, 14 février 2014
2014 sera une année électorale et d’ores et déjà tout ce qui n’est pas composition des listes et petites phrases assassines des ténors passe à l’arrière plan. Même la gauche radicale semble happée par cette obsession électorale. Mais si les résultats de ces élections seront importants, ils ne règleront évidemment pas tout - et ils ne permettront certainement pas de surmonter les énormes difficultés que rencontrent aujourd’hui le mouvement syndical et la classe travailleuse.
C’est pourquoi nous voudrions développer sur notre site une discussion ouverte sur ces difficultés et sur les changements indispensables dans les stratégies syndicales.
Pour cela, nous proposons de commencer en présentant un bilan - même très partiel - des luttes et des mobilisations qui se sont développées au cours de l’année dernière et des évolutions qui sont apparues - encore très timidement - dans certains secteurs syndicaux.
Nous commencerons par examiner la manière dont les syndicats - et avant tout leurs directions - tentent de faire face à une crise qui se prolonge. Et nous tenterons de comprendre comment cela s’est traduit tout au long de l’année face aux diverses mesures gouvernementales ainsi que face aux "gros dossiers" de fermetures et de restructurations comme Ford, ArcelorMittal et Caterpillar.
Nous reviendrons ensuite sur deux luttes importantes - celles des sous-traitants de Ford Genk et des bagagistes de l’aéroport de Bruxelles-National - qui ont du leur victoire (même partielle) au fait qu’elles ont été au-delà des diktats des directions syndicales.
Et nous terminerons (tout provisoirement) en évoquant des réactions significatives au sein de la FGTB (le "coup de gueule de Francis Gomez et des Métallos wallons, l’appel de la FGTB-Charleroi en faveur d’un nouveau parti à gauche du PS et d’Ecolo) ) et de la CSC (les prises de position "en pointe" de la CNE) ainsi que deux initiatives - l’Alliance D19-20 et les Acteurs des Temps présents - qui réunissent des secteurs de la FGTB et de la CSC, des organisations paysannes et des mouvements sociaux dans une perspective de "convergence des luttes".
Pour jeter les bases de ce bilan et amorcer le débat, nous avons longuement discuté avec Erik Demeester, rédacteur aux revues Vonk et Révolution et animateur des Comités d’Action contre l’Austérité en Europe.
Nous espérons que ces réflexions susciterons l’envie d’autres réactions que nous publierons avec plaisir sur ce site. Notre seul objectif est, au-delà de la diversité des expériences personnelles et collectives et de divergences d’appréciation qui peuvent être profondément stimulantes, d’avancer vers un syndicalisme plus combatif, plus démocratique et plus offensif dans une perspective anticapitaliste.
Jean Peltier
Il semblerait que, pour le moment, cela cogite fort dans la direction de la FGTB...
Erik Demeester : En effet. La FGTB a fait une évaluation de sa stratégie d’action des trois dernières années. Un document à ce sujet était à l’ordre du jour du comité fédéral du mois de novembre de l’année passée. Il ne fait aucun doute que cette discussion se fait aussi au sein de la CSC et du syndicat libéral.
Mais la plupart des délégués syndicaux, sans même parler des militants et des affiliés de base, ne sont malheureusement pas consultés. Le document d’évaluation d’une vingtaine de pages est diffusé en cercle fermé…
C’est une grosse erreur naturellement. Il est impossible de faire un bon bilan sans la participation des premiers concernés, c’est-à-dire les travailleurs qui, tous les jours, sont sur le terrain.
En l’absence de réflexion et de débat publics, essayons d’y voir un peu plus clair sur ce qui est en enjeu. Le point de départ d’une évaluation de la stratégie syndicale devrait commencer par une analyse en profondeur de la crise économique. Qu’en est-il ?
Cela fait 5 ans que la crise de 2008 a frappé l’économie mondiale et 3 ans que le gouvernement Di Rupo a été formé. Un constat s’impose : la crise n’est pas finie. Tant s’en faut. Les sursauts de croissance depuis 2008 ont été faibles et éphémères. L’euphorie des bourses ne s’est pas traduite dans une croissance solide de l’économie réelle.
Le bref rebond de la croissance de l’économie réelle en 2010 et 2011 n’a pas signifié non plus une amélioration des conditions de vie et de travail. Au contraire. Les salaires ont été bloqués, l’épargne – le bas de laine de nombreuses familles - ne rapporte plus rien, le chômage est à un niveau record, les contrats précaires et d’intérim sont devenus une épidémie, les burn out se multiplient, les antidépresseurs se consomment en quantité de plus en plus grande, le nombre de minimexés explose et la pauvreté s’enracine profondément dans le tissu social des villes et de plus en plus aussi dans la campagne.
Les économistes les plus perspicaces (comme Paul Krugman ou encore Martin Wolf, le guru du Financial Times) prévoient une longue période de dépression ("a permanent slump"). Cette dépression pourrait durer jusqu’à deux décennies [1]. Prenons un peu de temps pour réfléchir à ce pronostic : cela signifie 20 ans de dépression, 20 ans d’austérité et d’attaques incessantes contre nos droits et contre nos conditions de vie et de travail. Ce que nous venons de vivre les cinq dernières années deviendrait ainsi la nouvelle norme. Le gouvernement Di Rupo a fait des économies pour 24 milliards d’euros en trois ans. Combien de milliards faudra-t-il encore pour satisfaire ‘les marchés’ ?
Penses-tu que ce constat est pleinement intégré dans les organisations syndicales et que les directions en tirent les conséquences adéquates ?
Le mouvement syndical ne peut pas espérer que la crise ‘finira bien par passer’. Nous ne pouvons pas penser non plus que nous pourrons récupérer ce qu’on perd aujourd’hui lors d’une prochaine reprise économique. Ce qui est perdu est perdu. Une embellie économique ne signifie pas non plus que l’on va retrouver les conditions de travail d’avant crise. Cette réalité est difficilement admise dans le mouvement syndical.
Nombreux sont ceux et celles, surtout au sommet de notre organisation, qui s’accrochent à l’illusion d’un retour à une nouvelle période de croissance. Ce faisant, ils et elles donnent du crédit aux discours optimistes des politiciens, comme Paul Magnette, le président du PS, qui pousse l’optimisme délirant jusqu’à prétendre que nous sommes dans le début de l’après-crise : "il y a des signes objectifs qui disent qu’on pourrait être à la première année de l’après-crise" a-t-il affirmé à Matin Première [2].
Aussi longtemps que nous ne sommes pas disposés à regarder la réalité en face, c’est-à-dire constater que la crise va durer longtemps, nous continuerons à nous fourrer le doigt dans l’œil. Ce système est en crise, ce système est malade et il ne s’agit pas d’un rhume passager. C’est un véritable cancer qui ravage toute notre société. Ce système veut se rétablir à nos frais. Rêver d’un retour à un capitalisme plus au moins domestiqué sans crise et sans austérité est un leurre dangereux. C’est pour cela qu’il faut situer toute lutte syndicale, même le plus modeste des combats, dans le cadre d’une lutte pour le changement profond de société, d’un mouvement pour remplacer le capitalisme par une société socialiste. Tout responsable syndical qui ne se situe pas dans cette démarche ne fera qu’accompagner le recul social, indépendamment de sa bonne volonté et de sa sincérité.
Reste-t-il un espace réel pour ce qui est devenu la "raison d’être" profonde des appareils syndicaux, à savoir la concertation sociale et la négociation permanente avec le patronat et l’Etat ?
L’autre conclusion pratique qui découle de ce constat est qu’on n’obtient plus rien sans lutte, sans combat. Le fameux dialogue social dont se targue la Belgique est très mal en point, voire agonisant. Il sert essentiellement à imposer un carcan à l’action syndicale et à étouffer nos revendications. Plus rien d’important ne peut s’obtenir par la simple concertation. Ceux qui prétendent le contraire s’accrochent à la concertation comme un noyé s’agrippe à une planche vermoulue en pleine tempête. Car il n’est plus question pour les patrons de faire des concessions aux syndicats.
Ce ne sont pas les bons mots ou les bons contre-arguments qui font reculer les patrons, mais la lutte bien pensée et bien préparée. Une lutte qui se donne comme objectif de changer les rapports de force et pas simplement pour se faire ‘entendre’. Des actions en dehors des sentiers battus , en dehors des règles convenues et acceptées, sont les seules qui ont encore une chance d’aboutir. Les actions des ouvriers et des employés du manutentionnaire Swissport et les sous-traitants de Ford Genk le démontrent. C’est le seul langage que comprennent les patrons.
Voilà une conclusion qui est en contradiction flagrante avec ce qui reste la stratégie quotidienne des directions syndicales et d’une grande partie de l’appareil...
La FGTB ne semble pas avoir une vision adéquate et une stratégie d’action claire. À vrai dire, le syndicat socialiste ressemble à un navire sans véritable capitaine, un bateau qui se laisse porter par des flots et des vents contraires. La vision qui domine est celle qui consiste à essayer d’obtenir des adaptations au système actuel. Ce système capitaliste est présenté comme le seul possible, la dernière frontière du progrès humain. Voilà une des explications principales de l’impasse actuelle du combat syndical.
Car de cette acceptation du système découle une vision sur les actions, les manifestations et les grèves qui se donnent comme objectif d’aménager le recul social. Les actions (les promenades longeant le Parc de Tervuren, le rituel de l’axe Nord-Midi, etc.) visent, non pas à créer un rapport de force pour arrêter une série de mesures, mais de se faire ‘entendre’, à ‘rétablir le dialogue social’, à ‘montrer qu’on est pas d’accord’ etc. Beaucoup mieux aurait été de construire un plan d’action débattu dans des AG sur les lieux de travail, pour arriver, comme l’a proposé en son temps la Centrale des Métallos Wallonie-Bruxelles (MWB), à une montée en puissance de grèves de 24 h, 48 h et de 72 h.
La passivité face à ce gouvernement, surtout parmi les dirigeants syndicaux, est aussi flagrante. Certes ni la FGTB, ni la CSC ne sont contentes de certaines politiques menées par l’équipe Di Rupo. Mais il est perçu comme étant le gouvernement du moindre mal. Tout autre gouvernement ne pourrait être que pire. Conclusion : des actions contre sa politique sont certes acceptées, mais il ne faut surtout pas aller trop loin.
Cette idée que le gouvernement Di Rupo est le gouvernement du moindre mal a perdu de l’attrait les dernières années pour des raisons évidentes. Du ‘moindre mal’ on glisse vers le ‘mal’ pour arriver au ‘pire’. L’appel de la FGTB de Charleroi soutenu par la CNE visant à la construction d’une formation à gauche du PS, reflète ce changement dans la conscience d’une partie des militants et des délégués. Mais cette opinion, bien que significative, est encore loin d’être majoritaire dans la FGTB, dans les divers niveaux de direction bien sûr, mais aussi parmi les militants de base. L’influence réformiste du PS et du SP.a au sein de la FGTB n’est pas le seul résultat d’une mainmise bureaucratique sur une partie importante de l’appareil. Elle découle de la vision réformiste qui imprègne encore de nombreux responsables syndicaux à tous les niveaux.
La FGTB doit donc réfléchir comment elle peut passer, dans l’unité d’action, d’une lutte défensive à une lutte offensive autour d’un programme de revendications anticapitalistes visant à … gagner !
C’est d’autant plus nécessaire - et surtout possible - que 2013 a été une année socialement assez agitée avec un niveau de luttes, de grèves et de manifestations nettement plus élevé que les années précédentes et des conflits-phares comme ceux de Ford, ArcelorMittal et Caterpillar. Ce que nous aborderons dans le prochain épisode...
Notes :