23 décembre 2012
Depuis la grève de 60-61, le PS a participé au gouvernement pendant 39 de ces 51 dernières années, avec seulement trois phases d’éclipse (1966-68, 1974-77 et 1982-87). Seule la dernière a donné lieu à un changement de politique important : les gouvernements Martens-Gol [1] de coalition entre chrétiens et libéraux ont mené durant cinq ans une véritable offensive contre les travailleurs et le mouvement syndical.
Mais que s’est-il passé dans les années précédant 1981 pour que le PS se retrouve ainsi rejeté dans l’opposition alors qu’on dit souvent qu’en période de crise, la bourgeoisie préfère avoir les socialistes au pouvoir parce qu’ils sont les seuls à pouvoir museler les syndicats et faire passer une politique d’austérité ? Le parallèle entre les années 1977-81 et les années 2009-14 ne manque en effet pas d’intérêt et permet de remettre en cause des idées trop simples.
1973 marque l’ouverture de la première grande crise du capitalisme depuis 1929. Le « choc pétrolier » (quadruplement du prix du pétrole par les pays producteurs) en octobre 1973 ouvre la voie à une véritable crise économique mondiale dès l’année suivante. Celle-ci n’épargne pas la Belgique : emballement de l’inflation, restructurations dans les entreprises, augmentation des faillites, et surtout montée rapide du chômage, qui passe de 100.000 en ’74 à 400.000 en ’81.
Très vite, les milieux patronaux haussent le ton et réclament une baisse des coûts salariaux, un assouplissement des contrats de travail, une modification de l’assurance-chômage, une réforme de l’index,… Le gouvernement Tindemans (coalition chrétienne-libérale) est très réceptif à ces arguments. En 1976, il tente une réforme de l’index, sortant de celui-ci une série de produits de base afin de le rendre moins sensible aux hausses de prix et donc de freiner les augmentations automatiques de salaire.
La riposte syndicale est immédiate : quelques journées de grèves et de manifestations contraignent Tindemans à reculer. Au sommet de l’Etat et dans les salons de la bourgeoisie, on en tire la leçon : impossible de passer en force en contournant le PSB (car il est encore « Belge » à l’époque) et en s’en prenant frontalement au monde du travail et aux syndicats.
Quelques mois et une élection plus tard, les libéraux sont débarqués et le PSB revient au gouvernement. Le contexte reste sombre. Contrairement aux prévisions des économistes, la crise ne faiblit pas et la croissance ne revient pas. Le patronat maintient la pression mais a retenu la leçon : il faut grignoter sur les côtés pour affaiblir le noyau avant d’attaquer celui-ci de front. La FEB porte donc ses revendications sur les secteurs périphériques des travailleurs, et en particulier les chômeurs.
Au pouvoir, le PSB va se montrer de plus en plus « responsable », c’est-à-dire réceptif aux arguments patronaux. Ainsi en 1979 c’est un socialiste flamand, le ministre Dewulf, qui va imposer la révision du statut des chômeurs, introduisant une différence entre chefs de famille, isolés et cohabitants qui se traduit par une baisse des allocations pour une grande partie des chômeurs et surtout une discrimination très nette envers les chômeuses qui forment la majorité des « cohabitants ». Le PSB laisse aussi passer la création des emplois à « sous-statut » - cadres spéciaux temporaires, troisième circuit de travail et autres appellations poétiques - qui combinent durée limitée dans le temps, salaires inférieurs, droits à la pension rabotés,…
Ces mesures provoquent bien sûr la colère des syndicats. Mais une colère qui ne se traduit guère sur le terrain. Car les victimes principales de ces mesures (les chômeurs, les jeunes, les femmes,…) sont éloignées du cœur de la classe ouvrière traditionnelle, moins syndiquées et donc beaucoup moins défendues. Les critiques syndicales n’empêchent pas les mesures de passer et les victimes d’en prendre un coup. Mais les syndicats ne sont en réalité pas beaucoup plus capables d’enrayer les restructurations, les fermetures et les licenciements dans l’industrie. Il y a des luttes dures, surtout dans des PME. Mais, dans beaucoup de cas, les syndicats se contentent de gérer « à vue » plans sociaux et prépensions.
Le Front Commun syndical et surtout la FGTB ont pourtant une alternative : une réduction du temps de travail permettant l’embauche de chômeurs. La FGTB lance en fanfare une campagne pour les 36 heures. Mais elle sera incapable de la développer parce que cela impliquerait d’aller à l’affrontement direct avec le patronat… et avec les camarades ministres du PSB.
De ce côté, le PSB, s’il se montre « responsable » et participe à la mise en place d’une politique d’austérité, essaie quand même de freiner les effets de celle-ci. Les « sous-statuts » sont utilisés par les ministres et les administrations socialistes pour créer des dizaines de milliers d’emplois dans les services publics. C’est un moyen de diminuer le chômage (et de se constituer une clientèle élargie) sans remettre en cause la politique d’austérité. Mais c’est une politique qui coûte au budget de l’Etat et qui provoque la fureur du patronat. D’autant plus que le PSB n’est vraiment pas chaud pour aller un (ou plusieurs) crans plus loin et s’en prendre à l’index.
Mais le sol s’effrite déjà sous ses pieds. La participation du PSB à des politiques antisociales et l’incapacité de la FGTB à défendre l’emploi et à peser réellement sur le « parti-frère » mine la confiance parmi les travailleurs. Les sondages montrent que le PSB est en net recul. De son côté, la bourgeoisie enrage devant le retard pris par la Belgique sur ses concurrents en matière d’austérité dure (celles-ci sont mises en œuvre dès 1977 en France par Giscard d’Estaing et Raymond Barre, dès 1978 en Allemagne par Helmut Schmidt, dès 1979 en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher,…).
Dans ce climat, l’idée que le PS au pouvoir a joué son rôle (affaiblir la capacité de riposte du mouvement ouvrier), qu’il s’est lui-même fortement affaibli et déconsidéré, qu’il est par ailleurs un frein à une politique plus dure, que son maintien au gouvernement n’est donc plus essentiel et que dès lors on peut se passer de lui dans trop de risques – cette idée devient peu à peu majoritaire au sein de la bourgeoisie. Ce qui a été tenté et raté en 1976 pourrait être retenté et gagné cinq ans plus tard. Et, de fait, quand le PSB perd les élections à la fin 1981, il est renvoyé brutalement par l’opposition. Une nouvelle coalition chrétienne-libérale se met en place sous la houlette du CVP (aujourd’hui CD&V) et de son leader Wilfried Martens.
Les cinq années qui suivront seront des années noires pour les travailleurs et les allocataires sociaux. Baisse de 3% de la masse salariale globale, trois gels successifs de sauts d’index, coupes sombres dans les dépenses publiques (et donc dans le fonctionnement et l’emploi des services publics), diminutions des charges patronales et de la fiscalité des entreprises, dévaluation du franc belge de 8,5% (avec des mesures partielles de blocage des prix qui seront loin de compenser la perte de pouvoir d’achat),…
Tout cela est largement imposé par le recours aux « pouvoirs spéciaux » qui permettent au gouvernement de faire passer une série de mesures par des arrêtés royaux en se passant de débat et de vote au parlement. Sans oublier le renforcement d’une législation antiterroriste (justifiée par les attentats des Cellules Communistes Combattantes mais qui sera utilisée pour renforcer le fichage de militants et d’organisations de gauche et intimider les syndicalistes dans leurs actions.
Remplacez la crise pétrolière de 1973 par la crise immobilière et financière de 2007, le gouvernement Tindemans de droite par la tentative de coalition « Orange bleue » de 2007-2008, la réforme du statut des chômeurs par l’activation des allocataires sociaux, la campagne pour les 36 heures par la campagne « le capitalisme nuit à la santé »,… et vous pourrez relire le scénario des cinq dernières années !
Est-ce à dire que les choses vont obligatoirement se passer à nouveau comme il y a 35 ans ? Il n’y a évidemment rien d’écrit à l’avance dans la pierre : la vie politique et sociale en Belgique n’a rien à voir avec un calendrier maya. Personne ne sait comment va se dérouler l’année 2013, ni comment les électeurs voteront en 2014. Il y a sans conteste des « tendances lourdes » qui pourraient peser dans le sens d’un « remake » de ce qui s’est passé en 1981. Mais il y a aussi des éléments nouveaux – et de poids – qui sont apparus. L’un des plus importants est sans doute la fédéralisation du pays.
Dans les années ’70, la Belgique n’était encore qu’au début d’un processus qui s’appelait alors la « régionalisation » ; toutes les compétences essentielles étaient encore concentrées au niveau national belge. Ce qui n’empêchait pas les « conflits communautaires » d’infecter peu à peu toute la vie politique. Les grands partis traditionnels ont ainsi éclaté l’un après l’autre au cours de cette décennie : en 1972 pour les catholiques - entre CVP (devenu aujourd’hui CD&V) et PSC (devenu cdH) ; en 1972 aussi pour les libéraux – entre PVV (devenu Open VLD) et PLP (devenu MR) ; et en 1978 enfin pour les socialistes – entre SP (devenu SP.a) et PS (…resté PS).
Mais, même scindés, ces partis restaient quand même des « familles politiques » au niveau belge. Et quand les choix d’alliances se faisaient, ils se marquaient par la présence de ces « familles » en bloc dans la majorité ou l’opposition.
Aujourd’hui, la Belgique est devenue un Etat fortement fédéralisé dont le centre de gravité descend de plus en plus au niveau des Régions. Et celles-ci fonctionnent aujourd’hui avec des coalitions politiques différentes, ce qui complique fortement la mise en place de coalitions gouvernementales au niveau belge. Le 8 juin 2014 – qui, hasard du calendrier, verra pour la première fois des élections régionales, fédérales et européennes couplées le même jour - pourrait ouvrir une situation inédite avec, en Flandre, une NV-A hyper-dominante et une nette majorité de droite et, en Wallonie, un PS affaibli mais toujours dominant.
Même si la bourgeoisie dans son ensemble aimerait certainement imposer un tournant à droite et se doter d’une nouvelle majorité de droite au niveau fédéral, il n’est pas sûr qu’en son sein, tout le monde ait envie d’en confier les clés à une NV-A qui souhaite ouvertement réduire au maximum les pouvoirs de l’Etat central, en prélude à une « évaporation » pure et simple de la Belgique (suivant l’expression favorite de Bart De Wever). Ce qui pourrait quand même laisser au PS un rôle de premier plan - qui ne serait sans doute plus celui du chef d’orchestre que joue Di Rupo aujourd’hui mais plutôt celui de contrepoids à la NV-A. Mais cela impliquerait de lui faire une nouvelle fois des concessions en matière de durcissement de l’austérité. Ce qui va à l’encontre de l’objectif souhaité par le patronat… En un mot : le casse-tête.
Ce parallèle entre deux époques cruciales dans un contexte de crise économique internationale permet néanmoins de mettre en évidence quelques traits importants :
En période de croissance économique, le compromis entre le patronat et les appareils syndicaux pour la répartition des bénéfices entre patrons et actionnaires, travailleurs et chômeurs se prolonge « naturellement » en une alliance privilégiée entre les partis chrétiens et socialistes qui se présentent plus ou moins ouvertement comme les relais – ou au moins les interlocuteurs les plus ouverts - des syndicats.
Quand éclate la crise, la bourgeoisie en comprend plus vite la signification que les travailleurs et leurs organisations de masse. Elle a donc souvent tendance à vouloir passer en force rapidement par le biais de coalitions alternatives de droite réunissant partis chrétiens, libéraux et parfois régionalistes, avant de réaliser que les conditions ne sont pas encore mûres.
Dès lors, elle se résigne à « faire avec » les partis socialistes au pouvoir, le temps que ceux-ci fassent passer une première volée de mesures d’austérité tout en anesthésiant les réactions syndicales au nom du « moindre mal », provoquant mécontentement, désillusions et défections dans leur base militante et surtout électorale. Mais, pour le patronat, le « sacrifice » qu’il s’impose en tolérant le PS au pouvoir dans des conditions difficiles de crise et de concurrence internationales n’a qu’un temps.
Au moment où le PS, à force d’avoir scié la branche sur laquelle il est assis, ramasse une déculottée aux élections, les conditions sont ainsi créées pour passer à une politique d’austérité – encore – plus dure et plus radicale au moyen d’un gouvernement de droite. La concertation sociale (ou ce qu’il en reste) est alors mise ouvertement de côté au profit d’une politique d’action directe » d’un gouvernement exauçant clairement les vœux patronaux.
Mener une telle politique est toujours un pari pour la bourgeoisie car la réaction des travailleurs et des syndicats peut être plus forte qu’attendue. Mais ce qui s’est passé entre 1982 et 1987 montre qu’un gouvernement de droite décidé (ce qu’était sans conteste l’équipe Martens-Gol !) peut passer à travers des grèves longues et dures dans la sidérurgie et les services publics, des grèves générales régionales fortement suivies, des journées nationales d’action et des manifestations massives – parce que ni le PS ni les directions syndicales ne sont prêtes à « mettre le paquet » et donner des perspectives pour chasser dans la rue un gouvernement impopulaire. [2]
Dans de telles conditions, la clé est l’existence et le développement d’une gauche syndicale, associative et politique capable de pousser les luttes plus loin que ce veulent les directions des syndicats et du PS et de donner une stratégie et des objectifs alternatifs à ces luttes afin d’imposer une défaite au gouvernement de droite et une vraie rupture politique. Pendant la décennie 1977-1986 – malgré l’enthousiasme et l’engagement de milliers de militants - ni la gauche syndicale « renardiste » [3] de la FGTB, ni le Parti Communiste (tous deux déjà en net déclin depuis des années), ni les organisations d’extrême-gauche (trop faibles et trop divisées) n’ont pu donner cette orientation et cette force aux mouvements de lutte.
S’il est bien une tâche essentielle pour la « vraie » gauche en 2013, ce sera bien celle-là, si nous ne voulons pas revivre les difficultés et les drames du début des années ’80 !
[1] Du nom de Wilfried Martens, premier ministre catholique flamand, et Jean Gol, vice-premier ministre libéral wallon.
[2] Nous aurons bientôt l’occasion de revenir bientôt sur ces grandes luttes des années ’82 à ‘87.
[3] André Renard, dirigeant syndical des métallos liégeois, était le leader de l’aile gauche dans la FGTB wallonne durant les années 1950 et surtout durant la grande grève générale de l’hiver 60-61. Il est décédé en 1963.