21 avril 2013
A l’occasion du 1er Mai 2012, le secrétaire régional de la FGTB Charleroi Sud-Hainaut, Daniel Piron, lançait un appel en faveur de la création d’un parti anticapitaliste ou d’un rassemblement politique à gauche du PS et d’Ecolo qui, face à la crise et à l’austérité, serait capable de représenter les intérêts de la classe travailleuse. Une journée de réflexion se tient ce 27 avril à Charleroi dans le prolongement de cet appel.
Près d’un an après, le bilan de cet appel est à la fois maigre et significatif. Maigre parce qu’il n’a pas suscité un engouement débridé dans les rangs du reste de la FGTB wallonne, ni chez les travailleurs en général. Mais significatif parce qu’il a par contre reçu un écho positif de la CNE, la centrale des employés de la CSC, et a permis de rassembler pour la première fois des responsables de la quasi-totalité des organisations de la gauche radicale et anticapitaliste.
Les « incursions » de responsables syndicaux sur le terrain politique et électoral à gauche des « partis relais » traditionnels (socialistes et chrétiens) ne sont pas fréquentes - et ces responsables attendent souvent d’être pensionnés du syndicat pour le faire. Que des structures syndicales s’engagent dans une telle démarche est encore beaucoup plus rare.
Par rapport aux expériences du passé (voir encadré à la fin de l’article), l’initiative portée par Daniel Piron présente quatre caractéristiques notables :
1. Il s’agit d’une démarche qui ne repose pas sur un individu mais sur une décision portée collectivement par une Régionale de la FGTB dans son ensemble ;
2. L’intérêt des dirigeants de la CNE pour la démarche donne désormais à celle-ci un début de dimension syndicale « en front commun » ;
3. Mais il ne s’agit cependant pas d’une initiative par laquelle des structures et des responsables syndicaux assumeraient la direction du processus en appelant clairement leur base à travailler à la création d’un nouveau parti autour d’une « colonne vertébrale » syndicale.
4. Il s’agit au contraire d’un appel à ce que les organisations de la gauche radicale s’unissent pour constituer un nouveau parti (ou front, ou mouvement) qui puisse devenir un nouveau relais politique pour les syndicalistes.
Pour le dire autrement, les dirigeants syndicaux à l’origine de l’appel n’entendent pas devenir les porteurs directs d’un nouveau parti, mais plutôt les « belles-mères attentionnées » d’une démarche dont la réalisation est confiée à des (petites) organisations politiques déjà existantes.
Ainsi, en février dernier, sous les auspices de Daniel Piron et d’un représentant de la CNE, un comité de soutien à l’appel s’est constitué avec des représentants du PTB, du Mouvement de Gauche, du Front de Gauche Charleroi, de la LCT, du PH, du PSL, de la LCR et du PC.
Ce comité organise ce 27 avril à Charleroi une journée de réflexion intitulée « Construisons ensemble une alternative de gauche à la crise capitaliste » et devant se conclure par une déclaration commune signée par les organisations parties prenantes.
Les constats posés par Daniel Piron, réaffirmés depuis lors dans le projet de déclaration pour le 27 avril, sont on ne peut plus justes et pertinents : nous faisons face à une offensive sans précédent du capital et, à tous les niveaux de pouvoir, le PS participe pleinement à la destruction des conquêtes sociales du mouvement ouvrier. Un débouché politique aux luttes, aux résistances et à leurs revendications est donc nécessaire et il ne peut être qu’anticapitaliste car ce système n’est pas réformable. Cette nouvelle force politique anticapitaliste ne doit pas être conçue dans une perspective « d’aiguillon » de gauche du PS et d’Ecolo mais bien pour contester leur hégémonie. [1] Et elle doit être « un relais politique d’un type nouveau qui rassemble, se nourrit des résistances sociales et qui les renforce ».
Ces constats et ces perspectives sont pleinement justifiés et bienvenues dans la bouche de responsables syndicaux. Ils constituent une base d’accord importante pour construire une force nouvelle qui puisse réunir, dès le départ, syndicalistes combatifs et militants de la gauche radicale et qui puisse trouver un écho significatif dans la population. De ce point de vue, l’initiative de la FGTB-Charleroi est un sérieux pas en avant.
Mais, même si on ne peut pas attendre d’une initiative encore débutante qu’elle ait résolu toutes les « questions qui fâchent » avant même de faire ses premiers pas au grand jour, il ne sert à rien de se cacher les yeux devant les problèmes qui se posent, en se reposant sur le pouvoir irrésistible d’une dynamique d’unité pour les résoudre d’un coup de baguette magique.
Ainsi, cette initiative souffre depuis le départ de trois « faiblesses » de taille qui ne sont malheureusement pas abordées, notamment dans le projet de déclaration commune du 27 avril. La première concerne la situation actuelle des luttes, le rôle des organisations syndicales dans cette situation et leur rapport avec les partis traditionnels ; la deuxième concerne les rapports qu’entretiennent les organisations politiques impliquées avec les syndicats et leurs directions ; et la troisième concerne les rapports entre les organisations de la gauche radicale et anticapitaliste elles-mêmes.
Tout d’abord, contrairement à ce qui se dit ici ou là, la FGTB - ou plus précisément ses directions - a bel et bien toujours un « relais politique » : c’est le PS. Ses liens avec celui-ci peuvent se tendre (et se tendrons encore plus) mais ils sont loin de la rupture, comme en témoigne les déclarations répétées de la secrétaire générale de la FGTB Anne Demelenne en faveur de Laurette Onkelinx, ou les liens toujours étroits entre la FGTB wallonne et le PS Wallon - on le voit encore dans la gestion du dossier Arcelor et les liens entre Francis Gomez et Jean-Claude Marcourt.
Une première raison est que les directions syndicales pensent que le PS pourrait faire un effort mais que, sans lui - et surtout sans le PS au pouvoir ! - les choses iraient encore plus mal. Une deuxième est qu’une partie de l’appareil (quoiqu’ils en disent publiquement) n’imaginent même pas qu’une autre politique puisse être possible. Et une troisième raison, c’est que les carrières dans le syndicat ne dépendent pas seulement d’un bon travail syndical mais aussi d’une bonne « compatibilité » avec le PS, sa politique et ses relais dans le syndicat - ce qui ne pousse pas aux initiatives personnelles audacieuses.
Pas étonnant donc que l’appel du secrétaire régional de la FGTB Charleroi (où le PS local a été jusqu’ici, disons, particulièrement difficile à vivre pour les syndicalistes) n’ait guère rencontré de succès dans le reste de l’appareil de l’aile wallonne du syndicat FGTB, pourtant la « plus à gauche » du mouvement syndical belge. D’autant plus que le PS wallon n’est pas le PASOK grec : la situation économique de la Belgique est loin d’être aussi grave que celle de la Grèce, le PS n’est donc pas obligé de mener une politique d’austérité aussi sauvage que le PASOK et il a conservé une base sociale et militante autrement plus forte. Si le PS risque donc de subir une forte érosion de son électorat pour sa participation à l’austérité, il est encore bien loin de connaître un effondrement aussi radical que celui du PASOK. Dans ces conditions, il est clair que l’initiative de la rupture entre la FGTB et le PS ne viendra pas de son appareil syndical et de ses directions.
Ensuite, si un débouché politique crédible et cohérent avec les luttes et les revendications du mouvement ouvrier est - quant à lui - bel et bien absent et nécessaire, le problème le plus immédiat aujourd’hui est d’abord et avant tout l’absence de luttes d’ensemble qui soient à la hauteur des attaques (austérité, fermetures d’entreprises, licenciements…).
Et sur ce terrain également, les sommets des organisations syndicales portent une lourde responsabilité qu’on ne peut pas entièrement expliquer par la crainte de la FGTB (sans parler de la CSC, qui n’a pas les mêmes liens « organiques » avec un parti traditionnel) de nuire à ses « amis politiques » au gouvernement, ni par l’absence d’un « débouché politique » alternatif. Ce dernier n’est pas une condition absolue et sine qua non pour mener à bien un plan d’action sérieux, une grève générale de 48 heures reconductible ou des grèves tournantes par exemple.
Le refus des directions syndicales de mener une telle stratégie de lutte s’explique aussi par la nature de la bureaucratie syndicale elle-même, par sa crainte de perdre sa place dans la concertation sociale, par sa peur d’être débordée par sa propre base et par son degré d’intégration dans l’Etat capitaliste – d’où l’absence d’un programme et d’un projet anticapitalistes.
En conclusion : le premier problème à régler aujourd’hui pour ceux qui veulent offrir une alternative anticapitaliste à la crise, c’est la honteuse inefficacité de la « stratégie » des appareils syndicaux qui empêche de construire une riposte un peu décente. Ce qui nécessite de développer l’unité des secteurs combatifs pour élaborer une stratégie alternative à celle des directions syndicales et redonner confiance à la base dans sa capacité à lutter et à gagner. Autrement dit : de construire en front commun dans la FGTB et la CSC, mais aussi en lien avec les autres mouvements sociaux, une gauche syndicale organisée, démocratiquement structurée, capable de contester les orientations des directions et d’imposer sur le terrain des stratégies de lutte efficaces.
Il serait donc heureux que le comité de soutien autour de l’appel de la FGTB Charleroi ne se focalise pas sur le terrain strictement politique, voire électoraliste, et qu’il aborde ouvertement cette problématique. Car la construction d’une gauche syndicale anticapitaliste est indissolublement liée à la question de la construction d’une alternative politique anticapitaliste. Et il est plus que temps de s’atteler à cette tâche urgente également.
Mais c’est là qu’apparaissent les premiers problèmes. Du côté syndical, il n’y a rien qui hérisse plus des responsables (de droite, mais aussi malheureusement de gauche) que des militants qui ne jouent pas dans les règles fixées par les sommets, qui prennent des initiatives pour permettre à la base de prendre les choses en main sans attendre les « consignes » venues d’en haut et pour bousculer leurs responsables quand ils ne les jugent pas à la hauteur. Dès lors, chaque fois que ces questions viendront sur la table, on peut s’attendre à ce que les rapports entre responsables syndicaux (y compris ceux qui soutiennent l’initiative de la FGTB-Charleroi), militants syndicaux combatifs et groupes et partis politiques ne ressemblent pas exactement à un long fleuve tranquille...
Mais ces groupes et partis ont-ils une vision commune de ce qu’il faut faire pour que se développe un courant combatif à la base et une stratégie alternative ? La réponse est clairement non.
Le PTB - qui est le seul à avoir une présence et une influence encore limitées mais réelles dans les deux syndicats - cherche avant tout à se présenter comme le parti qui porte les revendications des syndicats. En conséquence, il met en sourdine - ou fait carrément silence radio sur - ses critiques des stratégies syndicales. Dans les entreprises, les syndicalistes du PTB portent au quotidien un militantisme combatif, ils peuvent même parfois participer à des initiatives plus indépendantes de l’appareil (comme récemment le Comité d’Action des sous-traitants de Ford Genk) mais le parti en tant que tel fait preuve d’un net suivisme vis-à-vis des sommets syndicaux.
Quant aux organisations de filiation trotskiste, elles sont - théoriquement - plus fermes face aux bureaucraties syndicales et plus soucieuses de développer l’initiative indépendante et combative de la base. Mais leur influence syndicale est aussi beaucoup plus limitée, voire infime.
Si l’initiative se développe dans les prochains mois et est confrontée à des mouvements sociaux conséquents, les différences d’approche entre ses composantes sur la question syndicale risquent de poser de sérieux problèmes. Mais on peut craindre également que par « realpolitik », la critique des orientations des sommets syndicaux et la nécessaire construction d’une gauche syndicale démocratique passent alors définitivement à la trappe…
A ce stade-ci de l’initiative, il règne encore un certain « flou artistique » quant à son évolution et ses pas concrets à court et moyen terme. On peut évidement comprendre les raisons de cette prudence, surtout au vu des nombreux échecs précédents depuis près de 20 ans : Gauche Unie, Une Autre Gauche, Comité pour une Autre Politique, Front des Gauches… Mais, à un moment donné ou l’autre, les cartes devront être mises sur la table.
Si les différents partenaires peuvent en effet se retrouver dans des constats généraux et la nécessité d’une alternative politique anticapitaliste, la mise en œuvre de cette dernière et de son programme est une toute autre paire de manche vu les réalités et les intérêts divergents entre les « partenaires ». D’autant plus que, en dépit des déclarations sur la nécessité de « prendre le temps » et de ne pas « tomber dans l’électoralisme », tout le monde a bien entendu en tête les méga-élections de 2014 et la constitution du ou des cartels électoraux pour cette occasion…
Ainsi, fort d’une percée électorale qui en fait une force incontournable à gauche du PS et d’Ecolo, le PTB semble être présent à contre cœur dans l’initiative et ne semble l’aborder que comme quelque chose de « local ». Il est évident qu’il espère (et fera tout pour ce faire) décrocher un siège parlementaire à Liège et à Anvers en 2014. Il n’a donc aucune volonté (ni aucune raison de son point de vue) de « disparaître » au sein d’un rassemblement ou d’un front électoral et encore moins de se fondre dans un nouveau parti. Son porte-parole, Raoul Hedebouw, a été on ne peut plus clair à cet égard en déclarant : « Si on veut que la gauche de gauche entre au Parlement en 2014, il faut que les trois lettres PTB soient présentes dans la course. Beaucoup de gens ne comprendraient pas qu’on débarque en 2014 avec une étiquette qui sorte de nulle part. Sur le plan électoral, ce serait aller au casse-pipe ».
Le Mouvement de Gauche - qui ressemble à un sérieux panier de crabes au vu des zizanies internes - s’est entièrement constitué autour de la personne de son dirigeant et député wallon Bernard Weshpael en surfant sur la « vague Mélenchon », dont il espère l’adoubement lors de son congrès en juin prochain. Wesphael tient évidement plus que tout à sa réélection au Parlement wallon et entretient ainsi un rapport « je t’aime, moi non plus » avec son principal rival électoral, le PTB.
Quant aux autres forces, derrière les sourires de circonstances, les directions de la LCR et du PSL se regardent en chiens de faïence et ne se feront aucun cadeau. Le PC a perdu toute homogénéité politique, tiraillé entre une fédération liégeoise qui a accroché son wagon à la locomotive du PTB et d’autres régionales qui ont tenté, sans beaucoup de succès électoral, de se revitaliser en constituant des « Fronts de Gauche » locaux, dont celui de Charleroi. Enfin, la LCT et le PH, indépendamment de la valeur de leurs militants, sont de minuscules organisations sans poids réel et sont vues comme telles par les autres « partenaires », si ce n’est aux moments critiques où ils essaieront de les utiliser comme appoint pour les soutenir contre l’une ou l’autre force.
Au niveau programmatique également les difficultés ne sont pas minces tant les divergences entre ces organisations - au-delà de l’accord de base sur le refus de l’austérité - peuvent être fortes et principielles sur des questions telles que l’Union européenne, les rapports avec le PS et Ecolo aux différents niveaux de pouvoir, les rapports avec d’autres forces de gauche en Europe (Syriza, Front de Gauche…), l’islamophobie et le port du foulard, la laïcité, les révolutions dans le monde arabo-musulman, etc. Difficulté supplémentaire : une partie de ces organisations sont « nationales », d’autres purement francophones : quid de la Flandre donc.
Toutes ces raisons rendent pratiquement impossible - même à long terme et avec une infinie patience - que puisse se constituer un nouveau parti anticapitaliste large, crédible et un tant soit peu cohérent à partir de ces organisations, du moins telles qu’elles sont aujourd’hui.
Un rassemblement ou un front unitaire sur une plateforme minimale et préservant leur autonomie est donc plus réaliste. Mais, comme on l’a vu, même dans ce cadre, il est fort peu probable que le PTB s’y inscrive si cela équivaut à faire disparaître son sigle, ce qui amputerait un tel front de la principale force politique à gauche du social-libéralisme aujourd’hui et le placerait directement en concurrence avec elle.
Au minimum, et dans l’immédiat, le plus utile serait que l’initiative débouche sur la mise en route de campagnes communes contre l’austérité et pour renforcer et élargir les luttes existantes. Ce serait, en plus, le meilleur moyen de donner une base solide au long processus de construction d’une alternative politique anticapitaliste, en menant ce processus par en bas, à la faveur et à la chaleur des luttes, en s’appuyant sur une base syndicale combative et organisée à construire de toute urgence… et en limitant au maximum les accords au sommet, le poids des rivalités entre les organisations existantes et leur « diplomatie secrète ».
L’un des tests clés de la journée du 27 avril et pour ses suites sera d’ailleurs, outre la participation numérique des différentes organisations et de leur cercles, la présence de militants et de délégués syndicaux, à commencer par ceux de la régionale de Charleroi et de la CNE, mais aussi d’entreprises ou de secteurs en lutte.
André Renard, le dirigeant historique de la grève de 60-61, a toujours refusé de rompre avec le Parti Socialiste et de créer un parti qui aurait prolongé le combat de la FGTB wallonne pour des réformes de structures anticapitalistes et pour le fédéralisme. Il s’est contenté de lancer le Mouvement Populaire Wallon, vu comme un (grand) groupe de pression sur le PS.
Dans les années ’80, le Mouvement Ouvrier Chrétien a envisagé de se donner une expression politique en rupture avec le Parti Social-Chrétien (PSC, devenu aujourd’hui le cdH) mais l’opération n’avait jamais obtenu l’engagement de la CSC wallonne. Et l’outil lancé par le MOC - baptisé Solidarité et Participation (SeP) - a fait long feu et a fini par se fondre dans Ecolo.
Enfin, au début des années ’90, des responsables des Métallos FGTB wallons avaient participé au lancement de Gauches Unies avec le Parti Communiste et le Parti Ouvrier Socialiste (devenu LCR). Mais le résultat électoral inférieur aux attentes, des dissensions grandissantes entre le PC et le POS (et sans doute aussi le souci, dans ces circonstances difficiles, de ne pas mettre en danger une carrière syndicale en pleine ascension) avaient amené les Métallos FGTB à quitter un navire qui allait sombrer définitivement un peu plus tard.
[1] Il faut par contre relever que pour Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE ; « pour nous, ce comité ne doit pas se constituer dans une démarche excluant a priori le PS et Ecolo »…Voir :
http://www.lcr-lagauche.be/cm/index.php?option=com_content&view=article&id=2804:l-le-besoin-de-gauche-est-plus-fort-que-jamais-r-une-interview-de-felipe-van-keirsbilck-secretaire-general-de-la-centrale-nationale-des-employes-cne-csc&catid=133:syndicalisme-de-combat&Itemid=53