Les jeux de la faim, ou comment les banques font flamber les prix de l’alimentation

Avanti4.be, Esther Vivas 14 octobre 2012

L’alarme a retentit au mois de juillet quand les prix mondiaux des produits alimentaires ont connu une augmentation brutale de 10% après trois mois de calme relatif. Les choses ne se sont pas améliorées depuis. D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), ces prix ont à nouveau augmenté de 1,4% en septembre. Cause principale : la spéculation. Au lieu d’investir les sommes reçues des pouvoirs publics - par le remboursement des dettes ou par les aides directes - dans l’économie ou dans l’octroi de crédit au secteur productif, les grandes banques préfèrent jouer au casino avec les produits alimentaires. Un marché spéculatif sûr, à haut rendement et surtout « captif » puisque tout le monde a besoin de se nourrir.

On estime que l’alimentation représente entre 10% et 15% des dépenses moyennes d’un ménage dans un pays développé. Pour les secteurs pauvres des nations en développement, cette part explose et représente entre 50% et 90% de leurs revenus. Résultat immédiat d’une montée des prix : la faim. Au cours des six derniers mois de l’année 2010, après une forte flambée des prix alimentaires, 44 millions de personnes dans le monde ont plongé dans la pauvreté extrême.

Quelles sont les causes de l’actuelle augmentation des prix alimentaires ? Elles sont à la fois complexes et variées, mais le diagnostic établi par la FAO en juillet dernier contenait un élément clé : il n’existe pas de problèmes au niveau de l’offre et de la demande. En d’autres termes, ni les facteurs climatiques qui peuvent affecter l’offre (les sécheresses, par exemple), ni une augmentation subite de la demande (comme c’est le cas ces dernières années en Chine et en Inde) n’expliquent une telle envolée des prix.

Tout indique que ce sont les spéculateurs qui en portent la principale responsabilité. Selon certaines estimations, les investissements financiers-spéculatifs contrôlent aujourd’hui plus de 60% du marché alimentaire, contre 12% en 1996.

Un exemple classique : le cas du cacao en 2010. Le 17 juillet de cette année là, un fonds financier à hauts risques, Armajaro, avait acheté et stocké 240.000 tonnes de cacao (soit 7% de la production annuelle globale). Le retrait du marché d’une telle quantité de cacao a fait monter les prix à des niveaux jamais atteints depuis 1997. Ce seul achat réalisé en un jour par une puissant acteur financier a suffit pour faire flamber le prix d’un produit.

L’axe central de ces mouvements spéculatifs est le marché des contrats à terme. Ce marché est né aux Etats-Unis au XIXe siècle pour aider les agriculteurs à neutraliser les fluctuations des prix des récoltes. Un contrat à terme permet au fermier de vendre à une date future et à un prix déterminé à l’avance une quantité X de sa récolte. Le fermier obtient ainsi une sécurité de prix et l’acheteur de probables bénéfices au cas où le prix augmente au dessus de ce qu’il avait payé.

Avec la dérégulation du marché financier dans les années 1980-1990 on créa des contrats à terme extrêmement complexes appelés « dérivés » et qui ouvrirent la porte à une spéculation illimitée.Comme les contrats à terme permettent d’acquérir ou de vendre sans nécessité de posséder le produit, leur vente a acquis une dynamique propre, accélérée par les opérations instantanées permises par les ordinateurs.

La spéculation est alors des plus faciles. Si le prix d’une tonne de maïs est de 100 dollars aujourd’hui, mais qu’il double dans un contrat à terme de trois mois, la tentation de repousser la vente en attendant un meilleur rendement est tellement forte qu’elle finit par affecter l’offre présente et le prix du produit. Et au cœur de cette spéculation, on retrouve les grandes banques comme Goldman Sachs, Morgan Stanley, Barclays, Citibank, Deutsche Bank, HSBC et JP Morgan. Et, avec la crise et l’explosion des bulles financières ou immobilière, le marché spéculatif alimentaire est devenu une valeur refuge sûre vers laquelle les capitaux spéculatifs se sont massivement dirigés, puisque tout le monde est bien obligé de se nourrir.

La spéculation alimentaire a même été renforcée grâce à l’intervention des gouvernements, avec l’argent des contribuables. Comme l’explique Christine Haigh, du World Development Movement ; « Les gouvernements ont injectés des sommes importantes aux banques afin de stimuler l’économie » par la relance du crédit. « Mais le secteur financier a profité de cette manne offerte non pas pour prêter au secteur productif, mais bien pour augmenter ses opérations spéculatives ».

D’après LibreRed.net

Les jeux de la faim

Esther Vivas

La crise alimentaire fait des ravages dans le monde. Il s’agit d’une crise silencieuse, elle ne fait pas la une des journaux et n’intéresse ni la Banque centrale européenne, ni le Fonds Monétaire International, ni la Commission européenne. Pourtant, elle touche 870 millions de personnes qui souffrent de la faim. C’est ce qu’indique le rapport « Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde 2012 », présenté cette semaine par l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO).

Nous pensons trop souvent que la faim ne frappe que dans des endroits très éloignés du confort de nos fauteuils. Et qu’elle a peu à voir avec la crise économique qui nous affecte. La réalité est pourtant très différente. Il y a de plus en plus de personnes qui souffrent de la faim dans les pays du Nord. Il ne s’agit évidement pas de la famine telle qu’elle touche des pays d’Afrique et ailleurs, mais elle implique bel et bien une absence des calories et des protéines minimales nécessaires, qui a des conséquences sur notre santé et sur nos vies.

Cela fait plusieurs années que l’on évoque les terribles chiffres de la faim aux Etats-Unis : 49 millions de personnes affectées, soit 16% des ménages, selon les données du Département de l’Agriculture des Etats-Unis, dont plus de 16 millions d’enfants. Des chiffres anonymes auxquels l’écrivain et photographe David Bacon met un visage dans son œuvre « Hungry By The Numbers » (Faméliques selon les statistiques) ; les visages de la faim dans le pays le plus riche du monde.

Dans l’Etat espagnol, la faim est également devenue une réalité tangible. Pour bon nombre de personnes frappées par la crise, c’est : sans travail, sans salaire, sans maison et sans nourriture. D’après les chiffres de l’Institut National de Statistiques, en 2009, on estimait que plus d’un million de personnes avaient des difficultés à consommer le minimum alimentaire nécessaire. Aujourd’hui, la situation est encore pire, même si elle n’est pas chiffrée. Les organismes sociaux sont débordés et, ces dernières années, les demandes d’aide alimentaire et de médicaments ont doublées. D’après l’organisation « Save the Children », avec un taux de pauvreté infantile de 25%, de plus en plus d’enfants ne mangent pas plus d’une fois par jour, à la cantine scolaire, à cause des difficultés que rencontrent leurs familles.

On ne peut donc pas s’étonner qu’un journal aussi prestigieux que le New York Times ait publié, en septembre 2012, une galerie de photographies de Samuel Aranda, lauréat du World Press Photo 2011, qui, sous le titre « In Spain, austerity and hunger » (En Espagne, austérité et faim), fait le portrait des conséquences dramatiques de la crise pour des milliers de personnes ; faim, pauvreté, expulsion de logement, chômage… mais aussi luttes et mobilisations. D’après un rapport de la Fondation Foessa, l’Etat espagnol compte l’un des taux de pauvreté les plus élevés de toute l’Europe, se situant juste derrière la Roumanie et la Lettonie. Une réalité qui s’impose aux observateurs extérieurs, malgré la volonté de certains de la passer sous silence.

Par ailleurs, la crise économique est intimement liée à la crise alimentaire. Les mêmes qui nous ont conduit à la crise des hypothèques « subprime », cause de la « grande crise » en septembre 2008, sont ceux qui spéculent aujourd’hui avec les matières premières alimentaires (riz, maïs, blé, soja…), provoquant ainsi une très importante augmentation des prix. Cette augmentation rend ces produits inaccessibles pour de larges couches de la population, particulièrement dans les pays du Sud. Fonds d’investissements, compagnies d’assurances et banques achètent et vendent ces produits sur les « marchés à terme » dans le seul but de spéculer avec ceux-ci et faire du profit. Quoi de plus sûr que la nourriture pour investir puisque nous devons tous, normalement, en consommer tous les jours.

En Allemagne, la Deutsche Bank vante des bénéfices faciles si l’on investit dans les produits agricoles en hausse. Des « affaires intéressantes » du même genre sont proposées par les principales banques européennes, comme BNP Paribas. D’après les données du World Development Movement, Barclays Bank a empoché en 2010 et 2011 près de 900 millions de dollars grâce à la spéculation sur l’alimentation. Et il n’y a pas besoin d’aller si loin. La banque Catalunya Caixa offre de juteux bénéfices économiques aux clients qui investissent dans les matières premières sous le slogan « un dépôt 100% naturel ». Quant au Banco Sabadell, il dispose d’un fonds spéculatif qui opère dans l’alimentaire.

La faim, malgré ce qu’on nous dit, ne dépend pas tant des sécheresses, des conflits militaires, etc., que de ceux qui contrôlent et qui dictent les politiques agricoles et alimentaires et qui possèdent les ressources naturelles (eau, terre, semences…). Le monopole actuel du système agroalimentaire, aux mains d’une poignée de multinationales qui disposent du soutien des gouvernements et d’institutions internationales, impose un modèle de production, de distribution et de consommation des aliments au service des intérêts du capital. Il s’agit d’un système qui provoque la faim, la perte d’agro-diversité, l’appauvrissement des paysans et le changement climatique. Un système où le profit de quelques uns passe avant les besoins alimentaires de la majorité.

« Les jeux de la faim »  : c’est le titre d’une fiction réalisée par Gary Ross, basée sur le best-seller de Suzanne Collins et dans lequel des jeunes doivent s’affronter dans une lutte à mort afin d’obtenir la victoire, c’est-à-dire de la nourriture, des biens et des cadeaux pour le restant de leurs vies. La réalité n’est parfois pas très éloignée de la fiction. Aujourd’hui, certains « jouent » avec la faim pour gagner de l’argent.

Esther Vivas est coauteure de “Planeta indignado” (éd. Sequitur) avec JM Antentas. Plus d’infos : www.esthervivas.org

Source : http://blogs.publico.es/dominiopublico/5952/los-juegos-del-hambre/
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera