ou se laissaient glisser nombre d’antistaliniens à œillères (voir les collaborateurs de la revue « Preuves » à l’époque), et quelques poignées de révolutionnaires, mis au ban, injuriés, exclus de toute grande publication, écrasés de mépris par l’intelligentsia de gauche.
La polémique qui eut lieu alors sur les camps staliniens fut caractéristique de ce climat, où s’opposèrent en particulier les deux ex-partenaires de l’éphémère RDR (Rassemblement démocratique et révolution) ; David Rousset, fondateur du Comité sur les camps, et Jean-Paul Sartre, trop occupé pour se donner les moyens de vérifier l’existence et le régime de ceux de l’URSS. Le roman d’Orwell était très gênant pour les aveugles volontaires – à qui il fallait attendre le rapport Khrouchtchev pour entrouvrir un œil -, très cuisant pour les épidermes dont ils dérangeaient la moustiquaire. Ceux qui ne pouvaient s’en tenir à la conspiration du silence [3], ou le dénoncer, comme c’était le cas en Angleterre comme œuvre « insultant l’Union Soviétique » et destinée à « attiser la haine contre ce pays » [4], se réfugièrent dans l’accumulation de reproches, d’insuffisance littéraire, de vices de construction romanesque, d’excès grand-guignolesques, de failles de l’achèvement, etc.
Certes, la critique littéraire la plus exigeante peut trouver nombre de défauts à « 1984 ». Mais curieusement, c’est le cas de maints chefs-d’œuvre de tous les temps, des poèmes homériques aux textes tous inachevés de Kafka, en passant par les pièces de Shakespeare ou de Molière, par « Jacques le Fataliste » de Diderot et « Lucien Leuwen » de Stendhal. Peu d’œuvres géniales qui ne soient de quelques façons monstrueuses du point de vue de la critique académique. La perfection formelle ne serait-elle atteinte qu’au prix de quelque froideur et d’un certain manque de vie, de cette vie qui n’est jamais « en ordre ».
Simon Leys a toutefois raison quand il écrit dans son essai : « Orwell n’atteint pas cette universalité qui est l’apanage des artistes majeurs, et son œuvre n’est sans doute pas promise à la même permanence », et qu’en particulier – pas plus d’ailleurs qu’aucun autre écrivain contemporain – il ne peut « soutenir sans dommage (le) rapprochement aussi écrasant » que celui qu’on a fait de lui et de Kafka. Et il a encore raison de conclure : « Je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat », ce qu’il avait justifié un peu plus long en écrivain : « Vivre en régime totalitaire est une expérience orwellienne ; vivre tout court est une court est une expérience kafkaïenne » [5].
Dans le cas de « 1984 » les faiblesses ont d’ailleurs une grande circonstance atténuante : son auteur l’a écrit au milieu de sa lutte contre la mort. Peut-être un sursis de vie lui aurait-il permis d’en mieux modeler et polir telle ou telle partie. Mais on peut considérer cette spéculation même comme sans intérêt. Tel qu’il est, « 1984 » est un chef-d’œuvre en cela que ce roman opère une transposition-projection du stalinisme dont la parfaite cohérence de l’art fantastique assure le dévoilement total.
Les meilleurs romans réalistes inspirés par la monstrueuse dégénérescence de l’URSS, tel par exemple, « L’Affaire Toulaïev » de Victor Serge (parue en France deux ans avant « 1984 »), et beaucoup plus tard, « Le Pavillon des cancéreux » de Soljenitsyne, démasquent le phénomène à partir d’un point de vue partiel, historiquement situé. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler des « romans-chroniques », dont la valeur politique et morale ne déborde leurs limites de temps et de lieu que par leur valeur artistique propre. Orwell ne se situe pas dans son dernier livre comme romancier historien mais comme poète, et donc comme moraliste. Pour faire comprendre en quoi la menace incluse dans le phénomène stalinien échappe au conjoncturel et nous concerne de tous, il l’a transposée dans le temps et dans l’espace, en a poussé la logique à son extrême limite illogique, et ainsi a pu favoriser les phénomènes d’identification au point de nous plonger nous mêmes dans la peur, la nausée et le désespoir de ses héros alors que nous restons des spectateurs des témoignages les plus vrais et les plus beaux des romans réalistes. Et c’est sans doute cela qui a déclenché la réaction de haine féroce contre ce livre.
Orwell était frappé par le fait que c’est l’intelligentsia de gauche qui avait été la meilleure couverture du stalinisme, son garant devant les masses : « Ce qui est sinistre, c’est que les ennemis conscients de liberté sont ceux pour qui la liberté devrait signifier le plus (…) L’attaque consciente et délibérée contre l’honnêteté intellectuelle vient des intellectuels eux-mêmes », écrivait-il [6]. N’est-ce pas eux qui ont la charge et le devoir de porter la mémoire, y compris celle du mouvement ouvrier ? « La ferme des animaux » souligne ce péril de la perte de la mémoire. Orwell y insiste sur la brièveté de la vie, sur l’incertitude des souvenirs, sur les risques d’une éducation mensongère, et donc sur la responsabilité des éducateurs et la fragilité des éduqués. C’est sans doute cette crainte de l’histoire réécrite qui lui a fait donner la forme d’une fable à sa « Révolution trahie », et donc d’un livre destiné à la jeunesse.
Dans les masses, l’inversion des valeurs, pour peu qu’elle soit graduelle peut réussir à s’imposer sur la base du conservatisme organisationnel, mais à deux conditions : que cela s’effectue dans un cours de déclin, de recul de la classe travailleuse ; que l’opposition qui porte les valeurs en voie d’inversion soit bâillonnée, voire exterminée. Bien que ces conditions n’aient pas échappé à Orwell (il les décrit dans « La Ferme »), il a sans cesse tendance à glisser de celles-ci à la notion d’incapacité intellectuelle des masses prolétariennes. Cela l’amènera à surestimer le rôle de la petite-bourgeoisie éclairée dans le processus de la révolution, mais aussi à forcer le trait pour le rendre plus net [7].
Ces traits accentués sont ce qui font de « 1984 » une satire comparable en férocité à celle de Swift, ce que virent bien les meilleurs critiques anglais, dès la parution du livre [8]. Mais le moyen littéraire de cette satire est neuf, et c’est ce qui égare les classificateurs, lesquels n’aiment pas le mélange des genres. Admirateur de Wells et de Jack London – et bien entendu lecteur du « Meilleur des mondes » de Huxley qui fut son professeur à Eton [9] – Orwell a donné à sa satire une forme d’anticipation, le liant des deux éléments étant le plus noir de l’humour noir, cet humour spécifique de notre temps, qui prend là une de ses formes extrêmes, au point de disparaître finalement dans la noirceur.
Rien de la combinaison de ces divers éléments n’est cependant arbitraire. La satire devait prendre la forme de l’anticipation parce que le phénomène visé était à l’était naissant et en développement. Non pas comme celui auquel s’attaque Swift : un état social venu de si loin qu’il pouvait sembler naturel au public des lecteurs de la satire, mais au contraire un surgissement déroutant dont le danger était que ces traits pouvaient aussi bien sembler aberration passagère que forme embryonnaire. L’anticipation s’imposait parce que l’évolution même qui avait donné naissance à ce qu’Orwell baptise le « totalitarisme » avait été à la fois si rapide et si invraisemblable qu’il fallait bien s’interroger sur les capacités de son devenir. Ces manifestations avaient représenté un tel défi à la raison et à la rationalité, entraînant dans le même mouvement l’horreur et la bouffonnerie, que sa satire ne pouvait que hoqueter son rire en tremblant de peur.
Toute contre-utopie est une satire, et donc une mise en garde, ce qui semble avoir échappé aux critiques qui crurent voir en Orwell un simple anticipateur pessimiste. « 1984 » est un chef-d’œuvre en cela que c’est à la fois une œuvre de combat pour l’homme, une contre-utopie qui dessine en creux l’utopie positive du socialisme démocratique, et une transposition littéraire fantastique de la réalité sociale la plus importante de notre temps qui l’arrache à la contingence historique pour l’élever au niveau d’une réflexion morale sur le destin de notre espèce.
Car Orwell n’était pas un politique, mais un écrivain politique. Un écrivain, révolutionnaire certes, mais un écrivain d’abord, c’est-à-dire un homme dont l’expérience et le sentiment politiques se transmutaient en œuvre littéraire, en art.
Orwell n’avait qu’une médiocre formation théorique. Sa connaissance du marxisme était visiblement sommaire et superficielle. [10] A l’égard de la théorie, il manifestait beaucoup d’indifférence, voire de répulsion et de mépris. C’est qu’il ne la considérait que sous l’élucubration des sectes, ou des justifications a postériori des appareils bureaucratiques [11]. Mais comme écrivain, il change cette faiblesse en force, élevant le débat au niveau de l’interrogation sur les possibilités de la barbarie. Et qui oserait maintenant que ces possibilités sont nulles ?
Nous parlons de « 1984 » comme d’une satire anticipation du stalinisme. Ses critiques, comme Orwell lui-même, ont insisté sur ce qu’il y amalgamait des traits du stalinisme et du fascisme. Il est vrai que les ressemblances des manifestations politiques des deux systèmes avaient frappé tous les observateurs politiques – à commencer par Trotsky – et avaient fait naitre plusieurs théories postulant leur identité profonde, parmi lesquelles celles de James Burnham qui influença profondément Orwell, bien que celui-ci en rejetait les conclusions d’acceptation de l’ « Ere des organisateurs ». Mais les traits qu’il emprunta au fascisme pour son « 1984 » (ainsi l’organisation des Espions qui ressemble plus aux Jeunesses Hitlériennes qu’aux Komsomols) sont secondaires par rapport à ceux qui sont tirés du régime stalinien, et cela pour une raison beaucoup plus profonde que le fait des régimes d’Hitler et Mussolini étaient détruits au moment où Orwell écrivait son dernier roman, à savoir que la contradiction entre le réel et l’idéologie n’atteint à l’absolu que là où le régime est la négation totale des principes de base dont il se réclame et dont il ne peut pas se réclamer sans saper ses propres fondations.
L’axe de « 1984 », c’est précisément l’organisation épurée et la projection au paroxysme de cette contradiction. Le trait de génie par lequel Orwell explique l’essence de ce non sens, c’est l’invention du novlangue, dont chaque mot signifie en même temps une chose et son contraire, et avec lequel, par conséquent, l’interprétation du discours dépend de celui qui le tient, ce qu’il peut faire en changeant son contenu selon le temps et l’auditoire, ayant toujours raison puisqu’il a toujours dit à la fois le pour et le contre.
Du principe du novlangue découle le fonctionnement de l’Etat, avec ses ministère de la Vérité, de l’Amour et de la Paix. Orwell avait été frappé, en Espagne, par l’existence d’un ministère de la propagande [12]. Ce qui va de soi n’a pas besoin d’être organisé, mais il faut toujours des poètes pour dire les évidences (chez nous, c’est Jacques Prévert qui aura été le grand décapeur de l’absurdité des formules toutes faites). La mise en forme de la vérité s’appelle en clair le mensonge ; l’organisation de l’amour ne peut être que la répression de l’amour, et la préparation de la guerre ne mène pas à la paix. Le novlangue commande donc la correction constante de l’histoire réelle, rebelle aux mots. C’est la fonction du ministère de la Vérité (le Miniver).
Homme de lettres, et bien avant la grande vogue de la linguistique, Orwell a remarquablement démontré avec son « appendice » [13] sur les principes du novlangue – et bien que ce soit sous forme métaphorique – comment la sclérose d’une langue, son appauvrissement-rétrécissement, changent le contenu même des mots et des concepts qu’ils portent. C’est par ce traitement littéraire qu’Orwell met en pleine lumière la nature de la « langue de bois » dans ses fonctions de brouillage des notions et d’inversion des valeurs. Le novlangue, dont le mot clé est « noirblanc » est l’instrument de la « doublepensée ». Le livre d’Emmanuel Goldstein (le Trotsky d’Orwell) en explique la nécessité pour le régime de « 1984 ».
Il n’existe pas de description plus succincte, plus limpide et plus exacte du fonctionnement du stalinisme (et qui vaut, bien entendu, pour la période post-stalinienne). La fureur stalinienne déclenchée par et contre ce livre tient précisément à ce qu’il démasque brutalement ce fonctionnement du système, ce qui est le pire « crimepensée », celui dont la conscience fera s’écrouler tout l’édifice. On ne doit pas savoir que « le système est le contraire de ce qu’il prétend être ». Ce secret est si fondamental que le système ne peut même pas tolérer qu’on en entreprenne la justification cynique, comme, par exemple, Sartre le tenta avec sa pièce « Les Mains Sales » et plusieurs écrits théoriques.
Puisque novlangue et doublepensée retournent toutes les réalités, « la guerre c’est la paix », « l’ignorance c’est la force », « la liberté c’est l’esclavage » (ce dernier adage, rappelant le « Léviathan » de Hobbes qu’Orwell connaissait évidement fort bien), il est clair que toute l’histoire de l’URSS se traduit aisément en novlangue : « les contre-révolutionnaires sont les révolutionnaires », « les juges sont les bourreaux », « le paradis c’est l’enfer », « les pères des peuples sont les tyrans », et « les chefs géniaux sont les bureaucrates bornés ». C’est pourquoi le novlangue et la doublepensée doivent être admis sans jamais être analysés ; ils fonctionnent tous seuls, et seul Dante-Orwell dit leur nom.
Cette analyse du stalinisme par Orwell n’est pas marxiste. C’est une description de sa mécanique, une phénoménologie. Il n’empêche que cette critique est faite de la gauche. Car la critique de droite du stalinisme identifie toujours marxisme-communisme et stalinisme. Orwell au contraire montre, comme les trotskystes, que le stalinisme est l’inversion et la perversion du communisme. (…)
Tous les critiques qui ont étudié Orwell ont insisté sur la supériorité de « La ferme des animaux » sur « 1984 ». Il est vrai que « La ferme des animaux » est un petit bijou littéraire d’imagination et d’humour, nous avons dit plus haut que « 1984 » était une œuvre achevée fébrilement par un mourant qui livrait avec elle son dernier combat et qui n’avait plus la force ni le temps du raffinement. Il ne croyait pas qu’il allait mourir, dit Crick [14], et il faisait d’autres projets. Cet argument accorde trop à la conscience claire dans le rapport de l’homme à son œuvre. Orwell travaillait « 1984 » avec soin et il s’y acharna avec un sens très profond de l’urgence où l’on sent un instinct du temps compté. Même sans atteindre ses facultés mentales, le travail de destruction de la maladie ne pouvait pas ne pas limiter ses grandes facultés créatrices. Il n’empêche que c’est ce dernier roman que l’on doit considérer comme son chef-d’œuvre, a moins d’esthétisme superficiel.
Quant au fond, la comparaison souvent faite entre les deux livres est d’ailleurs non pertinente. A la rigueur, pourrait-on dire que le second prolonge dans l’imaginaire ce que le premier traitait comme travestissement du réel. En effet, « La ferme des animaux » est la transposition de l’histoire de l’URSS – avec comme préambule l’apport de Marx-Sage l’ancien -, depuis la révolution jusqu’aux maquignonnages de compères entre bureaucrates et impérialistes. L’humoristique déguisement animal n’a, bien évidemment, de sens que dans la mesure où les masques sont transparents. Une anticipation, au contraire, ne puise son efficacité que dans une transposition presque inverse : celle de l’hypothétique en fantomale réalité.
La fonction même de ces deux livres n’est pas la même. « La ferme des animaux » dit, en quelques sortes : voyez donc la réalité de ce qui s’est passé en URSS. « 1984 » : voyez ce qui vous menace. Et il est évident que la satire est, comme genre, plus aisée que la prophétie. Même si Horace ou Lucien de Samosate ont plus de talent littéraire que les prophètes de la bible, leur œuvre a moins de portée. L’étonnant, dans le cas d’Orwell, c’est qu’il ait pu être à la fois Lucien et Jérémie.
Les utopies proprement dites sont dans un rapport constant avec la révolution. Elles sont des projets littéraires – futurologique – de sociétés harmonieuses, projets édifiés quand les conditions sociales et économiques ne sont pas mûres ou qu’elles ne sont pas saisies par la conscience sociale. Lorsque la révolution déferle, les écrits utopiques disparaissent et leurs projets font place à des programmes. Etant dégagées des contingences historiques et sociales, les utopies supposent résolues toutes les contradictions du réel, surmontés tous les conflits du vivant, entre autres ceux de classes. Elles se meuvent dans la vertu et l’angélisme, même quand c’est Sade qui en écrit une [15]. Mais qui fait l’ange, fait le robot, et la critique moderne, échaudée par les pratiques des idéalistes, a beau jeu de déceler l’enfer dans ces paradis trop bien organisés. De là à conclure que le stalinisme est de l’utopisme en chaire et en os (en chaire sanglante et en os broyés), il n’y a qu’un pas, vite franchi, qui, en même temps et inversement, suppose le stalinisme légitime filiation du marxisme et calomnie la générosité des grands utopistes.
Huxley, dans cet esprit, place en épigraphe de son « Meilleur des mondes » cette citation de Nicolas Berdiaeff : « les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ? (…) Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels de la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non-utopique, moins ‘parfaite’ et plus libre ». Portique convenable à un tel roman, comme nous le verrons : c’est bien là le cri d’angoisse de la petite bourgeoisie qui se tourne vers le passé parce qu’elle prend le dévoiement du rêve humain pour sa réalisation.
Rendre l’utopie responsable, pêle-mêle, des explosions de la violence révolutionnaire et de celle des reflux contre-révolutionnaire, c’est, soit de la stupidité, soit de la canaillerie. C’est, en tout cas, intenter aux utopistes, dont tout l’effort tendait à découvrir la perspective d’un monde enfin humain, un procès qui, au-delà de, atteint la possibilité de changer le monde et de changer la vie.
Mais la fameuse ironie dialectique jette les contre-utopistes dans un travers parallèle, de sens inverse, à celui qu’il dénonce dans l’utopie. Contre-épreuve de l’angélisme utopien, le catastrophisme des contre-utopies est tout aussi unilatéral. Celles-ci suppriment parallèlement les contradictions. Mais si les utopies suscitent des rêves qui conduisent à l’action, le cauchemar des contre-utopies « classiques » tend à susciter la peur, à paralyser l’action, voire à rechercher un sauveur suprême contre les apocalypses des apprentis sorciers.
Dans la littérature, les contre-utopies sont trop rares pour qu’on puisse les considérer comme un genre. Mais si elles abondent en notre temps, c’est qu’en parallèle aux utopies, elles expriment la perte ou l’éclipse de l’espoir révolutionnaire, voire le désespoir au compte de toute transformation du monde. Ce cadre laisse place à des contre-utopies révolutionnaires et à des contre-utopies réactionnaires.
Nous avons vu que celle d’Orwell était du premier type. Elle n’est pas la seule du genre, ni la première. Orwell connaissait et admirait « Le talon de fer » de Jack London, paru en 1908 [16], roman de politique fiction dont la seconde partie est une anticipation de révolution écrasée avec une sauvagerie méthodique et que suit une longue période – trop longue, plus de six cent ans – de domination mondiale de l’Oligarchie, dictature du grand capital avec des méthodes où le fascisme est deviné. Dans ce grand livre, les naïveté, les simplismes, les simplifications quelques peu enfantines même, ne manquent pas, mais elles sont emportées par la puissance de la vision d’ensemble et par les prévisions stupéfiantes télescopées dans le temps, depuis celle des dates (1912 pour l’éclatement de la guerre mondiale, 27 octobre 1917 pour le déclenchement de la Commune … de Chicago) jusqu’à l’évolution des Etats en passant par l’organisation des révolutionnaires professionnels (dont Jack London ignorait l’existence réelle), la réaction du terrorisme dans le mouvement ouvrier quand la révolution reflue, les escadrons de la mort, et l’infiltration d’agents révolutionnaires dans les sommets ennemis comme le fera le Komintern, on en passe.
Au « Talon de fer », comme cela sera le cas pour « 1984 », sera fait le procès en pessimisme. Trotsky, dans une lettre du 16 octobre 1937 à Johan London, fille du romancier mort en 1913, réglait le compte de cette accusation : « l’important, ici, ce n’est d’ailleurs pas le pessimisme de Jack London mais sa tendance passionnée à secouer ceux qui se laissent berner par la routine, à les contraindre à ouvrir les yeux, à voir ce qui est et ce qui est en devenir. (…) On peut affirmer avec certitude qu’en 1907 il n’était pas un marxiste révolutionnaire, sans excepter Lénine et Rosa Luxemburg, qui ne représentât avec une telle plénitude la perspective funeste de l’union entre le capital financier et l’aristocratie ouvrière. Cela suffit à définir la valeur spécifique du roman (…) parler du pessimisme de l’artiste ? Non, London est un optimiste au regard aigu et efficace. ‘Voilà dans quelle abîme la bourgeoisie va nous précipiter si vous ne la mettez pas à la raison’ – telle est sa pensée, et cette pensée a aujourd’hui une résonnance incomparablement plus actuelle et plus vive qu’il y a trente ans ».
Ce texte est à relire tout entier [17]. Qu’on nous permette d’y ajouter une remarque générale : en littérature, l’optimisme ne consiste jamais à peindre la réalité en rose et à cacher les périls, mais dans l’indication fût-elle un seul point lumineux à l’horizon du livre, de la capacité de changer cette réalité et de surmonter ces périls.
Parmi les œuvres postérieurs à « 1984 » que l’on peut caractériser comme contre-utopies révolutionnaires, il nous faut signaler une œuvre curieuse dérobée sous un titre absurde, c’est « Planète à gogo » de Pohl et Kornbluth qui fait subir au monde capitaliste le traitement effectué par Orwell sur le monde bureaucratique. Dans ce roman, le prolétariat est réduit au servage dans des immenses usines-dortoirs-cantines souterraines dont il ne peut sortir, les innombrables sans-travail couchent dans les escaliers des immeubles, se disputant au couteau une place sur les marches. La dictature, parfaitement anonyme est celles des magnats de la publicité. Tableau atroce et cependant optimiste en cela que les auteurs ont retenu cette leçon de l’Histoire, contre toute forme d’oppression, les opprimés ont toujours fini par trouver la voie de la lutte. Et l’on voit apparaitre finalement, surgissant de la clandestinité, le parti révolutionnaire adapté au type de barbarie oligarchique que notre monde actuel peut nous faire entrevoir.
En revanche, d’autres contre-utopies sont totalement négatives, voire réactionnaires. Nous n’en prendront que trois exemples. Le premier est bien oublié et c’est dommage, car le cynisme de son thème le rend particulièrement saisissant. Il s’agit des « Condamnés à mort », de Claude Farrère [18]. L’épigraphe de ce roman, emprunté à Darwin, explicite le titre. Sont condamnés à mort les espèces dont les conditions de vie disparaissent et tel est le cas pour Claude Farrère du … prolétariat. Le monde de son anticipation a vu l’achèvement de la polarisation des classes. En bas, les masses de prolétaires vivent dans des « blocs » (le mot n’a-t-il pas été inventé par Farrère ?), en haut, il n’y a plus, aux Etats-Unis qu’un seul capitaliste, aidé d’un seul savant, qui mettent au point les usines totalement automatiques. Plus besoin de prolétaires. Le « savant » n’a plus qu’à inventer aussi le rayon de la mort qui règlera le sort de l’ « espèce » vouée à disparaitre.
Un peu plus connu est le « Nous autres » d’Eugène Zamyatine, écrit en 1920, refusé par la censure en URSS en 1923 et paru d’abord en français en 1929 [19].
Orwell connaissait ce roman et, en janvier 1946, lui consacra un article dans « Tribune ». Nombreux sont les critiques qui ont voulu voir en « 1984 » un pur et simple plagiat de « Nous autres ». Une telle accusation révèle plus d’hostilité envers Orwell que de pertinence critique. Orwell lui-même voyait beaucoup mieux les choses en y découvrant une des sources du « Meilleur des mondes » de Huxley. Certes, il a plus tard emprunté à son devancier des personnages, des péripéties, des situations et des décors, mais en une refonte et transmutation du tout en transformant une œuvre assez médiocre pour la forme comme pour le fond en chef-d’œuvre : de l’avenir de mille ans, pessimiste au compte de l’humanité, transporter un danger tout proche ; du monde unifié, donc sans danger de guerre, à une opposition de puissances expliquant la terreur ; du progrès matériel, vu comme cause de déshumanisation, au blocage des forces productives, etc.
Jean Rostand écrivait, dans ses « Pensées d’un biologiste » : « Il n’est guère, en science, d’erreurs si grossières qu’elles ne doivent un jour, par quelque biais, apparaitre prophétique. » Il en va de même en littérature. La contre-utopie de Zamyatine est, dans son fond, une satire vulgaire de la perspective communiste, comprise comme un univers de robots. Ses traits de ressemblance avec la société stalinienne (ou un autre système totalitaire) sont fortuits, ne tiennent qu’à l’omniprésence d’un Bienfaiteur tout-puissant, et à la volonté étatique de contraindre les contradictions de la vie et de la pensée, trait communs à tous les absolutismes.
Ce qui en revanche contredit à un quelconque prophétisme du livre, c’est que ce communisme de marionnettes est donné comme ayant tout de même réussit à atteindre un haut degré de développement scientifique et technique, voire réalisé une sorte d’harmonie sociale. Et que l’on n’objecte pas que ce monde se situe à mille ans en avant de nous. Ceci, au contraire, ne fait qu’aggraver la contradiction entre la régression psychique et le progrès matériel (ce dernier, d’ailleurs, vu de façon très timide – comme ce sera toujours le cas de la science fiction – et déjà en partie dépassé quarante ans après le livre). Seuls des réactionnaires, spiritualistes impénitents, ont pu et peuvent imaginer dissociation et contradiction entre les développements matériels et culturels de l’humanité. Le fait que cette espèce de penseurs soit toujours très nombreuse aujourd’hui n’enlève rien à l’absurdité de leur thèse. Zamyatine précise son rousseauïsme décadent en faisant du gros des adversaires de l’Etat unique de tels « retournés à l’état de nature » qu’ils sont velus comme les animaux parmi lesquels ils vivent dans la jungle. Quand à leurs chefs, c’est une « élite naturelle », non déterminée par des intérêts de groupe ou des caractères de classe particuliers, mais seulement par des qualités personnelles. Et si cette opposition n’a aucun autre programme que la « liberté » abstraite, sa victoire, qui reste possible à la fin de l’œuvre ne peut annoncer qu’une spire d’un « éternel retour », caractéristique du scepticisme petit bourgeois, et dont son dernier préfacier, J. Semprun, préfère la révolution infinie à la révolution permanente.
Dira-t-on que le « biais » par lequel ce roman finit par apparaître un tant soi peu prophétique ne peut être un accident, et qu’il a fallu que Zamyatine trouve dans la réalité soviétique des années 20 au moins les germes de se dénonciation du collectivisme comme élément de l’uniformisation de l’espèce jusqu’à la rendre inhumaine, ce qu’aux yeux de certains le stalinisme réalise comme une épouvantable esquisse de l’avenir, socialisme et barbarie étant une seule et même chose. Aucun moment de l’évolution de l’humanité n’est chargé de potentialités univoques, puisqu’ils ne sont tous que des étapes dans la lutte de l’humanité comme antinature contre l’humanité comme nature. Tout adversaire d’un régime est capable de découvrir en lui des virtualités régressives. Tout le problème est de savoir quel est le degré de probabilité de la réalisation de ces virtualités. En écrivant « Nous autres », Zamyatine n’exerçait pas une extralucidité sur le bureaucratisme à l’état naissant. Il ne faisait qu’actualiser l’anticommunisme classique, à base de misanthropie, qu’exprimait autrement, au même moment, le Fabien Wells, son maître et pair en science fiction sociale (lequel Wells pourtant, saura montrer plus d’optimisme au compte de l’avenir humain dans « M. Barnastaple chez les Hommes-dieux »), avant de passer le flambeau à Huxley.
Le livre de Zamyatine était bien, en URSS, celui d’un émigré de l’intérieur (important que cet ex-bolchevik ait quitté le parti en … 1917 !). Chez lui, l’absence d’issue positive au problème de l’humanité est celle de la petite bourgeoisie timorée qui n’ose prendre le chemin du franchissement des abîmes et regarde par-dessus son épaule le paradis perdu illusoire du passé champêtre.
Mais, nous dira-t-on, « Nous autres » fut interdit de publication en URSS. N’est-ce pas la preuve que dans cette contre-utopie, déjà les bureaucrates se sentaient dénoncés ? Pas de doutes que le primitivisme des censeurs n’ait été plus perspicace que la dénonciation littéraire. Pas de doutes non plus que cette censure ait été encore plus contre-révolutionnaire que le livre. Car – on ne le dira jamais assez – toute œuvre d’art qui s’oppose révèle un danger qui, sans cette dénonciation, grandira souterrainement, et, de ce fait, sera pire. Si « Nous autres » avait été publié en URSS, il eut pu être l’occasion de mise au point des écrivains, voire des théoriciens communistes sur l’avenir à construire et ses voies, et bien que négativement, il eut joué son rôle dans la lutte sur le front culturel. Il n’eut, en revanche, bien entendu, garanti de rien, car son abstraction et ses absurdités n’en faisaient qu’une médiocre arme antibureaucratique, et il était si peu de nature à empêcher Staline de dormir que celui-ci permis à son auteur de sortir d’URSS à l’heure où les opposants trotskystes remplissaient les isolateurs, et où les Pilniak, les Babel commençaient leur marche vers la mort.
Cet exil permit à Zamyatine de faire éditer son œuvre à Huxley et à Orwell de la connaître et d’en donner des prolongements, l’un « de droite », l’autre « de gauche », mais tous deux littérairement supérieurs.
Naturellement, la plus connue des contre-utopies réactionnaires c’est ce fameux « Meilleur des mondes » [20] de Huxley, déjà cité ; Huxley qui, comme nous l’avons dit plus haut, a été le professeur d’Orwell à Eton. Son « Meilleur des mondes » a été publié en 1932. Mais Huxley a survécu à son élève et, en 1959, il a pu écrire un « Retour au meilleur des mondes » qui établit le bilan parallèle de sa propre anticipation et de celle d’Orwell.
« Le meilleur des mondes » dont le succès fut énorme ne supporte pas la comparaison avec « 1984 » et le « Retour » ne réussit pas à dissimuler cette évidence en nous en livrant, sans s’en rendre compte, les raisons. En 1959, quatre ans avant sa mort, Huxley constatait que ses prévisions pessimistes pour l’an 2500 étaient déjà largement en voie de réalisation. Cet étonnement, mêlant la satisfaction pour sa perspicacité et l’effroi pour le sort de la civilisation, ne manque de naïveté. En effet, ce qu’Huxley envisageait comme le cauchemar de la réalisation de l’utopie collectiviste, ce n’était en réalité que la caricature du monde capitaliste dans son développement sans entrave.
C’est le monde bourgeois qui tend à robotiser les travailleurs par le travail non-qualifié, à leur enlever le gout de vivre par l’alimentation insipide, la sexualité mécanique compensée par des drogues euphorisantes, c’est lui qui avachis les classes moyennes par la primauté des valeurs productivistes et le gavage de leurs loisirs par un dosage plus abondant mais aussi médiocre d’excitations superficielle et d’euphorie chimique, c’est lui, enfin, qui tend à réduire à une minorité de plus en plus étroite le savoir décisif et les décisions essentielles.
La fourmilière de Huxley n’a rien à voir avec l’utopie communiste, elle est déjà ce contre quoi nous combattons.
S’efforçant de définir les lois de l’anticipation, Huxley, dans la préface du « Retour », note que la simplification qu’impose le genre ne doit pas être omission de facteurs essentiels. A vrai dire, le problème est surtout que la simplification conserve l’essentiel du mouvement global de la société, donc que l’axe de la prévision soit correct, que l’analyse préalable ait été faite du bon point de vue. Or, la méthode même de vérification des prévisions du « Meilleur des mondes » révèle son vice. Le roman s’efforce d’intégrer des éléments choisis, au lieu de partir au contraire, comme l’a fait Orwell du nœud social dont découlent les différentes conséquences, les structures et … les contradictions spécifiques.
Toujours aussi naïvement, Huxley explique qu’il a écarté la guerre de sa problématique. C’était en exclure un de ces éléments sans lequel les déconvenues de l’utopie ne peuvent plus s’expliquer comme des déviations sociales mais permettent d’être attribuées à l’essence de l’homme.
L’autocritique du « Retour » ne corrige pas cette incompréhension, mais l’accroit. Huxley voyait le monde des années trente (celui qui suit le krach de 1929) comme le monde du « désordre » menacé par l’ « ordre » collectiviste inhumain. Mais ce sont les solutions des gérants du désordre qu’il a extrapolées et qui, loin de le réduire, l’accroissent à un point fantastique, et plus encore aujourd’hui qu’en 1959 (car alors le boom de l’après-guerre battait encore son plein et l’après-Staline voyait fleurir les illusions sur la « déstalinisation »). Huxley, toujours fasciné par le moment de façon impressionniste, alors même qu’il croyait survoler les siècles futurs d’un œil d’aigle, pense alors que le noir avenir du monde ressemblera plus à son « Meilleur des mondes » qu’à « 1984 », c’est-à-dire que ce qui menace, selon lui, n’est pas le recul dans une nouvelle barbarie, mais la fourmilière où le progrès technique permet un pouvoir de plus en plus complexe et de moins en moins ébranlable de robotiser la masse de l’humanité. On reconnait là la frayeur classique de la petite bourgeoisie devant le progrès matériel qui détruit son confort douillet et ses tièdes privilèges.
Huxley s’effraie de tout : de la surpopulation, de la concentration du pouvoir, de la manipulation des consciences surtout : propagande qui nous transforme en « chair à radio et à télévision », persuasions pavloviennes, chimique et hypnotique. Il ignore les effets en retour. Il est dommage qu’il n’ait pas vécu jusqu’en 1968 pour assister à la révolte contre la standardisation et le « soma » des euphorisants sociaux. Il n’a pas vu que ce qu’il peignait c’était les phénomènes de décomposition de la bourgeoisie, qui sont des éléments dispersés, contradictoires, créant des réactions formidables et qui, comme tels, ne peuvent se développer jusqu’au bout. Ce qu’il ne voyait pas, c’était le foyer d’où émanent ces phénomènes. Aveuglement classique de celui qui « participe » à la « cause ».
Mais surtout, ce qu’il a ignoré, c’est cette bricole qu’est la lutte de classes. Il a écrit : « Les anciens dictateurs sont tombés parce qu’ils n’ont jamais pu fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à leurs sujets ». Mettant, comme toujours, les problèmes sur la tête, il ne voit pas précisément, qu’il y a encore des dictateurs parce qu’il n’est pas possible de donner à tous le pain et les jeux, et que si une amélioration, même lente, mais régulière, du niveau de vie assure la docilité au pouvoir qui l’accorde, elle crée, en même temps que le besoin, la conscience d’un droit sur lequel il est de plus en plus difficile de revenir et, en même temps, l’exigence toujours accrue de la poursuite du progrès.
La fourmilière suppose à la fois des structures sociales stables et, par conséquent, une humanité immobile. Transformer les hommes en machine n’est pas un dessein neuf des dominants. Les Romains appelaient l’esclave un « instrumentum vocale » (un instrument parlant) ; les serfs du moyen-âge et les prolétaires du 19e siècle peints par Marx dans « Le Capital » étaient plus déshumanisés que ceux des métropoles capitalistes d’aujourd’hui. Erich Fromm, que cite Huxley sans tirer toutes les conséquences de sa citation, explique que la névrose répond comme refus et possibilité de révolte aux « normaux de l’anormal ». Dans l’importance énorme qu’il donne aux effets des propagandes et des publicités, Huxley oublie sans cesses le facteur de leur conformité ou non avec les intérêts des sujets de cette intoxication. La meilleure pub n’imposera jamais un bas qui file si il y a sur le marché à un prix comparable un bas qui ne file pas ; la propagande la plus subtile des Pinochet sera toujours sans effets parce qu’elle s’oppose aux intérêts vitaux de ceux à qui elle s’adresse.
Huxley, en son aristocratique et méprisante contre-utopie, met au compte de la volonté d’organisation harmonieuse du monde – par la mise de la science et de la technique au service des hommes – ce qui est en réalité la tentative d’asservissement pratiqué par sa propre classe dont il n’est qu’un critique myope et fondamentalement respectueux.
Humaniste, Huxley nourrit – à y bien regarder – un grand mépris pour la masse des hommes. Son roman est sans espoirs, même pas au compte de sa « réserve-ghetto » de l’élite. Dans son essai, trente ans plus tard, il conclut misérablement à la lutte pour l’instruction, pour l’ « habeas corpus », la contraception généralisée, la décentralisation, le syndicalisme et les communautés Marcel Barbu ! Après le pouvoir effrayant des oligarchies impitoyables et des hyper-monopoles, on prie celles-ci de bien vouloir mettre une limite à leurs abus et on dresse devant le talon de fer de celles-là un formidable … château de sable. Notons pour finir qu’il avouait, en 1959, n’avoir rien su du stalinisme naissant en 1931. (…)
Réactionnaire, le « Meilleur des mondes » l’est en ce que le danger – d’ailleurs largement illusoire – qu’il dénonce en le projetant dans l’avenir, laisse sans autre possibilité réelle de défense que de réformer nos âmes, au contraire de « 1984 » qui peint un risque réel en dessinant en creux les moyens d’y parer.
Pour les innombrables anti-utopistes d’aujourd’hui, et pour les contre-utopies littéraires réactionnaires, l’utopie par excellence dans notre temps, c’est le communisme marxiste.
Chacun sait que le marxisme s’est situé en s’opposant comme « socialisme scientifique » aux socialismes utopiques des théoriciens qui le précédaient. Si les sciences humaines ne sauraient être des sciences exactes, pour la bonne raison que les phénomènes qu’elle traite ne sont pas répétitifs mais en constant développement et mutation, elles sont cependant sciences par leurs méthodes d’approche des phénomènes « actuels ». Aucun marxiste véritable n’a jamais pris l’apport scientifique de Marx et Engels comme un absolu que n’ont ni la physique de Newton ni la chimie de Lavoisier. Ce caractère scientifique tient essentiellement dans leur théorie matérialiste de l’histoire et dans leur analyse de l’économie capitaliste et, en particulier, des contradictions mortelles qui apparaissent dans son développement. Au-delà, les travaux de Marx et Engels relevaient de la première futurologie : scientifique, au sens que cet adjectif prend non plus du fait de la certitude démontrable des résultats, mais de l’utilisation méthodique des instruments théoriques dégagés.
A la différence de leurs devanciers, Marx et Engels se refusaient à une description de la société future et se limitaient à en fixer les objectifs. Cependant, il est vrai, toute futurologie comporte sa part d’utopie, au sens premier de « royaume de nulle part », en ce que nul projet social ne peut tenir compte des multiples facteurs qui interfèrent dans le réel, ne peut coïncider avec ce que la vie foisonnante en fera. Le seul choix devant l’avenir est donc entre l’abandon aveugle aux flux du monde comme il va ou tentatives de le comprendre pour le guider. La première attitude est naturellement celle des dominants pour qui la société doit continuer à être ce qu’elle est et qui, pour cette raison, tendent à la donner pour un ordre naturel, voire divin, et comme diabolique et contre-nature toute tentative d’en contester l’ordre.
Longtemps, l’humanité n’a pas eu de conscience de sa capacité à transformer le monde social parce qu’elle ne le transformait pratiquement que lentement. Toutefois, dans toutes les sociétés de classes, l’idée d’un paradis perdu s’est imposé aux dominés qui l’ont projeté en avant comme Cité du soleil où Royaume millénaire à retrouver par leur lutte de classe.
Marx et Engels étaient bien loin de partager le mépris manifesté par leurs épigones et sages à l’égard des vieux utopistes. Ceux qu’ils critiquèrent violemment étaient leurs contemporains qu’ils combattaient parce qu’ils enlisaient la lutte de classe. Ils avaient en revanche le plus grand respect pour ceux qu’ils considéraient comme ayant frayé leur route, entre autres ceux du 18e siècle et le grand Charles Fourier [21]. Eux savaient reconnaitre que l’utopie, bien loin d’être une fantasmagorie de maniaques, étaient le tâtonnement progressif vers la réalisation de l’homme.
Il faut donc remettre sur ses pieds le raisonnement à l’envers des contre-utopistes et anti-utopistes qui dénoncent un utopisme dans le marxisme : le marxisme en tant qu’il est aussi une théorie de la nécessaire révolution sociale n’est pas une utopie, ce sont les utopies qui étaient des ébauches de plan sociaux à potentiel révolutionnaire.
Méprisée avec le notable renfort des anti-marxistes que sont les pseudo-marxistes staliniens, l’utopie, au contraire, a été révélée dans sa dignité par un des plus grands marxistes du siècle, Ernst Bloch, surtout en sa somme, « Le Principe espérance » [22].
Oui, en dernier ressort, le marxisme comporte aussi une dimension utopique, au sens blochien, positif, en cela que sans polarisation utopique, l’humanité serait vouée au désespoir et à l’abandon au cours des sociétés actuelles d’exploitation de l’homme par l’homme, de robotisation, de répression sexuelle, de drogue, d’infantilisation, de torture et de massacre, celle que « 1984 » montre à l’horizon comme un mirage négatif.
L’utopie se réalisera, hélas ! disait Huxley, ne songeant sans doutes qu’aux pauvretés qui limitaient toutes celles du passé. Nous répliquons : l’utopie se réalisera, heureusement ! Car l’utopie ne cesse de s’enrichir au rythme de la marche de l’humanité, et de se corriger contre ses caricatures concrètes, jusqu’à se fondre en un réel monde enfin humain.
Publié dans la revue « Critique Communiste », numéro spécial « 1984 », n° 32, 1984. Retranscription pour Avanti4.be.
Michel Lequenne, militant et théoricien marxiste révolutionnaire, a été chef du service de lecture de l’Encyclopædia Universalis et co-traducteur des œuvres de Christophe Colomb (éd. François Maspero/La Découverte). Il est l’auteur de « Christophe Colomb contre ses mythes » (éd. Jérôme Millon) et d’un « Marxisme et esthétique » (éd. La Brèche). Il a également publié ces dernières années aux éditions Syllepse, « Le trotskisme, une histoire sans fard » et un roman d’anticipation utopique ; « La Révolution de Bilitis ».
[1] Simon Leys, « Orwell, ou l’horreur de la politique », Hermann, édit. Ce titre se réfère à un mot d’Orwell qu’il cite, page 59 de son livre. Il n’en est pas moins une petite « trahison » d’Orwell dont l’œuvre est entièrement baignée de politique au meilleur sens de ce mot. La politique dont Orwell avait horreur c’était la politique au sens péjoratif du mot, la politique politicienne, non pas la lutte pour l’homme contre son exploitation, son mépris. Orwell était un politique au sens où les révolutionnaires authentiques le sont. Il n’a rien d’un homme au dessus de la politique.
[2] Cité par S. Leys, p.65, op.cit.
[3] In « Magazine Littéraire », n°202, décembre 1983, l’article de Jean Pluyène, « Mort d’Orwell : RAS » consacré à « Comment la presse française a-t-elle traité en 1950, la mort d’Orwell et la publication de 1984 chez Gallimard ? ». Un dépouillement édifiant de l’ « Humanité », des « Lettres françaises », du « Figaro » et du « Monde ».
[4] Cf. Bernard Crick, « Georges Orwell, une vie », éd. Balland, et coll. Points-Le Seuil. C’est la meilleure biographie d’Orwell. Cf. p.482.
[5] Op.cit. p.55.
[6] Op.cit. p.70.
[7] S. Leys, à ce propos, cite le mot de Chesterton : « Il est juste d’exagérer ce qui est juste », p.20.
[8] B. Crick, de la page 481 à la page 487.
[9] B. Crick, op.cit., pp.94-104 en particulier.
[10] Cf. note 1, et B.Crick, p.353, citant Connoly : « Orwell était un animal politique, il réduisait tout à la politique », etc.
[11] Cf. Crick, en particulier p. 275 sur la faiblesse des connaissances d’Orwell en fait de Marxisme.
[12] Cf. « Hommage à la Catalogne », éd. Champ Libre.
[13] 1984, coll. Folio, pp. 302-303.
[14] Cf. Crick, pp. 403-404 et 434.
[15] Sade, « Aline et Valcourt », roman qui contient en même temps une utopie et une contre-utopie. Ce roman parait en pleine révolution française, mais cela ne nous semble pas infirmer notre théorie des rapports des utopies à la révolution en raison de la manière très particulière dont Sade se situe par rapport à la révolution en cours.
[16] « Le Talon de fer » a été réédité en 10/18. Parmi les dates qui parsèment ce roman, relevons que 1984 est celle choisie par London pour la fin de la construction de la métropole oligarchique d’Asgard, construite en 52 ans par une armée d’un demi-million de cerfs.
[17] Cette lettre est reproduite dans « Le Talon de fer », pp. 20-26 ; elle figure dans les « Œuvres » de Trotsky, t.15, pp.183-186 et dans « Littérature et Révolution ».
[18] Ce roman n’a pas été réédité depuis longtemps, nous n’avons pas pu le retrouver et nous le citons ici de mémoire.
[19] E. Zamyatine, « Nous autres », éd. Gallimard, réédité en 1971, avec une préface de J. Semprun, et, récemment dans la collection L’imaginaire. Cf. notre article dans la revue « 4e internationale », n°50 de juillet 1971.
[20] « Le Meilleur des mondes » et le « Retour au Meilleur des mondes », éd. Plon.
[21] Friedrich Engels et Karl Marx, « Utopismes et communautés de l’avenir » et « Les Utopistes », textes rassemblés (dont de nombreux inédits en français) par Roger Dangeville, Petite collection Maspero.
[22] E. Bloch, « Le Principe espérance », éd. Gallimard, 2 vol. parus.