L’Iran, le nucléaire, les jeans et les sanctions

Yassamine Mather 3 novembre 2013

L’apparente cordialité dans les relations entre les Etats-Unis et l’Iran pourrait offrir de nouvelles opportunités pour les mouvements de protestation de la classe travailleuse.

Après plusieurs semaines de spéculations sur les relations entre l’Iran et les Etats-Unis sur le programme nucléaire de la république islamique, le Ministre des Affaires étrangères iranien a présenté clairement ses propositions les 15 et 16 octobre dans le cadre des conversations « privées » avec les pays du « P5+1 » à Genève. Les propositions en question viendraient par étapes qui coïncideraient avec une réduction graduelle des sanctions occidentales. En dépit des dénégations de l’Iran, il est clair qu’à un certain moment au cours de ce processus Téhéran réduira ses niveaux d’enrichissement d’uranium et qu’elle « autorisera les visites sans préavis de ses installations nucléaires lors de l’étape finale » [1]

Une ouverture à tâtons

Ali Larijani, le porte-parole du Parlement iranien, très proche du leader suprême Ali Khamenei, a fait allusion dans une interview à CNN au fait que l’Iran pourrait répondra positivement aux demandes des « P5+1 » de stopper l’enrichissement d’uranium ou, du moins, qu’elle est disposée à discuter l’épineuse question de son « excédent » en uranium enrichi. Cependant, il a semblé contredire cette affirmation quelques jours plus tard dans un communiqué « réaffirmant que les réalisations actuelles dans le programme nucléaire ne peuvent être remises en question ». Il semble néanmoins que Khamenei semble avoir avalé la ciguë et qu’une variante des propos évoqués ci-dessus fait effectivement partie des propositions iraniennes. Larijani a également été cité par l’Associated Press pour avoir déclaré que l’Iran dispose d’un vaste stock d’uranium enrichi qu’il utilisera comme monnaie d’échange dans les négociations avec l’Occident. Plus tard, cette citation a été qualifiée de « fausse », « fondamentalement inexacte » et « sans fondement » par le bureau de presse officiel du Majlis (le Parlement iranien).

Au début du mois d’octobre, des rapports indiquaient que l’Iran pourrait fermer de sa propre initiative son site d’enrichissement d’uranium à Fordo. Mais le dirigeant de l’Organisation de l’Energie Atomique d’Iran, Ali Akbar Salehi, a énergiquement rejeté les « informations des médias occidentaux », ajoutant que les installations du site souterrain d’enrichissement d’uranium sont essentielles pour le programme nucléaire du pays : « La fermeture du site de Fordo est un mensonge absolu ».

Peu importe que les autorités iraniennes parlent d’une seule voix - il est clair que chaque voix a deux ou trois opinions ! Ce désordre apparent fait en réalité partie de la stratégie du Guide Suprême afin de pouvoir crier victoire si les conversations débouchent sur certaines réductions du niveau actuel des sanctions, sans qu’il cesse de se montrer profondément pessimiste sur ces négociations. Le régime a placé tous ses espoirs dans un relâchement immédiat, du moins par rapport au système financier et bancaire du pays, ainsi que sur une levée des restrictions sur les assurances et le fret qui permettraient une augmentation des exportations pétrolières du pays.

Netanyahu, décidé et arrogant

Néanmoins, vu le fait que les sanctions ont provoqué un changement de cap à Téhéran, il est peu probable qu’elles soient levées à court terme. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et les faucons étatsuniens ont clairement mis en garde contre tout relâchement. Le 10 octobre, dans ses conversations téléphoniques avec David Cameron et le président français François Hollande, Netanyahu aurait déclaré que « seule notre pression a poussé l’Iran à fléchir, et ce n’est qu’en maintenant la pression et en la renforçant qu’on pourra obtenir le démantèlement de son programme nucléaire » [2].

Le Premier ministre israélien a eu une opportunité unique de pouvoir s’adresser directement au peuple iranien lors d’un long entretien réalisé par le service iranien de la BBC le 3 octobre dernier. Il a réussi un tour de force que même l’ex-président iranien Mahmoud Ahmadinejad n’avait pu réussir : unir tous les Iraniens contre le gouvernement sioniste. Dans des commentaires arrogants et condescendants qui étaient supposés encourager les jeunes Iraniens à soutenir le régime sioniste, Netanyahu a dit aux Iraniens qu’ils « méritaient mieux » que leur actuel gouvernement, ajoutant cette déclaration : « Je crois que si les Iraniens pourraient faire ce qu’ils veulent, ils porteraient des jeans, écouteraient de la musique occidentale et auraient des élections libres » [3].

La réponse à ces propos a été sans précédent. Les médias sociaux et la blogosphère ont été inondés d’images d’Iraniens portant des pantalons en jeans. Des milliers d’Iraniens ont publié sur les réseaux sociaux des photographies de célébrités iraniennes – dont certaines proches du Guide Suprême – portant de tels pantalons. De fait, on n’exagérerait pas en affirmant que se moquer du Premier ministre israélien est devenu le passe-temps favori des Iraniens sur internet ces deux dernières semaines. On peut parier que ses conseillers en communication sont en train de s’en mordre les doigts.

Quoiqu’il en soit, tout cela n’a pas arrêté Netanyahu ni modéré le moins du monde ses propos. Le 13 octobre, alors que se dessinaient de possibles progrès dans les conversations de Genève, il s’est comparé à Winston Churchill et s’est présenté comme étant quasiment l’unique opposant à l’« apaisement » avec les « fascistes » iraniens.

Les raisons d’un changement de cap

Il convient de se demander ce qui a provoqué le changement de cap en Iran et ce qui est arrivé à la politique des Etats-Unis qui affirmait que l’Iran devait être puni.

Le repli iranien est plus facile à expliquer, bien que, contrairement à toutes les déclarations des Etats-Unis et de leurs alliés, les sanctions n’ont pas affecté les fortunes privées des dirigeants religieux iraniens ou de leurs proches. Néanmoins, il est clair que le pays traverse une grave crise économique que ses dirigeants sont impuissants à résoudre, ce qui rend la situation insoutenable. Cette semaine, la Banque Centrale a annoncé que le taux d’inflation a dépassé 40%. Selon ses chiffres, « le coût des aliments et des boissons a augmenté de 51%, celui des chaussures de 60% et les services publics, l’eau et le carburant de 21%. Les coûts pour la santé et le transport ont respectivement augmenté de 43 et 45% » [4].

L’industrie manufacturière se trouve au point mort. Alors qu’à l’apogée de sa croissance, beaucoup de commentateurs célébraient l’augmentation impressionnante de la production de voitures, aujourd’hui l’effondrement de cette industrie est évident. La production d’automobiles s’est réduite de 40% au cours de cette seule dernière année et elle représente à peine 10% de ce qu’elle était avant le dernier paquet de sanctions. Les ouvriers de ce secteur disent qu’ils vont travailler même s’ils ne sont pas payés dans l’espoir que cette industrie puisse redémarrer dès que les sanctions seront levées.

L’industrie de l’automobile, comme l’industrie aérospatiale, a été privée de nombreux programmes essentiels de software en ingénierie, qui figurent sur la liste des produits pouvant avoir un « double usage » civil et militaire. C’est le cas par exemple du programme Abaqus, largement utilisé dans l’industrie automobile et aérospatiale pour l’analyse des résistances et qui permet de détecter les fissures dans les matériaux. Mais, du fait qu’il peut également être utilisé dans le même but pour les réacteurs nucléaires, il ne peut pas être exporté vers l’Iran. La même chose se reproduit dans d’autres industries.

Pendant ce temps, des milliers de travailleurs ne sont plus payés. La semaine dernière, il y a eu des dizaines d’actions de protestation de travailleurs dans tout le pays, notamment au sein de l’usine de pneumatiques Kian, près de Téhéran, avec le slogan : « Nos familles ont faim ! ». A Boroujerd, dans l’ouest de l’Iran, plus de 1.000 travailleurs des services publics municipaux n’ont plus été payés ces deux derniers mois. Mais, comme je l’ai répété à plusieurs reprises, comment se fait-il qu’un pays qui dit ne plus avoir d’argent pour payer ses travailleurs du service public dépense par contre des millions de dollars pour acheter des équipements nucléaires au marché noir ?

L’Iran, un ennemi plus fiable que certains alliés ?

Si l’accord apparent de l’Iran pour réduire son programme nucléaire était prévisible, il y a énormément de spéculations sur les raisons qui motivent ce qui semble être un relâchement de la position des Etats-Unis. Un camarade de la campagne « Hands Off the People of Iran » (HOPI) a avancé une explication possible. Ayant traditionnellement placé leur confiance dans l’Arabie Saoudite, le Qatar et ses alliés sunnites, les Etats-Unis pourraient être préoccupés du peu de contrôle qu’exercent ces pays sur les groupes armés islamistes qu’ils financent dans la région. La Syrie et la Libye sont un exemple évident de ce phénomène. Les Etats-Unis pourraient être ainsi en train de mener une politique à double face, cherchant à établir de meilleures relations avec l’Iran chiite (un pays qui exerce un ferme contrôle sur les groupes islamistes chiites qu’il soutient), tout en maintenant ses liens avec les Etats sunnites.

En Iran, les spéculations sur les incohérences étatsuniennes dominent les médias. Le réseau de télévision d’Etat « Jaam-e-Jam » a été jusqu’à citer l’auteure de ces lignes sur sa page web, en reproduisant une partie de ce que j’avais dit lors du programme hebdomadaire d’informations et d’analyses du service iranien de la BBC [5]) (soit dit en passant, sur d’autres pages de son site web, ce service iranien de la BBC est décrit comme un « nid d’espions » financé par le MI5 et faisant partie d’une conspiration sioniste). Bien entendu, ils n’ont reproduit que les parties du programme dans lesquels que je faisais référence aux Etats-Unis et aux effets des sanctions : le reste de la discussion, qui évoquait les ambitions de l’Iran dans la région ou le besoin qu’a le régime de crises continues pour survivre, n’ont pas été reproduites sur la page web de « Jaam-e-Jam ». Cela démontre, en soi, le désespoir du régime iranien – ce n’est pas comme s’il ignorait ma longue histoire d’opposante.

La bataille entre conservateurs et « réformistes » est passée à la vitesse supérieure, le Ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif affirmant que la manière erronée dont on avait rendu compte de ses commentaires sur la visite du président Hassan Rohani à New York avait provoqué un tel stress chez lui qu’il était quasiment paralysé à la veille des conservations de Genève. En guise de preuve, Zarif a twitté une photo de lui où on le voit se reposer sur un lit de ses douleurs de dos. Aucun détail n’a été divulgué à la population iranienne quand à l’attitude de l’Iran à Genève.

« Mort aux Etats-Unis » - Stop ou encore ?

L’autre sujet polémique en Iran est le débat autour du slogan « Mort aux Etats-Unis ! ». Venant à la rescousse de Rohani, l’ancien président Hashemi Rafsanjani a révélé que le premier Guide Suprême d’Iran, Ruhollah Khomeini, a dit un jour – en privé – que les gens devraient abandonner ce slogan. « Mort aux Etats-Unis » est une consigne qui a été très populaire, tant parmi les islamistes que parmi leurs apologistes réformistes, le parti « communiste officiel » Tudeh et les Fédayins Majoritaires en 1979 et au début des années ’80. La gauche plus radicale s’y est toujours opposée car c’est un slogan incorrect qui a été délibérément choisi pour amoindrir l’impact des mots d’ordre anti-impérialistes de la gauche.

Selon Rafsanjani, Khomeini aurait confessé « Je n’étais pas d’accord d’appeler à la mort de qui que ce soit dans les réunions publiques. Par exemple, dans nos meetings, ‘Mort à Banisadr !’ était un slogan populaire et j’ai dit aux gens de ne pas le scander après les prières du vendredi. Il y avait aussi ‘Mort à Bazargan !’ et je leur ai dit de ne pas crier cela... Quant à ‘Mort aux Etats-Unis !’, j’ai dit la même chose. Je suis personnellement contre toute rhétorique forte et offensive, cela ne me semble pas constructif » [6].

Il était inévitable que les commentaires de Rafsanjani allaient provoquer une forte opposition en Iran. Mohammad Ali Khafari, commandant de la Garde Révolutionnaire, a déclaré que le peuple iranien ne pourrait jamais croire que Khomenei n’appuyait pas ce slogan. De fait, après une semaine d’attaques contre lui, Rafsanjani a décidé de faire marche arrière. Il a dit que la republication d’une de ses interviews dans lequel il rappelait les commentaires de Khomenei avait été une « erreur » [7]. Rafsanjani n’a cependant pas nié la véracité de ce qu’il avait dit.

Solidarité

Que signifie tout cela pour le travail de solidarité ? Il est évident qu’existe la possibilité que certaines sanctions soient levées au cours des prochaines semaines. Mais cela ne va pas changer la situation économique de la majorité des Iraniens. Néanmoins, si les travailleurs peuvent retourner à leur poste de travail, si une partie des arriérés de salaires peuvent être payés, nous pourrions assister à une recrudescence de la lutte des classes. De la même manière, si la menace d’une attaque extérieure est levée, on pourrait à nouveau assister à des manifestations étudiantes contre la dictature religieuse – en fait, nous avons vu une première expression de ce type de protestation cette semaine alors que Rohani s’adressait à des étudiants dans l’une des principales universités d’Iran.

Aujourd’hui, les travailleurs, les étudiants, les femmes et les minorités nationales d’Iran ont plus que jamais besoin de la solidarité de la classe travailleuse internationale. A un moment où tous les regards sont fixés sur les dirigeants du gouvernement iranien et sur les prisonniers du « mouvement vert », nous devons redoubler nos efforts pour exiger la libération immédiate et inconditionnelle de tous les militants syndicaux ainsi que le droit des travailleurs à constituer leurs propres organisations et pour soutenir les luttes des travailleurs pour le paiement des salaires qui leur sont dus.

En d’autres mots, le travail de la campagne HOPI ne fait que commencer.

Yassamine Mather est une militante marxiste iranienne exilée au Royaume Uni, professeure à l’Université de Glasgow et dirigeante de la campagne « Hands Off the People of Iran / Bas les pattes du peuple d’Iran  » (HOPI).

Source : http://hopoi.org/?p=2559
Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : G. Cluseret.

Notes :


[5Télévision d’Etat iranienne : www.jamnews.ir/TextVersionDetail/234097

[6www.majalla.com/eng/2013/10/article55245894 . Abolhassan Banisadr fut le premier président de la nouvelle République Islamique, tandis que Mehdi Bazargan fut le premier ministre de ce régime.