Le Venezuela face aux élections

Guillermo Almeyra 16 septembre 2012

Le Venezuela va connaître un cycle électoral important dans les mois qui viennent avec les élections présidentielles du 7 octobre et les élections législatives de la fin de l’année. Si Chavez, crédité de plus de 57% des votes dans les sondages face au candidat de la droite, Henrique Capriles, est certain de l’emporter, ce ne sera sans doute pas le cas pour une bonne partie des candidats chavistes lors du scrutin suivant. Le processus bolivarien est profondément miné par ses propres contradictions et limitations internes, essentiellement dues au phénomène d’institutionnalisation et de bureaucratisation qui s’est accéléré au cours de ces dernières années. Phénomène qui, à son tour, stimule le découragement et la dépolitisation à la base. Dans le premier que nous publions ci-dessous, Guillermo Almeyra, marxiste révolutionnaire latino américain de longue date [1], plaide pour un vote critique en faveur de Chavez, tout en pointant les périls qui guettent le processus du fait de ces contradictions. Dans le second, il analyse brièvement les causes structurelles de ces dernières en soulignant les caractéristiques des gouvernements dits « progressistes » en Amérique latine dans le contexte actuel. (Avanti4.be).

Il est évident qu’une victoire aux prochaines élections et la conservation non seulement de la présidence de la République mais aussi de la majorité à l’Assemblée nationale constituent une condition élémentaire pour le maintien du processus bolivarien. Chavez doit gagner – et il le fera – pour asséner un nouveau coup à une droite affaiblie et à la pression des Etats-Unis, qui s’accentuera dès que l’échéance électorale aux Etats-Unis sera passée, que ce soit Barack Obama qui l’emporte ou, avec encore plus d’évidence, l’homme des cavernes qu’est Mitt Romney.

Mais la droite vénézuélienne, qui compte avec le soutien de plus d’un tiers de l’électorat, n’est pas seulement composée d’oligarques et de fascistes. De larges secteurs des classes moyennes et même des ouvriers voteront aussi pour elle parce qu’ils sont mécontents face à l’insécurité, à la corruption dans l’appareil d’Etat, par l’imposition des candidats du PSUV (qui n’a aucune indépendance et n’est qu’un instrument bureaucratique gouvernemental) et par le verticalisme dans l’adoption de toutes les décisions. Ces ouvriers et ces petits-bourgeois pauvres ne sont pas des contre-révolutionnaire ni des agents de l’impérialisme, comme le sont leurs principaux candidats et dirigeants, ce sont des conservateurs ou des néolibéraux que le processus bolivarien, au lieu de les mettre dans le même sac avec ceux qui veulent revenir en arrière, devrait tenter de gagner ou de neutraliser, afin de les séparer de ceux qui les conduisent aujourd’hui au désastre.

En même temps, ceux qui votent pour Chavez ne sont pas aveugles face aux problèmes de la corruption, du verticalisme, du bureaucratisme, de la direction militaire d’un processus qui exige, par contre, la plus large participation décisive de la population, la discussion ouverte des diverses options possibles pour résoudre les grands problèmes, le contrôle populaire des réalisations et des institutions gouvernementales. Des centaines de milliers d’entre eux se sont mobilisés, ont mené des grèves qui ont été réprimées et ils s’opposent à la manière avec laquelle ont été désignés des candidats bien souvent autoritaires et bureaucrates, à l’asphyxie de la démocratie de base. Mais, en dépit de toute cela – par maturité politique – ils voteront pour Chavez contre la droite nationale et internationale sans se laisser tromper par la propagande pseudo « de gauche » des loups déguisés en agneaux qui suivent Capriles.

Les élections devraient être l’occasion de favoriser leur auto-organisation et leur politisation parce que la base du chavisme est la garantie réelle de la préservation du processus bolivarien, c’est cette force qui brisa les putschistes avec sa mobilisation dans les rues lors du coup d’Etat contre Chavez (en avril 2002, NdT).

Au lieu de présenter une candidature indépendante et antichaviste, comme celle du syndicaliste combatif Orlando Chirino, séparant les socialistes des chavistes, la gauche révolutionnaire aurait du travailler ensemble avec les chavistes partisans du socialisme pour renforcer l’auto-organisation des travailleurs et, après la défaite de la droite, livrer bataille dans de meilleures conditions contre le verticalisme et les bureaucrates-technocrates qui espèrent la disparition d’Hugo Chavez pour contrôler l’appareil d’Etat. Car les grandes batailles se livreront après le mois d’octobre.

D’une part, parce que la défaite électorale de la droite ne lui laisse plus d’autre possibilité que le coup d’Etat (qu’elle ne peut réaliser aujourd’hui) ou l’assassinat de Chavez et l’oblige à flirter avec la droite bureaucratique chaviste afin de préparer l’après-chavisme. L’autre possibilité – une agression militaire à partir de la Colombie – est aujourd’hui écartée ou retardée grâce à la diplomatie cubaine et vénézuélienne qui a pacifié la frontière entre la Colombie et le Venezuela en ouvrant la voie à la paix entre le gouvernement de Bogota et les FARC et l’ELN. Cela enlève tout prétexte aux militaires réactionnaires colombiens et aux Etats-Unis pour une quelconque provocation et, en même temps, encourage des centaines de milliers de paysans colombiens déplacés à retourner sur leurs terres où il s’affronteront aux paramilitaires et aux narcotrafiquants.

D’autre part, parce que Chavez, avec son omniprésence, n’a pas permis le développement d’une équipe révolutionnaire qui puisse le remplacer. Il a au contraire donné du pouvoir à des secteurs conservateurs et droitiers mais qu’ils considèrent loyaux envers sa personne, comme Diosdado Cabello et tant d’autres. Le bonapartisme ouvre toujours la voie à la transition bureaucratique et vers la contre-révolution. En conséquence, pour éviter ce péril, la victoire électorale devrait offrir les bases nécessaires à ce que le peuple vénézuélien créé et développe son propre pouvoir à la base face à ceux qui ne l’utilisent que pour leur propre intérêt afin de se substituer à ces derniers.

Les élections sont un mélange entre un processus démocratique et légal de résolution des conflits, une lutte de classes aigue déguisée et mesurée, et un conflit au sein du processus bolivarien lui-même entre une caste bureaucratique-technocratique qui s’affirme dans le gouvernement, Hugo Chavez qui agit d’une manière bonapartiste et, enfin, l’impulsion à la base en faveur de la construction des éléments du pouvoir populaire.

L’évolution mondiale des prix pétroliers – qui détermine les marges dont dispose le gouvernement Chavez – et l’évolution de la santé du Commandant lui-même sont des éléments incontrôlables et qui continueront à avoir un poids important dans l’évolution du processus bolivarien après les élections d’octobre. Si les prix pétroliers chutent à cause d’une baisse de la consommation consécutive à la crise, c’est la lutte pour la distribution de la rente pétrolière entre les différentes classes et secteurs vénézuéliens qui va s’aiguiser. Si la maladie du président s’aggrave en 2013, la lutte pour le remplacer mettra à l’ordre du jour une alliance entre la droite chaviste et le secteur le plus ouvert au dialogue de l’opposition afin de contrôler le pouvoir par une sorte de coup d’Etat non sanglant et bureaucratique.

C’est pour cela qu’il est fondamental d’utiliser les élections afin de semer les idées socialistes, augmenter la politisation et la conscience des travailleurs et du peuple pour construire un pouvoir populaire, en luttant pour la victoire de Chavez, mais sans se subordonner au chavisme bureaucratisé.

Publié dans le quotidien mexicain « La Jornada », le 2 septembre 2012.

La logique infernale du capital

Les Etats capitalistes dépendants qui, en Amérique latine, ont des gouvernements qualifiés de « progressistes » et qui se refusent à appliquer les politiques imposées par Washington, sont enfermés dans un engrenage qui dévore continuellement les efforts en faveur d’un changement économique et social et qui reproduit et aggrave l’héritage du passé, renforçant ainsi au passage les politiques néolibérales que ces gouvernements déclarent rejeter.

Leurs économies dépendent sans cesse plus des exportations d’une série limitée de produits. En outre, ils ont besoin d’investissements étrangers afin de stimuler une industrialisation de base et la création d’infrastructures parce que le grand capital contrôle l’épargne nationale et l’exporte tandis que les grands capitalistes exportent de manière légale ou illégale les capitaux et les profits à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars.

Les banques, les grandes industries exportatrices ou productrices d’aliments et de biens de consommation, et y compris une grande partie des terres sont en effet dans des mains étrangères et la production et les exportations ne sont, en réalité, qu’un commerce interne les centres et les diverses filiales des entreprises multinationales.
Les voitures « argentines », par exemple, sont FIAT, Ford, General Motors ou d’autres marques similaires ; l’acier « argentin » c’est la multinationale Techint ; les grains exportés sont ceux de Cargill, Bunge et Dreyfus, de grandes multinationales du secteur agro-chimique, et la propriété du gaz, du pétrole, de l’électricité est toujours aux mains d’entreprises étrangères puisque le tant vantée « renationalisation de YPF s’est simplement limitée au contrôle de la part de l’Etat argentin de 51% des actions de l’ex partenaire majoritaire espagnol REPSOL, qui fait toujours partie d’une entreprise qui n’est pas une entreprise nationale mais mixte.

Dans le même temps, 68% des gisements pétroliers qui existent dans ce pays sont exploités par d’autres entreprises également privées et dans leur immense majorité étrangères. Petrobras, pour sa part, n’est pas « du Brésil », c’est une entreprise mixte et la même chose se passe avec la grande majorité des piliers de l’économie bolivienne ou équatorienne.

Ces gouvernements « progressistes », afin de maintenir un taux élevé de profits pour les patrons, doivent maintenir sous contrôle les revenus réels des travailleurs, ce qui empêche une augmentation plus importante de la construction de logements et la consommation de biens essentiels, ce qui par conséquent, maintient une partie importante de la population économiquement active dans le secteur dénommé « informel » (une forme de chômage déguisé), dans le chômage structurel et dans la pauvreté. Les énormes subsides étatiques n’ont pas en réalité pour principale motivation de soulager la pauvreté et de garantir une consommation minimale, il s’agit surtout de rendre la main d’œuvre moins chère en réduisant les coûts de certains services, en particulier les transports, et des biens courants. Ce sont en réalité des subsides au secteur patronal parce que l’Etat permet ainsi de contenir les revendications salariales et assure une main d’œuvre bon marché ayant une haute productivité.

Cette politique de soutien étatique aux profits patronaux en temps de crise, comme celle d’aujourd’hui, est insoutenable et ne peut empêcher ni les licenciements ni une nouvelle augmentation de la pauvreté et du nombre de chômeurs. Elle ne peut même pas limiter la désindustrialisation relative parce que, quand la spéculation se concentre sur le secteur des grains pour le bétail ou des produits alimentaires (soja, maïs, blé), il est beaucoup lucratif de placer les capitaux dans ce commerce que d’investir à long terme dans des marchés asphyxiés par la faible capacité de consommation des grandes masses de la population.

Comme, d’autre part, les tentatives d’unifier les efforts, par exemple dans le cadre du Mercosur, ne donneront leurs fruits qu’à moyen ou long terme, aussi importants soient-ils, ils n’offrent pas de résultats immédiats et il n’existe pas encore de coopération financière étroite entre les pays membres, ni une monnaie commune. Et comme ces efforts doivent vaincre les intérêts particuliers de chaque pays, la coordination et une possible unification apparaissent plus comme un objectif lointain que comme une solution immédiate.

Cela mène ces gouvernements à recourir de manière désespérée à une nouvelle panacée : le développement de l’exploitation minière, afin d’extraire de l’or, des métaux et des terres rares, quel qu’en soit le prix social, environnemental et politique. Cela conduit également à la réduction au maximum des marges démocratiques, afin de faire taire les protestations et pour adopter des décisions brusques, à partir d’en haut, sans consultation, en heurtant ainsi les bases sociales de ces gouvernements et en piétinant les lois et les institutions.

De cette manière, des gouvernements qui furent le résultat direct ou indirect des mobilisations pour la démocratie et pour un changement social restreignent aujourd’hui les marges de la démocratie et reproduisent le vieil ordre social, tout en s’affaiblissant ainsi.

On ne sort pas des maux du capitalisme avec plus de capitalisme. La solution à ce nœud gordien est à nouveau celle d’Alexandre : le couper. Certes, l’autarcie est impossible, tout comme il n’est pas possible de manger tout le soja et de se passer du commerce extérieur. Mais ce dernier pourrait être monopolisé par l’Etat, afin qu’il puisse vendre à l’extérieur en payant à leur juste prix les producteurs. Il est également possible de donner un futur aux prochaines générations en préservant l’eau et l’environnement au lieu de les offrir aux multinationales minières étrangères, et il est parfaitement faisable de commencer à planifier la production et la consommation, à reconstruire le territoire, en prenant en considération dans leur ensemble, avec les pays voisins, les ressources, les moyens et les nécessités.

C’est précisément parce que la crise est profonde et durable et que, contrairement à de nombreuses fanfaronnades lancées jusqu’à il y a peu, nos pays ne sont pas blindés contre elle, que l’alternative est claire : continuer dans ce jeu et sombrer encore plus ou prendre des mesures radicales qui peuvent aider à une transition qui sorte réellement de la logique infernale du capital, en comptant sur le soutien et la mobilisation des travailleurs et des peuples. Cela requiert de mettre de côté l’arrogance des ignorants. Ce n’est pas le moment pour des décisions prises dans des cabinets de technocrates mais bien pour la discussion publique et démocratique sur ce que l’on doit faire face aux grands problèmes.

Publié dans le journal « La Jornada » (Mexique), le 6 août 2012.
Traduction française pour Avanti4.be


[1Guillermo Almeyra est politologue et journaliste marxiste. Né à Buenos Aires en 1928, il a milité dans la gauche argentine politique et syndicale, avant de trouver asile politique en Italie, puis au Mexique, où il est éditorialiste au principal quotidien de gauche « La Jornada ». Titulaire d’un doctorat en sciences politiques, il enseigne à l’Université nationale autonome du Mexique la politique contemporaine. Il a notamment publié, « Etica y rebelión » (Ethique et rébellion, 1998), « Che Guevara : el pensamiento rebelde » (Che Guevara : la pensée rebelle, 1992, réédité par les Ediciones Continente, 2004) et « Polonia : obreros, burócratas, socialismo » (Pologne : ouvriers, bureaucrates, socialisme, 1981).