15 mai 2014
Au cours des jours qui ont suivi les tragiques événements d’Odessa, nous avons entendu des douzaines de versions sur ce qui s’était passé. Toutes ces versions sont, d’une manière ou d’une autre, associées à la recherche d’une « main occulte » qui a amenée deux groupes de manifestants armés à s’affronter et à conduire l’un d’eux à l’abattoire de la Maison des Syndicats. La majorité de ces versions – de celles du gouvernement officiel de Kiev jusqu’aux versions des propagandistes russes – pointe du doigt la police locale qui, de manière consciente et organisée, s’est abstenue de toute tentative de prévenir l’escalade de la violence.
Ces versions des événements décrivent généralement un « scénario » explicatif qui favorise l’un ou l’autre camp : Yulia Timoshenko [ex primière ministre d’Ukraine] veut saboter les élections [présidentielles ukrainiennes] du 25 mai afin d’assurer sa propre victoire à l’avenir ; le gouvernement de Kiev veut intimider les « séparatistes » et attribue la responsabilité du bain de sang à ceux qui les soutiennent ; le gouvernement russe rassemble ainsi des arguments pour discréditer ceux qui soutiennent la « junte » [de Kiev] ; le clan de Yanukovitch [ex présidente ukrainien] veut pousser la Russie à une intervention ouverte.
D’une certaine manière, toutes ces versions peuvent nous sembler convaincantes – aux Russes et aux Ukrainiens – parce que nous savons qu’aucune de ces forces ne reculerait à commettre de tels crimes du moment que leur permet d’atteindre leurs objectifs. La disposition à faire des victimes parmi ses propres citoyens eux-mêmes a toujours été un critère de sélection de l’élite post-soviétique. Dans cette élite, il n’y a personne, absolument personne, qui ne soit moralement pas capable d’un assassinat de masse.
Mais quelle que soit l’intention initiale de qui que ce soit dans l’organisation de la tragédie d’Odessa, le résultat sera – ou, plus probablement, est déjà – distinct : la logique de la guerre civile s’est déclenchée et il est déjà maintenant pratiquement impossible de la stopper. Tout au long de ce dernier mois – avec ses expectatives d’opérations militaires, d’occupations d’édifices, de prises d’otages, d’affrontements ponctuels dans le Donbass – de nombreuses personnes conservaient néanmoins encore l’espoir timide que l’ensemble du processus était d’une manière ou d’une autre géré par quelqu’un, ce qui impliquait la possibilité de l’arrêter. La base principale qui nourrissait ces expectatives n’était pas seulement la volonté de Poutine, des puissances occidentales et du gouvernement de Kiev, mais tout simplement l’idée que la majorité des Ukrainiens n’étaient pas disposés à se tuer entre eux.
Mais il faut nous rappeler l’histoire pas si lointaine des années 1990 et cette tragique sensation de traverser une ligne rouge : des voisins aimables, des « gens raisonnables », qui pendant des décennies avaient oublié comment se diviser entre « ennemis » et « amis », perdent subitement, en quelques jours, tous leurs attributs humains et se transforment en bêtes absolues dont l’existence n’était connue que par les films patriotiques sur l’invasion fasciste. C’est ainsi que commença, dès que fut posée la question de la « langue de l’Etat », la guerre en Transnistrie. C’est ainsi que les Serbes et les Croates ont atteint un point de non retour, lors de ce fameux match de foot à Split. Tout cela est bien trop connu pour ne pas comprendre que les perdants dans ces guerres, ce furent tous les participants, sans exception. La vengeance pour les premières victimes ne fait que provoquer plus de victimes, jetant ainsi les bases pour de nouveaux actes de justes représailles. Tel est le mal terrible qui résulte des événements d’Odessa : pour les deux camps ils justifient et rendent inévitable tout acte de vengeance.
Dans les flammes qui ont ravagé la Maison des Syndicats, il n’était pas difficile de voir les profondeurs de la barbarie dans laquelle l’Ukraine peut facilement sombrer. Des profondeurs dont l’ampleur ne semble pas être comprise par les bâtards qui ont chorégraphié les chocs du 2 mai. Il n’y a pas si longtemps, « agir humainement » pouvait sembler comme une sorte de souhait abstrait. Aujourd’hui, après le massacre d’Odessa, c’est devenu un programme politique.
Ilya Boudraitskis a été un des fondateurs de Vperiod (« en avant »), section russe de la IVe Internationale. Ce groupe s’est élargi pour fonder le Mouvement socialiste de Russie (RSD) dont il est l’un des porte-parole.
Source :
http://peopleandnature.wordpress.com/2014/05/05/no-one-wants-to-die/
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.