L’incitation indirecte au terrorisme : un terme qui piège la liberté d’expression

LDH 8 février 2013

Ce jeudi 7 février, les sénateurs vont procéder au vote d’un projet de loi contenant une extension sensible de la législation anti-terroriste.

Cette extension, si elle est adoptée, fera peser d’importantes menaces sur l’exercice de la liberté d’expression de certains mouvements sociaux. Et les sénateurs en sont conscients puisque ladite extension est la copie presque conforme d’une proposition de décision-cadre européenne vis-à-vis de laquelle tant la Commission de la Justice de la Chambre des Représentants que celle du Sénat avaient exprimé, à l’unanimité, majorité et opposition réunies, de sérieuses réserves. Las, dans un grand élan d’amnésie collective, le Sénat risque de voter un texte qu’il a sévèrement remis en question quatre ans plus tôt.

En quoi consiste ce texte ? En l’introduction d’une disposition dans le Code pénal, l’article 140bis, rendant punissable l’incitation à commettre un acte terroriste : « toute personne qui diffuse ou met à disposition du public de toute autre manière un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une des infractions [ terroristes ], (…) lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée le risque qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises ».

Le Code pénal réprimait déjà ceux qui provoquent directement des crimes et délits, y compris les crimes et délits terroristes. À cet égard le texte actuel ne rajoute donc rien si ce n’est une dose de confusion, deux textes étant applicables aux mêmes faits.

La nouveauté – et le danger – de l’inclusion de cet article 140bis est qu’il rend également punissable l’incitation indirecte à la commission d’infractions terroristes. Cette disposition est l’exemple type d’un texte flou, imprécis, qui viole le principe de légalité et laisse une marge de subjectivité et d’arbitraire inacceptable dans un État de droit.

En effet, s’agissant d’une provocation « indirecte », en d’autres termes d’un message qui ne dit pas clairement que des délits terroristes doivent être commis, le juge devra spéculer sur toutes les lectures possibles du contenu du message. Il devra en quelque sorte partir à la découverte du contenu voilé du message transmis et tenter de déceler l’intention qui a été à la base de sa diffusion, qui est lui-même susceptible d’interprétation : un message pourrait très bien tomber (ou pas) sous cette définition en fonction de l’impression subjective que les juges peuvent en avoir. Déceler « l’intention indirecte » constituera une opération hautement subjective... et dangereusement hasardeuse.

Mais cela ne suffit pas. Le juge devra également dire si la diffusion du message « crée le risque qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises ». Le juge devra donc aussi sonder le cerveau de tous les membres de l’audience qui ont reçu le message pour déterminer si l’un des récipiendaires de ce message n’aurait pas pu être influencé, même s’il n’est pas passé à l’acte. En effet, c’est le risque et lui seul qui doit être évalué par le juge. Il s’agit donc d’un élément subjectif par excellence qui ne doit même pas avoir été matérialisé d’une quelconque façon.

La disposition telle qu’elle est rédigée sera donc inévitablement une source majeure d’insécurité juridique et d’arbitraire.

Le projet apporte d’ailleurs de telles restrictions qu’il pourrait mettre en cause pénalement l’action syndicale. En effet, il est courant que des organisations syndicales mettent à la disposition du public des messages qui tomberaient sous le coup de cette extension de la loi : incitation, directe ou indirecte, à la commission d’une capture de moyens de transport, à la perturbation ou l’interruption de l’approvisionnement en eau, en électricité, etc. afin de faire pression sur les pouvoirs publics, appel à un changement de société propre à déstabiliser les structures fondamentales politiques, économiques ou sociales du pays, etc.

Entrainé dans la course folle au tout sécuritaire, le Parlement semble désormais sourd aux avis académiques*, muet quant aux craintes qu’il avait lui-même précédemment exprimées et aveugle quant aux enseignements à tirer des nombreux fiascos qui ont entaché la lutte belge contre le terrorisme : affaire DHKP-C (aucune infraction terroriste retenue après 10 ans de procédure), affaire du Secours Rouge (aucune infraction terroriste retenue), affaire GICM (qui a déjà entraîné la condamnation de la Belgique par la Cour européenne des Droits de l’Homme à deux reprises ), affaire du PKK, affaire Sint Jansplein (13 acquittés sur 14 inculpés), affaire Sayadi-Vincke (condamnation de la Belgique par le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies ), etc. Un bilan pour le moins calamiteux.

Dans ce contexte, la Ligue des droits de l’Homme invite formellement le Sénat à, au minimum, postposer l’examen de ce projet à la lumière de l’évaluation parlementaire de l’arsenal législatif dont la Belgique dispose d’ores et déjà pour lutter contre le terrorisme, lois qui, par ailleurs, continuent à poser question quant à leur efficacité et à leur potentiel hautement liberticide, en particulier en matière de liberté d’expression et d’information. Elle invite également les sénateurs à réenvisager de manière responsable le vote de dispositions, telles que celles réprimant l’incitation « indirecte », qui violent le principe de légalité consacré par la Constitution, la Convention européenne des Droits de l’Homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Communiqué de la Ligue des Droits de l’Homme, 06/02/2013

http://www.liguedh.be/espace-presse/123-communiques-de-presse-2012/1650-lincitation-indirecte-au-terrorisme-un-terme-qui-piege-la-liberte-dexpression

Quand la lutte contre le terrorisme se transforme en censure

Texte co-signé par divers représentants du monde académique et soutenu par la Ligue des droits de l’Homme mettant en garde le législateur contre les dangers d’une incrimination d’incitation indirecte au terrorisme qui violerait de manière inévitable et sans nécessité impérieuse la liberté d’expression et le principe de légalité

Le Parlement transpose actuellement en droit belge la décision-cadre européenne du 28 novembre 2008 en matière de terrorisme. L’une des nouvelles infractions proposées s’avère particulièrement problématique. Elle vise à punir de peines criminelles « toute personne qui diffuse ou met à disposition du public de tout autre manière un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une des infractions » terroristes prévues par le Code pénal belge, à l’exception de la menace, « lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée le risque qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises. »

Les principes fondamentaux de sécurité juridique et de légalité des délits et des peines requièrent que toute personne soumise à la loi puisse connaître et comprendre quel est le comportement interdit et sanctionné par une norme pénale et puisse prévoir les cas d’application de la sanction. Les termes de cette nouvelle infraction violent de manière flagrante ces principes. Une déclaration de culpabilité reposerait non pas sur des éléments de preuve objectifs et prévisibles, mais sur un enchaînement d’éléments spéculatifs à très large portée : à partir d’un texte écrit ou d’une déclaration orale diffusés par un moyen quelconque et dont la source pourrait être un tiers, le juge devra d’une part, à défaut d’acte terroriste avéré, considérer qu’il existe un risque de commission d’une infraction terroriste et que ce risque dérive de la communication examinée ; cela, même si cette dernière ne préconise pas une telle commission. Quels critères objectifs pourraient-ils fonder une telle appréciation ? D’autre part, le juge devra considérer que l’auteur de cette diffusion avait l’intention d’inciter à la commission d’une telle infraction. A défaut d’une incitation directe et explicite, cet élément psychologique sera déduit des circonstances extérieures et ne fera pas l’objet de preuve véritable.

Or, la menace de commettre une infraction terroriste est déjà punissable, et la provocation directe à la commission d’un crime ou d’un délit est déjà réprimée tout aussi sévèrement que sa perpétration, même si elle n’a pas produit d’effet. Quelle est, dès lors, la portée réelle de la nouvelle infraction ?

Inévitablement, c’est l’interprétation subjective du juge qui déterminera son application. Car qu’est-ce qui constitue une incitation indirecte à la commission d’infractions terroristes ? Tout discours ou message rendu public, qui pourrait sous-entendre le soutien d’un groupe qui pratique des attentats ? La présentation aux infos du soir d’une vidéo où s’exprime un terroriste reconnu ou soupçonné tel ? Un article scientifique où l’on explicite les facteurs socio-politiques ou historiques qui favorisent le recours à des attentats terroristes dans un quelconque pays de la planète ? Accusera-t-on et emprisonnera-t-on des chercheurs comme en Allemagne en 2007 car ils ont employé, dans leurs articles, des termes qu’un groupe considéré comme terroriste utilise aussi ? On pourrait multiplier les exemples anodins, dont la transformation en crime dépendra des subjectivités des multiples acteurs de la justice pénale.

Puisque la disposition proposée permet l’incrimination de délits d’opinion, on peut prévoir que de multiples secteurs professionnels que l’on ne peut pas soupçonner de sympathie pour les actions terroristes pratiqueront néanmoins l’autocensure..

Le résultat sur les libertés publiques va alors être très sérieux, mettant gravement en danger la liberté d’expression, le droit à l’information et même la liberté académique. Les médias ne présenteront-ils pas une vision unilatérale dès qu’un sujet touche de loin ou de près au terrorisme ? Les enseignants et chercheurs pourront-ils développer sereinement des analyses scientifiques de phénomènes considérés comme terroristes ? Les organisations de protection des droits de l’homme pourront-elles critiquer librement l’arrestation injustifiée de personnes soupçonnées de perpétrer des actes terroristes ? Les syndicats pourront-ils appeler librement à des formes de lutte qu’une mauvaise interprétation de la législation actuelle pourrait faire entrer sous la qualification d’actes de terrorisme ?

Trois arguments prétendent faire autorité pour justifier ces mesures et faire taire les critiques : les impératifs découlant du danger terroriste, la confiance dans l’appareil judiciaire et les obligations découlant du droit européen. Ces arguments relèvent de la rhétorique. D’une part, le droit belge contient déjà un arsenal d’incriminations qui suffit largement à lutter contre le terrorisme. D’autre part, les infractions existantes qui visent à punir les groupes organisés qualifiés de criminels ou de terroristes ont déjà donné lieu à des applications subjectives injustifiées et à des décisions judiciaires contradictoires : pensons, par exemple au cas des altermondialistes mis sous enquête en 2001 ou aux arrestations vite désavouées d’anciens militants de Secours rouge en 2008.

Le troisième argument est aussi spécieux. En effet, les pays membres de l’Union européenne sont obligés de respecter l’esprit des décisions-cadres et non pas de les reproduire de manière littérale. Il n’était dès lors pas nécessaire de reproduire l’incitation directe au terrorisme, déjà punissable en droit belge. Quant à la définition de l’incitation indirecte, elle apparaît impossible à traduire en des termes précis garantissant une application stricte et prévisible. Même le Parlement européen a d’ailleurs appelé à amender la décision-cadre.

Une incrimination qui violerait de manière aussi inévitable et sans nécessité impérieuse la liberté d’expression et le principe de légalité n’a pas sa place dans le système pénal d’un pays démocratique.

Signataires

Diane Bernard, FUSL
Fabienne Brion, UCL
Martin Bouhon, UCL
Sophie De Biolley, UCL
Maria-Luisa Cesoni, UCL
Gaëtan Cliquennois, UCL
Nathalie Colette-Basecqz, FUNDP
Tom Decorte, Ugent
Marie-Sophie Devresse, UCL
Françoise Digneffe, UCL
Vincent Francis, UCL
Mona Giacometti, UCL
Vanessa De Greef, ULB
Dan Kaminski, UCL
Julianne Laffineur, UCL
Pieter Lagrou, ULB
Arnaud Lecocq, UCL
Antoine Masson, UCL
Thierry Moreau, UCL
Martin Moucheron, UCL
Caroline Mulier, UCL
Carla Nagels, ULB
Suliane Neveu, UCL
Isabelle Ravier, UCL
Bertrand Renard, UCL
Damien Scalia, FUSL
Jihane Sfeir, ULB
Melpomeni Skordou, UCL
Thibault Slingeneyer, UCL
Véronique van der Plancke, UCL
Isabelle Wattier, UCL