4 décembre 2013
La scène se produit le 15 novembre dernier, lors de la retransmission en direct du programme Enlace ciudadano (Lien citoyen), sorte de version équatorienne de l’émission animée autrefois par Hugo Chávez, Aló Presidente. Alors que Rafael Correa, le premier mandataire équatorien, répond un à un aux messages envoyés par les téléspectateurs, le présentateur l’interroge sur un récent voyage en France. Résonne alors le refrain d’un morceau de Francis Cabrel, Je l’aime à mourir, que Correa fredonne à son tour. Il traduit les paroles à son auditoire avant d’embrayer sur d’étonnantes explications : « Je l’aime à mourir, ça, c’est la version pour les célibataires. Une fois que tu es marié, la traduction la plus correcte, c’est « je l’aime à la tuer » ! ».
On pourra toujours gloser sur le fait que le mariage est une source presque inépuisable de blagues potaches, ou encore juger qu’il est plutôt sympathique de voir un président s’affranchir des protocoles froids et distants qui régissent la routine de l’exercice du pouvoir en Europe. Reste que la légèreté confondante avec laquelle un chef d’État latino-américain peut évoquer la question du féminicide, et l’hilarité générale que son supposé trait d’humour est parvenu à provoquer ce jour-là, suggèrent que les violences et les inégalités subies par les femmes en Amérique latine ne font toujours pas l’objet d’une prise en compte qui soit à la mesure de l’ampleur du phénomène – y compris de la part des gouvernements progressistes.
Pourtant, les chiffres permettant d’objectiver la situation dramatique du « deuxième sexe » dans le sous-continent devraient amener à faire du féminisme un axe d’intervention publique prioritaire. De fait, les données proposées par l’Organisation panaméricaine de la santé, à l’issue d’une enquête conduite dans 12 pays entre 2003 et 2008, sont édifiantes : si « seulement » 13 % des femmes interrogées admettent avoir subi des violences physiques au cours de leur vie en Haïti, ce chiffre atteint 27 % au Nicaragua, 31 % en Équateur, 39 % en Colombie et au Pérou, et 52 % en Bolivie.
D’autres enquêtes révèlent que, si le lieu de travail est le théâtre d’un harcèlement sexuel presque routinisé dans certains cas, le couple et la famille s’imposent comme des cadres de vie tout aussi périlleux, si ce n’est plus. Un travail mené par la Banque mondiale dans 15 pays avance ainsi que 69 % des abus sexuels subis par les femmes sont le fait d’un « partenaire », qu’il soit mari, concubin ou simple petit ami. Quant aux féminicides, il est à parier que les saillies de Correa auraient rencontré un succès bien moindre en Amérique centrale, où le problème atteint des proportions tout bonnement hallucinantes, en partie à cause d’autorités complaisantes, voire complices : en 2010, au Guatemala et au Salvador, on enregistrait ainsi respectivement 675 et 580 homicides perpétrés contre des femmes au seul motif… qu’elles étaient des femmes.
Si l’on constate aisément combien « le corps des femmes ne leur appartient pas » en Amérique latine, les politiques ont cependant leur propre part de responsabilité, comme l’illustrent les récents débats sur l’avortement légal en Équateur et en Bolivie. Dans le sous-continent, ce droit n’existe pleinement qu’à Cuba et dans la ville de Mexico. En Argentine, au Brésil ou au Pérou, en revanche, l’avortement n’est permis qu’en cas de naissance causée par un viol ou de mise en danger de la santé de la mère. Au Nicaragua et, à un degré moindre, au Venezuela, avorter est même lourdement puni par la loi, certes pas autant qu’au Belize : dans ce petit État caribéen et anglophone, recourir à un avortement sous quelque motif que ce soit peut valoir jusqu’à 14 ans de prison. Tout cela n’empêche pas, bien sûr, les avortements clandestins, qui demeurent une cause de décès particulièrement importante chez les femmes, comme en Colombie et au Chili – risque auquel les femmes les plus pauvres sont évidemment les plus exposées. Autant de problèmes qui restent sans réponses politiques dignes de ce nom à ce jour. À Quito notamment où Correa, qui rit du féminicide, n’a pas du tout plaisanté lorsqu’il menaça, en octobre dernier, de démissionner face à l’insistance, émanant de ses propres rangs, de lancer un débat parlementaire sur l’avortement légal.
Bref, nous aurions presque pu fermer les yeux sur ce que l’on aurait pu réduire à un pathétique et pitoyable dérapage de langage, si nous n’avions pas acquis la triste conviction, en définitive, que ce président, qui n’envisage la « cause des femmes » que par la – nécessaire, mais ô combien insuffisante – lutte contre les inégalités socio-économiques, ne rompt en rien avec le paternalisme patriarcal qui caractérise l’ensemble de ses congénères, qu’ils soient progressistes ou non.
Article rédigé pour le journal suisse "Le Courrier" (29 novembre 2013) - Chronique "C’est l’Amérique" et reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.