, 11 juillet 2013
Samedi 30 juin, entre 10 et 15 millions d’Egyptiens sont descendus dans les rues dans tout le pays pour crier leur volonté d’en finir avec le régime des Frères Musulmans. Mardi 3 juillet, l’armée, au terme de l’ultimatum qu’elle avait lancé au président Morsi, lui donnant 48 heures pour quitter le pouvoir, a destitué celui-ci et arrêté de nombreux dirigeants des Frères Musulmans. Elle exerce — provisoirement ? — seule le pouvoir tout en cherchant à former un gouvernement civil de coalition et en promettant des élections avant la fin de l’année.
Les Frères Musulmans ont refusé d’accepter la prise de pouvoir par l’armée et organisé eux aussi des rassemblements de masse, qui sont néanmoins nettement moins nombreux que ceux de leurs opposants. Lundi 8 juillet au matin, l’armée a fait feu sur un rassemblement des Frères Musulmans au Caire, tuant plusieurs dizaines de partisans du président déchu Mohamed Morsi. Les Frères musulmans ont appelé à manifester mardi 9 juillet 2013 dans toute l’Egypte pour protester contre ce massacre. L’Egypte vacille entre révolution, pouvoir militaire et guerre civile.
Nous publions ci-dessous deux analyses récentes de la situation, par Gilbert Achcar et Julien Salingue.
Gilbert Achcar a grandi au Liban et est aujourd’hui professeur à la School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres. On compte parmi ses ouvrages « Le choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial » (2002) qui a été publié dans 13 langues, « La poudrière du Moyen-Orient » (2007) avec Noam Chomsky, « Les Arabes et la Shoah » (2009) et, plus récemment, « Le peuple veut » (2013). Il a été interviewé le 3 septembre par Jaisal Noor pour la chaine télévisée americano-canadienne The Real News Network (TRNN).
Julien Salingue est un spécialiste de la question palestinienne. Il est l’auteur notamment de « A la recherche de la Palestine : au-delà du mirage d’Oslo » (2011) et à participé à de nombreux ouvrages collectifs dont le dernier est « Israël, un État d’apartheid ? » (2013).
Gilbert Achcar
Pouvez-vous nous faire part de votre réaction à la nouvelle selon laquelle le président Morsi, le dirigeant démocratiquement élu de l’Egypte, a été écarté du pouvoir par l’armée égyptienne ?
Oui. Il s’agit ici, d’une certaine façon, de la répétition du même scénario que celui qui s’est déroulé en février 2011. Ce que nous voyons en fait dans les deux cas c’est un coup d’Etat, un putsch militaire, dans le contexte d’un immense mouvement de mobilisation, à cela près que les joueurs ou ceux qui se trouvent au pouvoir sont différents et que la composition de la foule, la mobilisation de masse, est elle aussi différente.
En janvier 2011, en janvier-février 2011, on avait, vous savez, cet immense mouvement de protestation, ce grand soulèvement, dans lequel étaient impliquées toutes les nuances de l’opposition au régime de Moubarak. Ce qui incluait les libéraux, des mouvements de gauche mais aussi les Frères musulmans. Ils représentaient une composante majeure de la mobilisation à cette époque. Dans cette grande mobilisation de masse se trouvait le même type d’attentes vis-à-vis de l’armée, l’idée selon laquelle l’armée était du côté du peuple, qu’elle pouvait représenter les intérêts du peuple. Il se trouve d’ailleurs que le 8 février 2011, trois jours seulement avant la chute de Moubarak, The Real News Network avait réalisé une interview avec moi dans laquelle je mettais en garde contre ce type d’illusions au sujet de l’armée, au sujet des militaires.
Ce à quoi nous assistons actuellement fait juste suite à une espèce de jeu de chaises musicales, si vous voulez. Les Frères musulmans sont au pouvoir et les partisans de l’ancien régime, celui du régime Moubarak, dans les rues aux côtés des libéraux, avec la gauche, avec l’opposition populaire aux Frères musulmans. Il s’agit en un certain sens d’une répétition du scénario avec, certes, une différence clé : la nature de la force politique qui se trouve au pouvoir.
Dans les deux cas, nous voyons une immense mobilisation. Et ce soulèvement est absolument fascinant. C’est quelque chose qui va en fait au-delà des attentes, y compris celles de personnes comme moi qui rejettent tous ces commentaires lugubres que vous avez à chaque fois que des élections conduisent au pouvoir des forces semblables aux Frères musulmans. Vous aviez toutes sortes de commentaires selon lesquels le printemps s’est transformé en automne [islamiste] ou en hiver [intégriste] ; beaucoup ont vu dans ces événements une raison, si ce n’est un prétexte, pour simplement dénigrer l’ensemble des soulèvements dans la région.
Il y avait aussi d’autres, comme moi, qui insistaient sur le fait que nous nous trouvons seulement au commencement d’un processus révolutionnaire de longue durée. J’ai même déclaré, en fait, que j’étais assez content de voir les Frères musulmans accéder au gouvernement parce que cela serait la meilleure manière pour qu’ils s’exposent et, ainsi, perdent leur capacité de mystifier les gens avec des slogans démagogiques du type « l’islam est la solution ».
Pouvez-vous nous parler des divers intérêts qui ont pris part au soulèvement en Egypte ainsi que les intérêts politiques qu’ils servent ?
Comme je viens de le mentionner, nous sommes face à une foule très hétérogène, politiquement parlant. J’ai entendu à la télévision quelques interviews de personnes dans les rues. Nombreux sont ceux, dans les cafés ou dans des endroits de ce type, qui expriment leur préférence pour Moubarak au lieu de Morsi. Il y a donc, bien entendu, un grand nombre de partisans de l’ancien régime, un grand nombre de personnes qui représentent, comment dire ?, une masse plutôt conservatrice, qui est contre les Frères musulmans en raison de leur profonde maladresse au pouvoir. Ils se sont comportés lamentablement, de la façon la plus inepte possible, et ils sont parvenus à se mettre à dos tout le monde.
Il y a donc des partisans de l’ancien régime mais vous avez aussi dans cette mobilisation des masses immenses de gens qui agissent en raison de leur situation de classe, si vous voulez, voyant que rien n’a été fait contre la détérioration de leurs conditions de vie car le gouvernement n’a fait que poursuivre les politiques sociales et économiques du régime précédent. On trouve aussi l’opposition libérale, qui est opposée aux Frères musulmans pour des raisons politiques mais n’est pas contre leurs politiques sociale et économique car les libéraux partagent, sur le fond, les mêmes options. Vous avez ensuite la gauche. Il s’agit donc d’une foule très hétérogène. De la même manière qu’en 2011 il y avait des forces très hétérogènes, des forces de natures très différentes qui se sont rassemblées autour du seul point commun qui était leur opposition à Moubarak, c’est le même phénomène aujourd’hui dans l’opposition à Morsi.
Bien entendu, cela ne résoudra en rien le problème. Toute illusion selon laquelle l’armée et qui que ce soit que l’armée portera au pouvoir (car l’armée se retrouve pour une seconde fois en position de faiseur de rois) amènera à des améliorations des conditions sociales et économiques et, partant, des conditions d’existences des travailleuses et travailleurs en Egypte est tout simplement sans aucun fondement. Toutes les illusions de ce type ne sont que cela : des illusions.
On se trouve là face à une contradiction entre ceux qui soutiennent le coup d’Etat de l’armée parce qu’ils souhaitent le rétablissement de l’ordre, parce qu’ils sont convaincus que les Frères musulmans ne parviennent pas à réaliser cet objectif, ceux et celles qui languissent d’un retour du pays à la normalité – ce qui signifie en fait l’arrêt du mouvement de grèves, l’arrêt de tous les mouvements sociaux qui se sont déroulés de manière très intensive au cours des deux dernières années. Il y a donc ce genre de personnes. D’un autre côté on trouve ceux et celles qui se révoltent contre Morsi parce qu’il a poursuivi les politiques sociales de Moubarak.
Nous nous trouvons donc en pleine contradiction. Le problème est qu’à l’exception de groupes marginaux, il y a peu de conscience de cela. La tragédie réside ici en l’absence d’une force de gauche disposant d’une crédibilité populaire réelle et d’une vision stratégique claire de ce qui se passe. Cela manque terriblement.
Vous avez mentionné de quelle manière ce processus révolutionnaire, qui a commencé le 25 janvier [2011], évolue. Vous dites donc que vous ne voyez aucun dirigeant émerger du mouvement révolutionnaire qui serait en mesure de se porter candidat à la direction lors des prochaines élections que l’armée a promises ?
Bon. Il y a eu l’apparition d’une figure pouvant jouer le rôle de rassembleur des aspirations, disons, sociales et progressistes du peuple. Il s’agissait du candidat nassérien [Hamdeen Sabahi], par référence à Nasser qui dirigea l’Egypte jusqu’en 1970. Ce candidat représentait donc une espèce de nationalisme de gauche. Il arriva troisième [en 2012, avec 20, 72% contre 23, 66% pour Ahmed Shafik — un officier, représentant de l’ancien régime — et 24, 78% pour Mohamed Morsi]. Ce fut la grande surprise des élections présidentielles. Il représente la seule figure réellement populaire dans la vaste gamme de la gauche égyptienne.
Le problème est qu’il partage complètement le discours qui prévaut actuellement selon lequel l’armée est notre amie, elle est avec le peuple, etc. Il se trouve, en outre, en alliance avec les libéraux et avec quelqu’un qui est un survivant de l’ancien régime, Amr Moussa [secrétaire général de la Ligue arabe entre 2001 et 2011, il a été avant cela ministre des Affaires étrangères entre 1991 et 2001]. Il a fait récemment des déclarations dans lesquels il a affirmé que cela avait été une erreur pour le mouvement populaire, avant que Morsi n’accède au pouvoir, de dire « à bas le régime militaire », cela alors que le Comité suprême des forces armées (CSFA) gouvernait le pays d’une manière terrible. Ces déclarations ne sont pas rassurantes du tout. Il était toutefois la seule personne qui a émergé comme attractif pour les aspirations populaires à un changement à gauche et non un changement sur la droite — que cela soit dans une direction islamiste ou en direction de l’ancien régime.
La question désormais est de savoir si — et il s’agit bien entendu d’un conditionnel — l’armée met en œuvre le programme qu’elle a annoncé, qui inclut la tenue d’élections présidentielles à court terme, ce qui se passera avec ces élections et comment ce candidat précisément — parce qu’il est le seul capable de percer à gauche — se positionnera dans ces élections : quel type de discours développera-t-il et quel sera son programme ? Nous aurons à observer cela si — une fois encore si — des élections auront lieu.
Il est trop tôt pour se prononcer à ce sujet parce que les Frères musulmans rejettent en ce moment le coup d’Etat et le dénoncent pour ce qu’il est : un coup d’Etat. Il en s’agit d’un, en effet. Et cela même s’il ne s’agit pas tout simplement d’un putsch contre un gouvernement démocratiquement élu, mais d’un putsch contre un gouvernement élu démocratiquement mais qui est parvenu à se mettre à dos la vaste majorité du peuple égyptien. Les mobilisations contre Morsi ont atteint des niveaux jamais vus. C’était absolument sans précédent.
Quel est le rôle des Etats-Unis dans tout cela ? Ils étaient parfaitement heureux de soutenir Moubarak pendant des décennies avec les militaires au pouvoir. Mais quel rôle ont-ils joué dans cette situation et quel rôle les Etats-Unis pourraient jouer dans la période qui vient ?
Le mouvement d’opposition en Egypte, c’est-à-dire l’opposition à Morsi, a la forte conviction que Washington soutenait Morsi. Il y avait en effet de nombreux signes indiquant le soutien de Washington à Morsi, des mises en garde contre l’intervention des militaires, l’insistance sur la nécessité de suivre la voie constitutionnelle, de ne pas s’en écarter bien que la Constitution, celle qui existe aujourd’hui, a une légitimité tout à fait discutable. Cet immense mouvement, en effet, ne reconnaît pas cette constitution comme légitime mais comme imposée par les Frères musulmans. L’ambassadrice des Etats-Unis au Caire a fait une déclaration, au commencement des mobilisations contre Morsi, dans laquelle elle a dit qu’elles sont nuisibles à l’économie du pays. Cela est apparu comme une déclaration de soutien flagrant à Morsi. Il y a donc de nombreuses indications de cela.
Washington se trouve en réalité dans un véritable désarroi. Ceux qui soutiennent, et ils sont nombreux, en particulier sur Internet, toutes ces théories du complot selon lesquelles Washington est tout puissant et tire les ficelles de tout ce qui se passe dans le monde arabe sont complètement à côté de la plaque. Je veux dire que l’influence de Washington, des Etats-Unis dans la région en général, se trouve à un niveau très bas. C’est là le résultat de la défaite en Irak, car il s’agit là d’une défaite majeure pour le projet impérial des Etats-Unis. Il y a eu cette combinaison entre ce désastre pour la politique impériale des Etats-Unis et le renversement d’amis clés de Washington, tel Moubarak.
Washington a donc tenté de parier sur les Frères musulmans. En effet, au cours de la dernière période, depuis le commencement du soulèvement dans le monde arabe ou aussitôt après, Washington a choisi de parier sur les Frères musulmans. Ils ont renouvelé en fait leur ancienne alliance car ils ont travaillé étroitement avec les Frères musulmans au cours des années 1950, 1960, 1970 en fait jusqu’en 1990-91. Ils étaient en collaboration étroite avec les Frères musulmans.
Ils ont renouvelé cette collaboration convaincus que dans les conditions actuelles du monde arabe, avec toutes ces mobilisations de masse — qui constituent le développement nouveau et majeur, depuis décembre 2010, janvier 2011 — ils ont besoin d’alliés disposant d’une réelle base populaire, avec une organisation réellement populaire. Ceux qui correspondaient évidemment à cette définition et qui étaient disposés à collaborer et à coopérer avec Washington étaient les Frères musulmans. C’est ce qu’ils firent et c’est ce qu’ils continuent de faire.
La situation a désormais atteint un point tel que Washington constate que les Frères musulmans ont échoué. Donc même du point de vue de Washington, parier sur eux n’est désormais plus possible. Ils ont échoué à rétablir l’ordre en Egypte. Ils ne sont pas parvenus à contrôler la situation.
L’allié majeur de Washington en Egypte est bien entendu l’armée. L’armée a des liens très étroits avec Washington. Elle est en partie financée par Washington [depuis la fin des années 1970, soit à la suite de la conclusion d’un traité de paix avec Israël, l’armée égyptienne reçoit une aide financière annuelle ; elle s’élève aujourd’hui à environ 1, 3 milliard de dollars]. Le gros des versements des Etats-Unis à l’Egypte, qui vient juste après Israël du point de vue des montants perçus, va à l’armée. La génération actuelle d’officiers a été entrainée aux Etats-Unis. Ils ont participé à des manœuvres militaires etc. L’armée est donc très liée à Washington. Et, bien entendu, il n’est pas envisageable que Washington prenne position contre l’armée. Je suppose qu’ils adopteront une position conciliatrice.
Ce qui importe, c’est qu’ils ne dirigent pas la situation. Et quiconque pense que les Etats-Unis en sont les metteurs en scène est, comme je l’ai déjà dit, complètement à côté de la plaque.
Pouvez-vous maintenant nous faire part de ce qui arrivera en Egypte ? Mohamed el-Baradei est une personnalité de l’opposition parmi les dirigeants qui ont rencontré l’armée aujourd’hui. Il semble que les dirigeants syndicaux n’ont pas rencontré l’armée. Pouvez-vous nous parler des implications possibles de cela ? Enfin, en raison de la crise qui est apparue avec le gouvernement des Frères musulmans s’il devait y avoir une autre élection, pensez-vous que les Frères musulmans pourraient la gagner ?
Je vais commencer par le dernier point. Non, je ne vois pas comment les Frères musulmans pourraient gagner des élections maintenant. Les prochaines élections seront des élections présidentielles selon la déclaration faite par le commandant en chef de l’armée [el-Sissi] lors de son discours. Si vous regardez ce qui s’est produit lors des élections précédentes, Morsi a été élu au second tour grâce à des votes qui n’étaient pas « pro-Morsi » mais plutôt contre Shafik, l’autre candidat, un ancien militaire qui était considéré comme un représentant de la continuité avec le régime Moubarak. Morsi n’a obtenu, même alors, que près de 25% des voix au premier tour. Et je ne suis pas du tout certain que les Frères musulmans obtiendraient à nouveau ces 25%.
Donc, non, je ne pense pas que cela soit vraiment possible, sans même parler du fait que je peux difficilement imaginer l’armée organiser des élections pour que Morsi ou son équivalent revienne au pouvoir. C’est donc plutôt très improbable, pour le moins.
Ce qui va se passer, c’est exactement ce à quoi je faisais allusion lorsque je parlais de la question du candidat nassérien. Ce front d’opposition hétérogène se présentera-t-il ensemble aux élections avec un candidat unique ? Si c’est ce qui se produit, ce candidat ne sera pas le nassérien mais plutôt quelqu’un comme Baradei, un libéral.
D’une certaine manière cela sera une autre étape, l’ouverture d’une nouvelle étape dans un processus révolutionnaire qui sera loin d’être achevé. Il continuera, et cela pour de nombreuses années, si ce ne sont des décennies, d’instabilité avant d’arriver à une situation où les choses changeront profondément avec des politiques sociales et économiques différentes. Pour aboutir à cela il est nécessaire que se produise un changement politico-social profond. C’est une chose qui n’est pas encore visible. Il est donc trop tôt pour faire des prédictions à ce sujet.
Ce que nous pouvons toutefois dire est qu’il est vraiment improbable que l’armée tente de répéter ce qu’elle a fait à la suite du précédent coup du 11 février 2011, lorsque, de la même façon, l’armée écarta Moubarak du pouvoir. Ils font cela maintenant avec Morsi. Ils ont gouverné longtemps le pays la première fois, avant l’élection de Morsi [entre février 2011 et fin juin 2012]. Je les vois difficilement faire la même chose parce qu’ils ont compris que cela leur était nuisible et qu’en fait le pouvoir en Egypte était aujourd’hui une patate chaude. C’est que… qui peut bien désirer faire face à tous les problèmes qui se trouvent devant nous, dont l’un, non des moindres, est maintenant constitué par les Frères musulmans eux-mêmes. Nous verrons bien ce qui va se passer. S’ils sont juste subjugués, s’ils capitulent tout simplement, ils le feront avec beaucoup de ressentiment et il y aura beaucoup d’opposition de la part des cercles islamiques à qui que ce soit qui viendra ensuite.
Il y a, d’un autre côté, une situation économique terriblement mauvaise, très préoccupante, avec un pays au bord de la banqueroute, au bord d’un profond désastre économique. La seule politique qui est mise en avant par le vaste éventail de forces qui va de Morsi à Baradei en passant par les militaires est le même agenda de mesures néolibérales que le FMI promeut en Egypte.
C’est juste impensable à quel point le FMI est, comment dire, vraiment ce qu’il a été appelé il y a longtemps déjà, le fondamentalisme monétariste international. A quel point il est fondamentaliste dans la perspective néolibérale, d’engager l’Egypte, après tout ce que nous avons vu, dans rien que plus encore des mêmes politiques économiques qui ont été appliquées sous Moubarak et qui ont mené à cette profonde crise économique : pas de croissance et, en tout cas, très peu de création d’emplois, un immense chômage, en particulier un chômage des jeunes. Ils continuent de préconiser les mêmes politiques.
Le FMI a exercé des pressions sur le gouvernement Morsi afin qu’il mette en œuvre des mesures d’austérité supplémentaires, des réductions supplémentaires aux subsides tels que ceux des prix de carburant et d’autres produits de base. Ils continuent de préconiser de telles politiques. Morsi ne les a pas mises en application, parce qu’il ne le pouvait pas. Il n’était pas suffisamment puissant politiquement pour le faire. Lorsqu’il essaya une fois de le faire, il fut confronté à un tel tollé qu’il annula immédiatement, sur sa page Facebook, les mesures qu’il avait annoncées. C’était vraiment ridicule.
Il s’agit donc d’une patate chaude. C’est pour cela, encore une fois, que ce à quoi nous assistons n’est rien d’autre qu’un épisode d’une longue histoire, qui se trouve en fait toujours dans sa phase initiale. Nous allons assister à de nombreux autres développements dans les années à venir en Egypte et dans le reste du monde arabe.
Traduction en français de la transcription d’une interview menée, le 3 juillet, par la chaine télévisée americano-canadienne The Real News Network (TRNN) et diffusée en deux parties le 4 juillet.
Publié sur le site alencontre.org le 7 juillet 2013
Julien Salingue
Depuis hier soir, la formule est reprise en boucle dans nombre de médias et sur les réseaux sociaux : « l’armée égyptienne a renversé Mohammad Morsi ». Cette assertion semble à première vue incontestable, du moins si l’on se concentre sur les événements du 3 juillet au soir et sur leur dimension strictement institutionnelle. À ceux qui affirment que les récents événements se résument à un coup d’État de l’armée, d’autres rétorquent que nous assistons à nouvelle étape de la révolution égyptienne. À l’examen, la réalité se situe à mi-chemin de ces deux positions.
En effet, si la destitution du Président égyptien a été formellement organisée (et annoncée) par l’armée, et non par des structures autonomes issues du mouvement de révolte qui agite l’Égypte depuis 30 mois, elle ne se serait jamais produite sans les manifestations historiques du 30 juin et des jours qui ont suivi. C’est parce que les Égyptiens se sont mobilisés par millions que Mohammad Morsi a été contraint au départ, pas parce que l’armée égyptienne aurait soudainement décidé de le renverser. La focalisation sur le volet institutionnel des événements conduit nombre d’observateurs à occulter le rôle moteur de la mobilisation populaire dans la chute du Président égyptien.
L’hypermédiatisation du coup d’État fait en effet écho à la sous-médiatisation, pour ne pas dire la non-médiatisation des mobilisations qui secouent l’Égypte de manière ininterrompue depuis la chute d’Hosni Moubarak en février 2011. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : durant les 5 premiers mois de l’année 2013, ce sont ainsi pas moins de 5.544 manifestations qui ont eu lieu en Égypte, très majoritairement sur des questions économiques et sociales [1]. Le succès de la campagne « Tamarod » (« Rébellion »), elle aussi centrée sur ces questions (et non sur la dénonciation d’une quelconque « islamisation de la société égyptienne ») [2], participe de cette dynamique de contestation de la politique des Frères Musulmans.
Ces derniers se sont en effet avérés incapables de répondre aux exigences de la population égyptienne, qui avaient conduit cette dernière à se révolter massivement contre la dictature d’Hosni Moubarak en 2011. Élu démocratiquement en juin 2012, Mohammad Morsi, qui se présentait comme le candidat de la révolution, a échoué à satisfaire les demandes des Égyptiens, notamment dans le domaine économique et social, avec au contraire une dégradation des conditions de vie de la population. S’il ne s’agit pas de sous-estimer le fait que les caciques de l’ancien régime ont tout fait pour empêcher les Frères Musulmans de gouverner, force est de constater que ces derniers ont très rapidement perdu leur légitimité populaire en raison de leurs propres choix politiques et économiques.
La chape de plomb qui a été soulevée en janvier 2011 n’est pas retombée. Le renversement d’Hosni Moubarak a convaincu des millions d’Égyptiens qu’ils n’étaient pas condamnés à subir la politique de leurs dirigeants et qu’ils pouvaient, au contraire, leur demander des comptes et, si besoin, se mobiliser pour les chasser. C’est ce qui s’est produit ces derniers jours, à la plus grande surprise de nombre d’observateurs qui, aveuglés par une lecture « religieuse » de la politique des Frères Musulmans et de l’hostilité à leur égard, n’ont pas mesuré l’ampleur et la nature de la lame de fond qui a, de nouveau, emporté un pouvoir considéré comme illégitime par une forte majorité d’Égyptiens. Et d’aucuns d’être surpris de constater qu’un président élu peut être perçu comme illégitime, y compris par ses propres électeurs, lorsqu’il trahit le mandat qui lui a été confié.
L’intervention des militaires doit évidemment être considérée avec lucidité, et il ne s’agit pas de sous-estimer la tentation autoritaire qui existe chez nombre de responsables de l’état-major, qui ne sont devenus hostiles à la dictature d’Hosni Moubarak que lorsque celui-ci était condamné par l’ampleur du soulèvement de 2011. Mais cette intervention, présentée un peu hâtivement par certains commentateurs comme une « revanche » des militaires sur les Frères Musulmans, doit être comprise avant tout comme la rupture d’une entente tacite (bien que conflictuelle) entre deux forces, l’armée et les Frères, qui s’étaient fixé pour tâche de ramener l’ordre dans un pays touché par un bouillonnement révolutionnaire continu depuis la chute de Moubarak.
Or, le Président Morsi et son gouvernement ont été incapables de mettre au pas la contestation durant ces derniers mois, approfondissant une situation d’instabilité politique et surtout économique qui ne sied guère à l’armée qui contrôle, rappelons-le, plus d’un tiers des richesses égyptiennes. L’armée a considéré que les Frères Musulmans avaient fait la démonstration de leur incapacité à stabiliser le pays, et qu’elle devait donc s’employer elle-même à restaurer le calme et à mettre un coup d’arrêt à un processus révolutionnaire qui pourrait lui faire perdre une part significative de son influence politique et économique.
Telle est en effet la faiblesse des lectures trop enthousiastes qui voient dans l’intervention de l’armée une nouvelle étape de la révolution, alors que l’objectif de l’état-major est précisément d’y mettre un terme. Le paradoxe n’est pas des moindres : les événements de ces derniers jours sont l’expression simultanée de l’existence d’une dynamique populaire et révolutionnaire et de rapports de forces politiques très défavorables pour les révolutionnaires. Ces derniers n’ont pas réussi jusqu’à aujourd’hui à se doter de structures suffisamment unifiées, fortes et légitimes pour jouer le rôle que l’état-major joue aujourd’hui, laissant dès lors l’initiative à une force sociale qui est essentiellement préoccupée par le retour à la normale et non par la satisfaction des revendications de la révolution.
Une nouvelle période d’instabilité s’ouvre donc, déjà marquée par la volonté de l’armée de dissuader quiconque de s’opposer à sa « feuille de route », avec des décisions arbitraires comme la fermeture des locaux d’al-Jazeera ou l’arrestation de dirigeants des Frères Musulmans. Les militaires ont pour l’instant su exploiter une situation de paralysie politique, marquée par les errements des Frères et par les faiblesses structurelles de l’opposition. Mais la révolution n’a pas été défaite ou confisquée. Nombreux sont ceux toutefois qui, en France et ailleurs, considèrent avec condescendance, voire mépris, les scènes de liesse populaire qui ont accompagné les déclarations de l’état-major et le déploiement des tanks dans les rues du Caire, et expliquent doctement aux Égyptiens qu’ils sont en train d’enterrer leur révolution. Le paternalisme de ces attitudes a évidemment de quoi choquer, mais c’est sur la double erreur d’analyse qui sous-tend ces attitudes que je souhaite insister en conclusion.
La première de ces erreurs est la sous-estimation du rôle central du peuple égyptien dans la chute de Morsi, lié au rejet massif de la politique des Frères musulmans, dont la défaite hier soir a été considérée par des millions d’Égyptiens comme leur victoire. Ce que les gens ont célébré hier dans les rues égyptiennes, c’est la défaite d’un Président qui n’a satisfait aucune des revendications de la révolution, contrairement à ce qu’il avait promis, et non une prise du pouvoir par les militaires. Ces derniers en ont d’ailleurs conscience, qui ont immédiatement annoncé qu’ils n’entendaient jouer aucun rôle politique durable et qui ont pris le soin de s’entourer, lors de la conférence de presse annonçant la destitution de Morsi, de représentants des partis politiques et des institutions religieuses du pays.
La seconde erreur est liée à la première, et résulte en réalité d’une vision infantilisante de la population égyptienne [3], qui a conduit divers commentateurs à affirmer ces derniers jours que les Égyptiens étaient en train d’apprendre la démocratie alors qu’ils étaient précisément en train de faire la démonstration qu’ils en avaient beaucoup mieux compris les ressorts que la plupart des donneurs de leçons occidentaux. Qu’y a-t-il en effet de plus authentiquement démocratique que la remise en question pacifique (pétition et manifestations), par le peuple qui l’a élu, d’un Président qui trahit le mandat qui lui a été confié et qui mène une politique opposée aux revendications d’une révolution qui l’a, indirectement, porté au pouvoir ?
À l’heure actuelle, une évidente confusion règne, et l’on peut comprendre que les scènes de fraternisation entre les manifestants et l’armée, voire la police, surprennent et inquiètent. Mais non, les Égyptiens ne sont pas des imbéciles ! Tous ceux qui insistent aujourd’hui sur le rôle de l’armée durant la dictature et sur les exactions qu’elle a commises avant et après la chute de Moubarak ont raison de le faire. Mais est-il utile de leur rappeler que les Égyptiens, qui en ont été les premières victimes, sont au courant de ces éléments, et en savent même probablement beaucoup plus que les spécialistes auto-proclamés ? Visiblement, oui.
Il ne s’agit évidemment de sous-estimer les aspects contradictoires de l’intervention de l’armée et de faire preuve d’un optimisme béat après la chute du Président. Mais souvenons-nous qu’il y a un an, lors de la victoire de Mohammad Morsi, certains affirmaient déjà que la révolution était morte et que les Égyptiens s’étaient fait « voler leur victoire » par les Frères Musulmans. Ils viennent de prouver au monde entier que ce n’était pas le cas, et qu’ils demeuraient vigilants, ne baissant pas la garde face aux éléments contre-révolutionnaires. Depuis 30 mois, la population égyptienne a en réalité fait la démonstration qu’elle n’entendait pas laisser qui que ce soit, civil ou militaire, lui confisquer sa révolution. Et rien n’indique, bien au contraire, que cette dynamique populaire soit brisée.
Article publié sur resisteralairdutemps.blogspot.fr
[2] En témoignent les termes de l’appel Tamarod : « Nous vous rejetons car la sécurité n’a pas été rétablie, car les plus pauvres sont toujours ignorés, car nous sommes toujours en train de mendier des prêts à l’extérieur, car aucune justice n’a été rendue pour les martyrs, car notre dignité et celle de notre pays n’ont pas été restaurées, car l’économie s’est effondrée et repose sur la mendicité, car l’Égypte continue de marcher dans les pas des États-Unis ».
[3] Ce même travers se retrouve chez ceux qui expliquent que les Égyptiens sont en réalité des instruments entre les mains de diverses puissances régionales.