Dossier : Occupations d’usines et autogestion ouvrière en Belgique

Erik Demeester, Jean Peltier 15 avril 2013

Le débat sur les occupations d’usines et les expériences de reprise de la production sous gestion ouvrière a été relancé récemment par le redémarrage de l’usine grecque VIO-ME sous forme d’une coopérative ouvrière après une occupation qui aura duré plus d’un an. La Belgique a elle aussi une série d’expériences de ce type dans les années ’70. Erik Demeester et Jean Peltier en retracent ici l’histoire. (Avanti4.be)

Petite histoire des occupations d’usines en Belgique

Erik Demeester

"Les grèves avec occupation des usines, une des plus récentes manifestations de cette initiative, sortent des limites du régime capitaliste “normal”. Indépendamment des revendications des grévistes, l’occupation temporaire des entreprises porte un coup à l’idole de la propriété capitaliste. Toute grève avec occupation pose dans la pratique la question de savoir qui est le maître dans l’usine : le capitalisme ou les ouvriers.’". Programme de Transition, Léon Trotsky, 1938

Les occupations d’usine sont un phénomène qui s’est développé à une échelle importante aux États-Unis avec les ‘sit-in’ dans les années 30 et lors de la puissante grève générale du Front Populaire en France en 1936. On a vu cette forme avancée de lutte s’installer plus récemment en Argentine, suite à l’effondrement économique au début de ce siècle, et au Venezuela sous les gouvernements d’Hugo Chavez. Depuis la crise de 2008, il y a eu aussi un regain d’occupations, mais à une échelle plus réduite en Grande-Bretagne, en France, en Ukraine, en Indonésie, etc. La plus récente en Europe est l’occupation et la relance de la production sous le contrôle des travailleurs chez VioMe en Grèce.

En Belgique, c’est vers la fin des années 60 que les occupations d’usines prennent leur essor. Ces occupations sont l’expression d’une radicalisation politique de la classe ouvrière.

Quelques chiffres pour illustrer cela. De 1966 à 1973, 66 entreprises sont occupées par leurs travailleurs. En 1970, on assiste à 11 occupations, il y en a 16 en 1971 et 12 en 1973. La plupart de ces actions ont eu lieu en Wallonie et Bruxelles (55). Presque la moitié des occupations ont été déclenchées suite à la menace de fermeture, un cinquième pour protester contre des licenciements.

Essor des occupations

Les années suivantes le phénomène prend de l’ampleur. Pendant les premières années de la crise de 1973 à 1975, les travailleurs reprennent 94 entreprises. C’est le point culminant de la vague d’occupations en Belgique. L’année d’après, en 1976, chaque mois deux entreprises sont occupées. Dans les deux années qui suivent, 1977 et 1978, un conflit social sur six s’accompagne d’une forme ou autre d’occupation. Il est clair que les occupations d’usines représentent une ’tendance lourde’ dans l’action du mouvement ouvrier. Elles vont de pair avec une vague impressionnante de grèves spontanées dans tout le pays. Des exemples étrangers ont certainement stimulé ce phénomène. On pense à l’occupation de l’usine de textile Enka à Breda aux Pays-Bas en 1972 et aussi la relance de la production par les ouvriers du fabricant d’horloges Lip en France l’année suivante.

Dans beaucoup de cas, l’occupation est un moyen d’action efficace pour empêcher les directions de licencier ou de fermer l’entreprise. Une petite partie des occupations d’usines va aboutir à des tentatives de relance autogérée de la production.

Même si le nombre d’entreprises où les ouvriers relancent la production en autogestion est petit, ces expériences vont être emblématiques.

Il y a l’exemple de l’usine de production de chauffage Somy à Couvin (en 1976). D’abord, les ouvriers commencent à vendre les stocks pour payer leur préavis et le retard de salaire. Petit à petit ils se mettent à produire des pièces et en fin de compte ils relancent la production avec l’appui des autorités régionales. Il y a aussi l’occupation de Siemens à Baudour, celle de l’usine de "Jeans" Salik à Quaregnon (en 1978), ou de Prestige à Tessenderlo en Flandre (en 1975). Il y a aussi les expériences d’autogestion aux Textiles d’Ere et aux Sablières de Wauthier-Braine.

Lors de fermeture de Salik, une centaine de travailleurs décident de relancer la production en autogestion. Les conditions de travail y changent alors de façon radicale. "Dans le passé, nous nous promenions avec des tabliers de différentes couleurs qui correspondaient à une place particulière dans le processus de production. Comme cela, on remarquait vite quand tu ne te trouvais pas à ta place. Personne n’était autorisé à sortir du rang. Aujourd’hui la couleur des tabliers n’a plus d’importance. La communication entre nous est ouverte et l’assemblée du personnel prend toutes les décisions. » Elles organisent aussi une crèche dans l’enceinte de l’usine. Les occupants améliorent aussi les horaires de travail (lisez aussi les témoignages des occupantes de Siemens et Salik. Maiś faute de matières premières, la production doit s’arrêter.

Le Manifeste des travailleurs de Glaverbel Gilly

L’occupation par les ouvriers verriers de Glaverbel-Gilly de leur entreprise contre la fermeture est aussi exemplaire. Le secteur des verreries est à l’époque aussi important que celui des mines de charbon avant la guerre. La grande épreuve de force a lieu au début de l’année 1975. Pendant 6 semaines les ouvriers vont occuper l’usine. Les méthodes de lutte démocratiques et participatives sont remarquables. Un comité de grève est élu par l’assemblée générale. Ce comité de grève s’occupe des finances, de l’entretien et de la sécurité, la propagande et l’animation culturelle. C’est une façon très concrète de faire participer la majorité des travailleurs dans l’occupation. Des réunions d’information et de solidarité attirent beaucoup de monde. Une grève régionale paralyse toutes les verreries. La grève est suivie d’une manifestation régionale.

Le comité de grève publie aussi un manifeste politique. Il s’agit là d’un texte qui exprime de la façon la plus avancée l’enjeu de la vague d’occupations en Belgique. Ce manifeste débattu et voté démocratiquement en assemblée des travailleurs plaide en fin de compte pour la nationalisation sous le contrôle des travailleurs de l’entreprise. Le manifeste plaide aussi pour une "réduction radicale du temps de travail vers 36 heures hebdomadaires sans perte de salaire avec une diminution du rythme du travail." En fin de compte, les ouvriers de Glaverbel Gilly gagneront et empêcheront la fermeture de leur site.

Quelques enseignements

Les occupations sont nées au départ de besoins très concrets (maintenir l’activité économique, empêcher les pertes d’emplois). Elles ne faisaient pas partie d’un manuel syndical voire même d’une stratégie syndicale consciente. Mais ces occupations se déroulaient sur un fonds de radicalisation politique des travailleurs. Dans la période d’après 1968, beaucoup de personnes remettaient en cause le capitalisme. La forme d’action par contre, c’est-à-dire l’occupation, est déterminée plus par des motivations directes des travailleurs. Mais une occupation, indépendamment des intentions des participants, pose des questions beaucoup plus politiques. C’est surtout le cas quand l’occupation aboutit à une relance de la production sous le contrôle et la gestion des travailleurs.

Toutes ces luttes vont montrer dans la pratique que les ouvriers et les ouvrières n’ont pas besoin de patron pour faire fonctionner une entreprise. Dans ces entreprises autogérées, la vieille hiérarchie verticale et aussi horizontale est éliminée, les chefs et les contremaîtres ne sont plus nécessaires, l’absentéisme est réduit à zéro et les accidents de travail diminuent fortement. Ce sont des écoles vivantes d’apprentissage du socialisme. L’effet de cette expérience concrète sur la conscience politique est immense.

D’un autre côté, elles vont aussi montrer qu’il n’est pas possible de construire des "îlots socialistes" dans un océan capitaliste. Après quelque temps, suite au sabotage des autres capitalistes, à la concurrence, aux manœuvres de l’Etat, et faute de moyens financiers, ces expériences vont s’arrêter. Parfois la direction de la FGTB a utilisé ces difficultés pour ne pas soutenir l’occupation comme cela a été le cas chez Salik à Quaregnon. La CSC, par contre, soutenait et animait à certains endroits ces expériences. Mais elle s’imaginait qu’elles pouvaient exister durablement à l’intérieur du capitalisme. La FGTB et la CSC auraient pu donner une autre ampleur à cette vague d’occupation en lançant le mot d’ordre national d’occupation des entreprises et de relance de la production, lié à l’idée de nationalisation de ces entreprises sous le contrôle des travailleurs. Voilà une façon très concrète et compréhensible de poser la question de la réorganisation totale de la société et la nécessité et la possibilité d’une économie nationalisée et planifiée de manière démocratique.

Source :
http://www.unitesocialiste.be/content/view/286/1/

Les stratégies syndicales face aux expériences d’occupations d’usines et de reprise de la production dans les années ’70

Jean Peltier

L’article d’Erik Demeester dresse un tableau très intéressant des expériences d’occupations d’usines et de reprise de la production par les travailleurs en Belgique pendant les années ’70 et en tire des leçons très utiles. Cet article a simplement pour but d’apporter quelques précisions complémentaires sur deux points : le premier est le fait que ces actions - en particulier les reprises de production - ont eu lieu quasi-uniquement dans des entreprises de taille petite ou moyenne ; le deuxième est la différence d’attitude de la FGTB et de la CSC face à ces luttes.

Des luttes de PME

Il est frappant de constater, lorsqu’on passe en revue la liste des luttes de ce type en Belgique (mais c’est très largement aussi le cas dans les autres pays), à quel point le mouvement d’occupation d’entreprises avec reprise de la production a presqu’uniquement touché des petites et moyennes entreprises.

Les explications tiennent à la fois aux différences de stratégies syndicales dans ces divers types d’entreprises et aux contraintes des différents types de production.

Pendant les "Trente Glorieuses" (1945-1975), dans les grandes entreprises industrielles qui étaient aussi traditionnellement des bastions syndicaux (en particulier de la FGTB), la grève, parfois accompagnée de piquets, suffisait à bloquer la production et à imposer aux patrons un rapport de forces obligeant ceux-ci à faire des concessions.

Lorsque la crise s’est installée et amplifiée, à partir de 1975, avec les vastes mouvements de fermetures, de restructuration et de licenciements dans les secteurs industriels traditionnels (mines, textile, verre, sidérurgie,...) - les syndicats ont continué de maintenir cette tactique gréviste... mais avec de moins en moins de résultats. Néanmoins, leur force leur permettait encore de faire pression à la fois sur des directions de groupes industriels souvent encore belges et sur des pouvoirs publics dominés par le PS et inquiets de l’effet de pertes d’emploi massives dans certaines régions déjà mal en point (Hainaut, Liège, Limbourg,...). Les syndicats ont donc pu compenser partiellement l’incapacité des modes de grèves "traditionnels" à maintenir les entreprises et l’emploi en parvenant souvent à obtenir des mesures de reconversion pour les travailleurs, des plans sociaux, des primes de licenciement,... qui permettaient d’amortir un peu le choc.

Il en allait tout autrement dans les petites et moyennes entreprises où l’implantation et la force syndicale étaient moins grandes, où le patron mettait la clé sous le paillasson via des faillites et donc où les chances d’obtenir des compensations (mesures de reclassement, primes de départ,...) étaient bien moins élevées. L’occupation par les travailleurs de ces entreprises menacées de fermeture pure et simple devenait souvent le seul moyen de faire monter la pression sur le patron - en l’empêchant ainsi de récupérer, déplacer et vendre les machines, les stocks et les dernières commandes réalisées - ainsi que sur des pouvoirs publics peu désireux de voir se développer de tels mouvements.

Une autre raison qui explique la limitation des expériences aux PME est la structure de production : il est plus facile de faire redémarrer en autogestion une entreprise de l’industrie légère tournée vers la vente de produits de consommation (comme les montres Lip en France ou les jeans Salik en Belgique) ou une petite entreprise de services (comme la société de nettoyage devenue le Balai Libéré à Louvain-la-neuve) qu’une entreprise sidérurgique comme Cockerill à Liège et Charleroi ou un chantier naval comme celui de Boel à Tamise ! Sans compter que les travailleurs reprenant la production pour leur compte pouvaient utiliser ces produits comme "publicités pour la lutte" à travers des circuits de vente militante - et que, de ce point de vue aussi, il est plus facile d’écouler une montre qu’une tôle galvanisée ! [1]

FGTB et CSC face aux occupations et aux reprises de la production

L’autre élément frappant lié à ces expériences d’occupation et surtout de reprise de production par les travailleurs est lié aux différences de stratégies syndicales à la FGTB et à la CSC.

Durant les années ’70, l’appareil de la FGTB est, à de rares exceptions près, tout à fait opposé à ces expériences autogestionnaires. Elles ont effectivement tout pour déplaire à ces bureaucrates, fiers de la puissance de leur appareil qui va, pour eux, de pair avec un contrôle étroit sur leur base. Certes, ils peuvent pousser des gueulantes dans les manifs et les congrès pour exalter la force et l’impétuosité de la classe ouvrière - mais, dans les faits, ils n’aiment cette classe ouvrière qu’impeccablement rangée en gros bataillons attendant avec respect les célèbres "consignes" des états-majors.

L’idée que des travailleurs puissent occuper leur entreprise, former des commissions de travail, remettre en cause la hiérarchie interne de l’entreprise, accueillir avec joie des soutiens venant de l’extérieur (y compris de la CSC ou de l’extrême-gauche !), tout cela dégage aux narines des bureaucrates encartés au PS et au Parti Communiste un fumet insupportable (qu’au Vatican on nommerait diabolique). C’est particulièrement le cas à Liège où la Centrale des Métallos de la FGTB condamnera très vite les occupations des Fonderies Mangé à Chênée et des Capsuleries de Chaudfontaine et ne mènera aucune action contre la fermeture de ces entreprises.

Par contre, certains secteurs de la CSC ont une attitude plus ouverte et plus positive. Depuis le milieu des années ’60, un courant de gauche s’éveille peu à peu dans la CSC, principalement en Wallonie. On y suit avec intérêt les débats qui, en France, secouent la Confédération Syndicale des Travailleurs Chrétiens et amènent la majorité de ses membres à rompre avec celle-ci pour former la Confédération Française Démocratique des Travailleurs (CFDT) qui abandonne l’essentiel de ses références chrétiennes et adopte des références autogestionnaires. Parallèlement, des militants syndicaux et associatifs remettent en cause les liens exclusifs de la CSC avec le Parti Social-Chrétien (PSC - ancêtre de l’actuel CDH) et créent des groupes de réflexion et d’action comme le Groupe Politique des Travailleurs Chrétiens.

Dans ces milieux de la gauche chrétienne, syndicale et politique, l’expérience française de Lip (de 75 à 78) où les travailleurs occupent leur entreprise menacée de fermeture et reprennent la production à leur compte sous le slogan "On fabrique, on vend, on se paie" suscite un réel enthousiasme. Ces secteurs de la CSC joueront un rôle de premier plan dans les réseaux de vente militante des montres "autoproduites et autogérées" de Lip en Belgique.

Il y a donc un terrain plus fertile dans certains secteurs de la CSC wallonne - néanmoins très loin d’être majoritaires dans ce syndicat - qu’à la FGTB face aux idées d’occupation et d’autoproduction. Certaines fédérations régionales de la CSC (notamment dans le Brabant wallon et à Liège) apporteront leur soutien et même impulseront de telles luttes... mais évidemment en faire une stratégie générale d’action. Il y a évidemment dans l’appareil CSC une bonne dose d´hypocrisie sue le sujet : limitées à quelques entreprises isolées, ces expériences permettent à la CSC de se donner une image combative à peu de frais, ce qui est bien utile en ces années où les syndicats commencent à plier face aux restructurations et aux fermetures.

Mais cette gauche syndicale CSC et ses idées "autogestionnaires" ne survivront pas à la disparition de ces quelques luttes-phares à la fin des années ’70, à l’application des politiques d’austérité brutale par les gouvernements Martens-Gol de coalition chrétiens-libéraux (1981-87) et surtout à la complicité de la direction nationale de la CSC avec ce gouvernement qui est allée de pair avec une reprise en main des secteurs "contestataires" dans le syndicat.

Note :


[1On peut aussi citer les cas "intermédiaires" de la Fonderie Mangé et des Capsuleries de Chaudfontaine dans la région liégeoise, qui ont été occupées par les travailleurs affiliés à la CSC pendant de longs mois sans qu’il y ait relance de la production par les travailleurs mais où ceux-ci ont utilisé les machines de manière ponctuelle pour produire du matériel original (comme des briquets ou des porte-bics) destiné à populariser la lutte et stimuler la solidarité.