Chili 1970-73 : Retour sur une expérience révolutionnaire (III)

Jean Peltier 18 septembre 2013

La fin brutale de l’expérience chilienne a eu des conséquences immenses. La victoire de Pinochet a fait du Chili le laboratoire sauvage d’un néolibéralisme qui a essaimé dans le reste de l’Amérique latine d’abord, dans le monde entier ensuite. Parallèlement, la défaite de la gauche chilienne a ouvert un débat dans toute la gauche internationale sur la possibilité d’une voie parlementaire au socialisme.

Troisième partie : Après le Chili, la voie parlementaire… sans le socialisme

Le sauve-qui-peut de la gauche réformiste

La nouvelle du coup d’Etat et de l’écrasement de l’Unité Populaire tombe comme une enclume de plomb sur la tête de la gauche réformiste européenne. Ce n’est pas qu’elle ignorait les multiples informations qui convergeaient pour indiquer la proximité d’un putsch miliaire. C’est plutôt qu’elle ne voulait pas croire qu’une telle issue était possible. Dans leur monde, le pouvoir est au bout du bulletin de vote, la transformation de la société se mène avec des majorités parlementaires, la bourgeoisie se plie aux décisions démocratiques et ne sabote ni ne complote, et enfin l’armée est un grand corps patriotique qui reste dans ces casernes à astiquer des fusils qui ne serviront jamais contre le peuple.

Dès lors, l’indignation dans toute la gauche est énorme le 11 septembre. La dénonciation des militaire putschistes est unanime et se clame sur tous les tons. La solidarité s’organise et des milliers de militants – réformistes et révolutionnaires – s’y engagent à fond. Mais une fois le pire confirmé – le putsch, la répression sanglante, la mort d’Allende, la faiblesse de la résistance – il faut commencer à trouver une explication. Et une porte de sortie.

Car, pendant trois ans, l’expérience de l’Unité Populaire est devenue une bannière pour toute une partie de la gauche. Bien sûr, dans le nord et le centre de l’Europe, là où la social-démocratie domine massivement et où les Partis communistes sont quantité négligeable, l’intérêt est nettement moindre pour l’expérience chilienne. Pour les PS de ces pays, il s’agit simplement de gérer le capitalisme et de répartir les fruits de la croissance économique des vingt-cinq années de l’après-guerre. Mais dans le sud de l’Europe, il en va autrement. Là, le pouvoir est monopolisé depuis longtemps par des dictatures fascistes finissantes (Espagne, Portugal, Grèce) ou par une droite conservatrice (France, Italie). Là il n’y a guère d’espoir de pouvoir arriver paisiblement un jour au pouvoir pour y mener une politique social-démocrate classique. De plus, dans l’opposition, les PC sont forts et les PS soumis à leur pression. Pour tous ces partis, l’expérience chilienne de l’Unité Populaire est essentielle parce qu’elle montre, aux « modérés » comme aux « gauchistes » qu’une « voie pacifique et parlementaire au socialisme » est possible.

Dès lors, alors que, pendant les trois années précédentes, le Chili était pointé comme le modèle à suivre, le discours dominant des PS et des PC européens devient rapidement après le 11 septembre « Attention, le Chili n’est pas la France ou l’Italie ». Et les dirigeants PS et PC d’expliquer qu’en fin de compte, l’armée chilienne avait sans doute ces habitudes et des orientations moins « professionnelles » et « pacifiques » que ce qu’on en avait dit. Mais ils rassurent aussitôt leurs militants en affirmant que « Chez nous, par contre, nous avons une armée démocratique qui ne se prêtera jamais à un coup d’Etat ».

Cette parade ne suffit pas nécessairement pour rassurer les militants et le « peuple de gauche ». Car c’est un coup d’Etat militaire qui a débouché en 1928 au Portugal sur la dictature de Salazar ; c’est un coup d’Etat d’une partie de l’armée en 1936 qui a amené Franco au pouvoir en Espagne ; c’est encore un coup d’Etat militaire qui en 1967 a instauré la dictature des colonels en Grèce. Et chaque fois la bourgeoisie s’est rangée majoritairement derrière les putschistes et a largement profité des dictatures. En Italie, l’armée a été mussolinienne pendant vingt ans sans états d’âme tandis qu’une partie importante de l’armée française s’est vautrée dans la collaboration de Pétain avec les Nazis, avant d’aller guerroyer et torturer en Indochine et le Algérie. Difficile dans ces conditions de convaincre que « nos » armées et « nos » bourgeoisies ne se conduiraient jamais comme leurs homologues latino-américaines. Une révision stratégique de plus grande ampleur s’impose donc à la gauche réformiste.

Le mirage du Compromis Historique en Italie

Cette révision va venir d’abord d’Italie. Le Parti Communiste Italien - le plus puissant et le plus influent d’Europe occidentale mais aussi un des plus libérés de la tutelle de Moscou et un des plus réformistes - se lance dans une vaste réflexion sur l’expérience chilienne. Au final, la conclusion que tirent ses dirigeants est sans équivoque : l’UP a échoué parce qu’elle a voulu aller trop loin et trop vite, qu’elle a effrayé la bourgeoisie et les classes moyennes et qu’elle n’a donc pu étendre sa base sociale, ce qui lui était pourtant indispensable pour pouvoir résister aux pressions des secteurs pro-américains et pro-putsch. En gros, le PC italien valide l’analyse du PC chilien mais en accentue encore le caractère conciliateur.

L’alternative qu’élabore alors le PCI, c’est le « Compromis Historique », c’est-à-dire une politique de recherche systématique de compromis et d’entente avec la Démocratie-Chrétienne (le parti qui occupe le pouvoir en Italie de manière ininterrompue depuis 1945) afin de pouvoir enfin participer au gouvernement. Dans les conditions italiennes, ce Compromis Historique signifie que, derrière l’accord politique avec la DC, il faut obtenir aussi le feu vert du grand patronat, de l’Eglise et des Etats-Unis. Le PCI explique qu’il faut donc - stratégiquement - une première étape préliminaire et plus large avant même de pouvoir envisager une Unité Populaire. En termes moins respectueux de ces grands calculs, on peut résumer la nouvelle stratégie du PCI par « la voie parlementaire au socialisme » a échoué ; supprimons le socialisme, il nous restera la voie parlementaire, c’est moins dangereux et on connaît mieux ».

Pendant les quelques années où il espère pouvoir concrétiser une telle alliance (de 1975 à 1980), le PCI pèse donc de toute son influence pour freiner la combativité ouvrière, étudiante et populaire et toutes les initiatives, spontanées ou organisées, dépassant le cadre institutionnel-parlementaire classique afin de ne pas « effrayer » ceux qu’il espérait séduire. Les luttes offensives qui caractérisaient le début de la décennie vont peu à peu refluer. Ironiquement, la pression (et la peur) que ces luttes pouvaient exercer sur la bourgeoisie diminue aussi, et l’éventuel besoin d’accepter une montée du PCI au gouvernement pour les canaliser diminue, elle aussi, par la même occasion : si le PCI fait la sale besogne dans l’opposition, pourquoi prendre un risque qui devient superflu de lui faire place au pouvoir ?

Le Compromis Historique ne verra jamais le jour en Italie parce qu’en fin de compte, ni la bourgeoisie ni le pape ni les Etats-Unis n’y sont favorables. Par contre, il a un effet immédiat sur la classe travailleuse et les syndicats. Et ce résultat sera dramatique. Car entretemps, le contexte a profondément changé. Une crise économique mondiale de grande ampleur s’est déclenchée quelques semaines après le coup d’Etat chilien (sans qu’il y ait évidement de lien entre les deux). En quelques années, la donne va basculer : pour la bourgeoisie, il ne s’agit plus de partager, même chichement, les fruits de la croissance avec les travailleurs mais bien de relancer ses profits en faisant payer cette crise aux travailleurs - via le nouveau cocktail néolibéral de restructurations, de licenciements, de baisse du pouvoir d’achat et de privatisations. Face à cette bourgeoisie qui passe à l’offensive, le mouvement syndical et les travailleurs sont déjà en partie désorganisés, démoralisés et désorientés par des années d’appel au calme et à l’auto-restriction des revendications émanant du PCI et des directions syndicales qui y sont liées. En bout de course, non seulement le PCI n’arrivera pas au gouvernement mais le mouvement ouvrier italien, qui était sans doute le plus combatif d’Europe occidentale en 1973-75, perdra la bataille de l’austérité au cours des années suivantes.

La « farce tranquille » de l’Union de la Gauche en France

En France, le Parti Communiste, resté nettement plus lié à Moscou et à une orthodoxie traditionnelle, n’adoptera jamais des positions aussi tranchées que le Compromis Historique. En 1974, une Union de la Gauche est constituée autour d’un « Programme Commun de gouvernement » par le Parti Socialiste de Mitterrand, le Parti Communiste de Georges Marchais et le petit Mouvement des Radicaux de Gauche (gauche modérée). Sur papier, il s’agit d’une réplique du modèle chilien, tant du point de vue du programme (même s’il est moins radical que celui de l’UP d’Allende) que des alliances et de la stratégie. Il faudra sept ans à l’UG française pour arriver au but : Mitterrand rate de peu l’élection présidentielle de 1974, la gauche progresse avec des hauts et des bas pendant les années ’70, Mitterrand est finalement élu président en mai 1981, avec un score de 51% (nettement plus élevé que les 36% d’Allende), et la gauche conquiert la majorité parlementaire le mois suivant.

La gauche commence à appliquer son programme : les salaires sont augmentés, les droits syndicaux étendus, des dizaines de milliers d’emplois créés dans la fonction publique, une série d’entreprises et de banques nationalisées,... Mais, en pleine période de crise économique internationale et de montée de la mondialisation, cette politique de relance économique par la consommation des ménages (qui ne touche quasiment pas au pouvoir du patronat dans les entreprises et dans la société) ne peut conduire qu’à une perte de compétitivité de l’économie française et à un envol de l’inflation et de l’endettement public. Et la riposte rapide de la bourgeoisie française – qui, comme son homologue chilienne avant elle, pratique gaillardement la fuite des capitaux tout en hurlant au danger communiste – , ne facilite pas les choses.

Est-on alors parti pour un scénario « à la chilienne » en France ? Non, car il ne faudra qu’un an et demi à Mitterrand et son gouvernement (PC compris) pour virer à 180%. Les grands projets d’un « socialisme aux couleurs de la France » sont prestement mis au frigo et le nouveau gouvernement s’engage dans une politique de « rigueur » qui ressemble très rapidement aux politiques d’austérité mises en œuvre dans les pays voisins.

Une transition qui protège l’ordre établi en Espagne

Enfin, en Espagne, le Parti Communiste et le Parti Socialiste ne théoriseront pas le Compromis Historique… mais ils le mettront en pratique. Franco malade puis mourant, la question de la transition hors de la dictature se pose de manière brûlante. PS et PC choisiront de fondre l’alliance qui les liait dans une Junte Démocratique encore plus large, incluant de très larges secteurs de la bourgeoisie libérale.

Ici aussi, les luttes ouvrières, populaires et démocratiques qui se développent fortement au début des années ’70 ne sont pas vues comme les bases sur lesquelles la gauche peut essayer de créer un « Pouvoir Populaire » mais comme un simple moyen de pression sur les sommets du pouvoir franquiste pour le forcer à relâcher son contrôle sur la société – et comme une source de problèmes qu’il s’agit de canaliser et de contrôler le plus étroitement possible.

Le clou de ce processus sera la signature par le PSOE, le PCE et les syndicats qu’ils contrôlent, des différents « pactes » de la « Transition » (dont celui de la Moncloa, en octobre 1977). En échange du rétablissement des libertés démocratiques formelles, ces partis acceptent de ne pas remettre en question les piliers du régime franquiste : la Monarchie (le roi Juan Carlos avait été désigné par Franco comme son « successeur »), l’Eglise et l’Armée (et sa vocation à défendre le caractère « indivisible » de l’Espagne), tout en garantissant l’impunité pour les responsables de la dictature. Qui plus est, en échange de la reconnaissance légale des syndicats auparavant interdits, ces pactes instaurent des mécanismes visant à les domestiquer par la collaboration de classe et à subordonner les revendications sociales à l’amélioration de la situation économique.

PS et PC : ci-gît la voie parlementaire au socialisme

Le coup d’Etat et la dictature militaire ont infligé à la gauche et au mouvement ouvrier chilien une défaite terrible dont ils ne sont pas encore remis. Il y a certes eu des phases de remobilisation – sous la dictature en 1983, puis par la suite, pendant la période de transition après le départ de Pinochet en 1997 et sous le régime démocratique resté longtemps sous le contrôle de l’armée. Ce n’est que depuis quelques années que la jeunesse chilienne – qui représente une nouvelle génération après celle qui a connu l’UP et la dictature et celle qui a vécu la transition – recommence à manifester et à revendiquer en masse dans un pays qui devenu le plus inégalitaire de l’Amérique latine.

Mais le putsch de Pinochet a eu un autre effet, sur la gauche réformiste traditionnelle (PS et PC), au niveau international cette fois. Il a tué chez elle la perspective de la « voie parlementaire et pacifique au socialisme » qui était leur credo depuis des décennies. Jamais ce projet politique ne s’en remis de son échec chilien. Les Partis Socialistes se sont de plus en plus adaptés au capitalisme, passant résolument de la social-démocratie au social-libéralisme, c’est-à-dire à la gestion loyale d’un capitalisme néolibéral et austéritaire. Les Partis Communistes ont, eux, connu un déclin de plus en plus accéléré, qui a été rendu irréversible par la chute du Mur de Berlin et la disparition de l’URSS. Certains se sont complètement « social-libéralisés » à l’image du PC italien devenu parti Démocratique de Gauche puis Parti Démocrate tout court ; d’autres ont gardé un semblant de perspective de transformation sociale imprégnée d’un fort étatisme, comme les PC portugais et grec.

Mais aucune des rares coalitions de gauche qui ont vu le jour par la suite en Europe – comme la « gauche plurielle » de Jospin et l’actuelle coalition PS-Verts de Hollande en France – n’a placé son action dans la perspective – même très lointaine – d’une avancée vers une transformation socialiste de la société.

Cela a été aussi le cas au Brésil où, après la victoire de son dirigeant Lula aux présidentielles de 2003, le Parti des Travailleurs a connu une transformation très rapide en « parti gouvernemental responsable » menant une politique qui a été qualifiée ironiquement de « blairisme tropical » .

Gauche révolutionnaire : lucidité et impuissance

La gauche radicale chilienne a, quant à elle, très justement mit en évidence, bien avant le 11 septembre 73, le caractère suicidaire de l’entêtement parlementaire et pacifiste des directions de l’Unité Populaire. Elle a vu venir le danger du coup d’Etat et préconisé une politique alternative de développement de l’auto-organisation des travailleurs et du peuple, d’armement des travailleurs et d’indépendance politique vis-à-vis de la gauche réformiste. Elle a joué un rôle important dans le développement des nouvelles structures d’organisation (Juntes d’Approvisionnement Populaire, Cordons industriels, Commandos Communaux) que les travailleurs, les paysans et les pauvres créaient pour coordonner les actions à la base afin de briser les offensives du patronat et de la droite et suppléer aux faiblesses du gouvernement. Elle a tracé la perspective d’un affrontement avec l’appareil d’Etat dans lequel ce « Pouvoir Populaire » encore en pointillés pourrait devenir le véritable pouvoir et la base d’une transformation socialiste réelle.

Elle n’a malheureusement pas pu tirer un grand avantage de cette lucidité – son implantation trop récente et trop faible dans le mouvement ouvrier chilien et une certaine confusion politique due à ses références guevaristes (le MIR) ou chrétienne de gauche maoïsante (le MAPU et l’IC) ne lui ont pas permis ni de devenir une alternative réelle à l’UP ni de survivre sous la répression et la dictature.

L’expérience chilienne a eu parallèlement un impact important sur la plupart des organisations de la gauche révolutionnaire européenne. Qu’elles existent depuis longtemps ou qu’elles soient nées juste après, ces organisations étaient toutes marquées par l’explosion de Mai ’68 et le rôle de déclencheur joué dans celle-ci par le mouvement étudiant et de la jeunesse. Les années qui ont suivi 1968 ont souvent été marquées chez elles par l’illusion d’une révolution imminente en Europe dans laquelle le réformisme, ses partis et ses syndicats seraient balayés sans trop de difficultés par un nouveau mouvement populaire impétueux.

Les leçons de l’expérience chilienne se sont combinées avec la dure expérience du retour à la réalité de l’Europe des années ’70 pour faire comprendre à ces organisations et à la génération militante qui les animaient que les choses seraient bien moins simples et bien moins rapides que cela. Elles les ont aidées a mieux comprendre les raisons et la force de l’enracinement du réformisme dans la conscience des travailleurs et des travailleuses et l’impérieuse nécessité de se construire une présence, une influence et une implantation dans la classe travailleuse.

Mais tout cela n’a malheureusement guère aidé la gauche révolutionnaire à sortir de la marginalité, pour de nombreuses raisons dont l’analyse détaillée sortirait du cadre de cet article mais dont les principales ont été la détermination et l’ampleur inattendues de l’offensive néolibérale contre la classe travailleuse dès la fin des années ’70, la capitulation rapide de la gauche réformiste devant celle-ci et le recul de la conscience et de l’organisation des travailleurs qui en ont résulté et qui ont été encore accélérés par l’effondrement du « socialisme réel » après la chute du Mur.

Des leçons pour demain – en Grèce et ailleurs

La nouvelle crise profonde du système capitaliste depuis 2008 n’a pas modifié en profondeur les rapports de forces défavorables issus des trois dernières décennies. Mais elle a conduit à l’émergence de mouvements revendicatifs massifs dans les nouveaux pays émergents, comme en Turquie et au Brésil il y a quelques mois ; à de nouvelles poussées contestataires dans la jeunesse (et parfois au-delà) comme les Indignés espagnols ou Occupy aux Etats-Unis ; et au développement de nouvelles forces à gauche qui affirment situer leur action dans la perspective d’une transformation socialiste de la société, comme Syriza en Grèce et, avec un impact moindre, le Front de Gauche en France ou le Bloc de Gauche au Portugal.

En Grèce, en particulier, au milieu d’une crise politique et sociale profonde, une victoire électorale de Syriza aux prochaines élections est tout à fait possible, et avec elle, la formation d’un gouvernement de coalition de gauche qui pourrait remettre en cause les politiques ultra-austéritaires imposées par l’Union européenne et relayées docilement par le gouvernement actuel. Une perspective qui se heurterait immédiatement à l’opposition et à la riposte de l’Europe et de la bourgeoisie et de la droite locales, une riposte qui pourrait bien être rapidement très brutale.

On frémit déjà quand le journal fasciste Stohos écrit en première page, sans aucune autocensure, que « La solution ne viendra pas des élections, mais des casernes de l’armée » , et plus encore quand un Ministre de la Défense grec déclare, sans être contredit par ses collègues, que « L’armée est une puissance silencieuse, qui, si nécessaire, fera un bruit assourdissant »  [1]. Ces menaces de coup d’Etat militaire peuvent relever du « bluff » et d’une stratégie de la tension, mais on ne peut les prendre à la légère. Et, de ce point de vue, on frémit encore plus quand Errikos Finalis, un membre du Secrétariat exécutif de Syriza, réagit en affirmant qu’ « Il y a des campagnes de menaces et de rumeurs, comme celle d’un coup d’Etat. Elles n’ont aucun fondement. L’armée ne pas va répéter les erreurs du passé »  [2], avec la même conviction, la même naïveté et, pour tout dire, le même crétinisme parlementaire et pacifiste que les dirigeants de l’Unité Populaire chilienne.

Quarante ans plus tard, les leçons de l’expérience chilienne restent toujours aussi essentielles à discuter et à retenir – si nous ne voulons pas que les promesses de l’avenir se terminent par une réédition des défaites du passé.

Et, dans ces luttes à venir, le courage, l’imagination et la détermination dont ont fait preuve les travailleurs et le peuple chilien dans leur lutte pour sortir de la misère et de l’exploitation et pour construire une société meilleure resteront un témoignage vivant et inoubliable de ce que peuvent réaliser les exploités quand ils relèvent la tête.

L’expérience chilienne en livres, en films et en musique

1. Les livres

Pour ceux et celles qui préfèrent les journaux aux gros livres, signalons tout d’abord que le numéro de septembre du Monde Diplomatique comprend un dossier intéressant sur le Chili.

Au rayon livres, une bonne introduction à l’expérience chilienne peut être trouvée dans 11 septembre… 1973 d’Hector Pavon (avec une introduction du cinéaste Ken Loach) qui, en 90 pages, parcourt la période de l’UP et les 30 années qui ont suivi (Danger public, Paris, 2003, 10,50 EUR).

Pour approfondir, le tout nouveau livre de Frank Gaudichaud Chili 1970-1973 - Mille jours qui ébranlèrent le monde (avec une préface de Michaël Lowy) est incontournable. C’est une étude très fouillée qui reconstitue la dynamique du mouvement révolutionnaire chilien, vu "par en bas", au niveau des entreprises occupées, des ceintures industrielles, des quartiers populaires. Il montre le développement et la radicalisation du mouvement ouvrier, les formes d’organisation d’une classe mobilisée et les divers types d’action utilisés. Il analyse aussi les débats et les stratégies de la gauche chilienne. (PU de Rennes, 2013, 19 EUR).

Frank Gaudichaud a publié en même temps un autre ouvrage Venceremos ! Analyses et documents sur le pouvoir populaire au Chili (1970-1973) qui est plus précisément centré sur le thème du pouvoir Populaire et présente de nombreuses documents d’époque (Syllepse, Collection Cocoyan, Paris, 10 EUR)

Sur la période de la dictature, puis de la transition vers le rétablissement d’une démocratie parlementaire, on peut lire Pinochet – Un dictateur modèle de Marc Fernandez et Jean-Christophe Rampal (Hachette, Paris, 2003, 20 EUR) ainsi qu’un livre au titre étonnant Des tyrannosaures dans le paradis de Philippe Grenier qui analyse la ruée des multinationales dans le Chili de Pinochet (L’Atalante, Nantes, 2003, 21 EUR).

Enfin, plusieurs livres très intéressants ont été écrits durant l’Unité Populaire et décrivent le processus en cours. Ces livres sont évidemment introuvables dans le commerce mais sont disponibles sur les listes d’achats en ligne. A lire en particulier L’expérience chilienne – réformisme ou révolution ? d’Alain Labrousse (Seuil, Collection Combats, Paris, 1972) ainsi que Quel socialisme au Chili ? – étatisme ou autogestion de Michel Raptis, qui détaille les diverses formes d’auto-organisation ouvrières et populaires (Anthropos, Paris, 1973)

2. Les films

Le film-documentaire le plus détaillé sur l’expérience chilienne est incontestablement La bataille du Chili de Patricio Guzman. Les Editions Montparnasse ont eu l’excellente idée de le ressortir en un coffret de trois DVD incluant aussi Patricio Guzman, une histoire chilienne et Le cas Pinochet .

Si un jour vous pouvez assister à une projection du film La Spirale réalisé par Arnaud Mattelard, Valérie Mayoux et Jacqueline Meppiel, courez-y toutes affaires cessantes. C’est une analyse remarquable et extrêmement pédagogique des trois années de l’UP et de la manière dont, depuis le départ, gouvernement, armée et multinationales US ont agi pour étrangler cette expérience. Ce film date de 1976 et n’a malheureusement jamais été édité en DVD. Mais il est visible dans son intégralité sur le site Francolatina.

Des films de fiction évoquent également cette période, notamment Missing de Costa-Gavras et Il pleut sur Santiago de Helvio Soto, ainsi que le récent No de Pablo Larrain.

Vous trouverez ici une brève présentation de tous ces films.

3. La musique

Les années UP ont aussi été une période d’extraordinaire effervescence d’une culture à la fois populaire et militante, qu’expriment à merveille les peintures murales éclatantes de couleur.

En réécoutant la bande-son de cette période, un nom émerge tout particulièrement, celui de Victor Jara , poète et chanteur, auteur de dizaines de chansons, qui a été assassiné sauvagement par des militaires quelques jours après le coup d’Etat. Victor Jara a été à l’origine du mouvement de la « nueva canción chilena » (nouvelle chanson chilienne), qui marque un renouveau de la musique folklorique chilienne, en y ajoutant des sonorités de différents pays latino-américains et avec un net engagement de gauche. Ce mouvement a été inspiré par la grande chanteuse Violeta Parra et a été popularisé notamment par deux groupes qui enregistrent et tournent toujours aujourd’hui, Quilapayùn et Inti Illimani .