19 décembre 2012
J’ai commencé ma vie politique militante à l’époque de la dictature franquiste, comme partisan de l’indépendance du Pays Basque (socialiste). Plus tard, à la suite de la fusion entre l’ETA (VIe Congrès) et la Ligue Communiste Révolutionnaire, j’ai évolué vers le marxisme révolutionnaire (selon la version de la IVe Internationale) et j’ai défendu l’union libre entre les peuples et les nations qui composent l’Etat espagnol.
Cette vision reposait sur l’approche léniniste de la question nationale, consistant à articuler, à partir de la nation qui opprime une autre, la défense du droit à la libre autodétermination de la nation opprimée (ce qui inclut l’option de l’indépendance) avec la défense de l’union libre dans la nation opprimée, en se démarquant ainsi à la fois du nationalisme oppresseur comme celui de la nation opprimée.
Pour développer une stratégie aussi complexe, il fallait construire à l’échelle de l’Etat espagnol des organisations centralisées découlant de cette conception selon laquelle la sculpture (le projet de société socialiste) est distincte du burin (le parti) avec lequel on modèle la matière. Mais, dans notre tradition, on complétait cette approche avec la possibilité accordée aux sections de chaque nationalité de développer le programme et la tactique politique adéquats à leur réalité, en pleine souveraineté. Cette dernière nuance, il faut le dire, n’était pas acceptées par les versions ultra-centralistes de certains léninismes. Dans le meilleur des cas, on la voyait comme un pur formalisme sans poids dans la pratique réelle. La même chose se passait avec le droit à l’autodétermination, toujours défendu mais comme un « oui, mais… » quand il était posé par une direction fédéraliste et non indépendantiste.
Il prédominait également un second type de « oui, mais… » par rapport aux cas où l’on supposait qu’il existait une interférence entre différents intérêts : celui du droit à l’autodétermination des nations sans Etat (et même celles avec un Etat) et les intérêts généraux du prolétariat. Ceux qui s’érigeaient en garants et interprètes de ces derniers estimaient qu’ils devaient toujours subordonner les premiers. L’ex-URSS, par exemple, appliqua ce principe avec une main de fer sur le Pacte de Varsovie, de telle sorte que c’était toujours ses intérêts qui prévalaient sur ceux des autres Etats membres – en principes souverains – puisque, bien entendu, ses intérêts étaient ceux du prolétariat mondial…
A l’époque de mon engagement militant, et plus encore lors du procès de Burgos, l’ambiance dominante dans tout l’Etat espagnol était clairement favorable à la cause basque, ce qui renforçait l’idée que la formule léniniste fonctionnait. Aujourd’hui, la situation est bien différente. Tandis qu’au Pays Basque et en Catalogne soufflent des vents indépendantistes et souverainistes (et au Pays Basque, la principale force de gauche est la gauche « abertzale » - nationaliste), dans le reste de l’Etat par contre, le vent dominant est celui du nationalisme espagnol le plus récalcitrant, tandis que les gauches sont majoritairement (sauf quelques honorables exceptions) en faveur de l’option fédéraliste.
Bien entendu, il est certain que l’ETA porte une part de responsabilité dans le fait qu’une bonne partie des sympathies et des solidarités atteintes pendant la lutte contre la dictature ont été détruites. Mais il faut remarquer que le nationalisme espagnol, dans ses différentes variantes, n’a pas besoin de provocations armées pour se déployer ou montrer son visage le plus autoritaire. La preuve en est que, après l’annonce par l’ETA qu’elle dépose les armes, il est plus agressif que jamais et en pleine offensive re-centralisatrice.
En ce qui concerne la gauche non social-démocrate (à l’échelle de l’Etat espagnol) favorable au fédéralisme, bien qu’elle ait fait des progrès dans ses formes organisationnelles (la majorité s’organise de manière fédérale, bien que dépendante de lignes centrales), il faut constater (à quelques exceptions près) son éloignement des positions en faveur de l’autodétermination qu’elle affirmait défendre à l’époque de la dictature. C’est en partie dû à la peur, mais aussi parce qu’après le drame des Balkans, elle a tiré la conclusion qu’il fallait fuir comme la peste toute forme de nationalisme, sans se demander si en faisant ainsi elle ne renforçait pas le statu quo favorable au nationalisme de la nation hégémonique – qui n’a pas besoin de se poser comme nationaliste, mais simplement comme « constitutionnaliste ».
Ces quelques aspects justifient à eux seuls, selon moi, un changement de position en faveur de l’indépendance. Mais il y a de nombreuses raisons supplémentaires et j’en expose certaines dans la suite de ce texte.
La lutte pour l’indépendance et la lutte anticapitaliste ne sont pas contradictoires
Nous vivons des temps de crises que certains appellent « la crise parfaite » parce qu’en elle convergent différents types de crises d’accumulation et de surproduction, financière, écologique, démocratique et, en ce qui concerne l’Etat espagnol, crise du projet national tel qu’il avait été dessiné pendant la Transition.
Ce n’est pas la première fois que se produit ce phénomène de « désynchronisation » des rythmes ou des dynamiques politico-sociales entre des nationalités ou des nations déterminées ; où la revendication nationale s’autonomise et se superpose aux problèmes économiques et sociaux. Cela ne signifie pas que cette dernière annule les autres ou les recouvre, du moins tant que les forces de gauche de la nationalité en question sont capables de concurrencer les bourgeoisies nationalistes et de leur disputer l’hégémonie de la construction nationale en faveur d’une alternative socialiste.
Les gouvernements de l’Etat central et des régions autonomes, chacun dans son domaine, font porter les responsabilités de leurs politiques, qu’ils savent impopulaires, sur le dos d’instances supérieures (Bruxelles ou Madrid). Ils mentent effrontément quand ils disent le regretter car si l’imposition extérieure n’est pas fausse, ils assument avec la même ferveur le dogme selon lequel il faut « privatiser les profits et socialiser les pertes ».
Face à une situation complexe, la gauche transformatrice ne peut pas se limiter à la dénonciation ou au simple constat de ces manœuvres, elle ne peut pas rester engluée dans les lamentations contre cet opportunisme. Au contraire, en partant du caractère d’imposition qui s’exerce de l’extérieur sur la nation, elle doit déployer une pédagogie adéquate pour démontrer que les bourgeoisies locales appliquent des politiques sociales qui vont plus loin encore que ces impositions externes.
C’est encore plus nécessaire quand la réalité n’est pas telle qu’ils l’a décrivent. Vicenç Navarro donne dans le mille lorsqu’il démontre que le « déficit des dépenses publiques (y compris les dépenses sociales) de la Catalogne est plus important que le déficit budgétaire (qui existe et doit être éliminé) ». Et aussi que « le Pays Basque, avec un système fiscal similaire à celui auquel dont aspire la CiU, a des dépenses publiques sociales par habitant nettement moindres en comparaison à son niveau de développement économique ».
Autrement dit, on ne peut pas opposer les aspirations souverainistes à celles de la justice sociale, ou rester à l’écart des revendications souverainistes sous prétexte que la première fait obstacle à la seconde. Une stratégie transformatrice doit intégrer l’une comme l’autre.
Un exemple de la confusion régnante à ce sujet est donné par les déclarations de Mikel Arana, candidat Lehendakari (Président du gouvernement basque, NdT) pour « Ezker Anitza-IU » (Gauche Unie, NdT) quand il affirme « que le projet souverainiste, en temps de crise et d’un point de vue de classe, est un projet non solidaire avec le reste des travailleurs de l’Etat espagnol ».
Arana confond l’effort solidaire en faveur de politiques de redistribution des richesses (à l’échelle de l’Etat espagnol ou européenne) avec le degré de souveraineté auquel aspire chaque peuple. Selon son critère, moins de souveraineté suppose plus de solidarité. Mais, depuis quand est-ce que la solidarité est plus grande quand un pouvoir central ou fédéral domine les différentes parties que lorsque la redistribution repose sur une solidarité consentie et volontaire ? Par quelle règle de trois un Pays Basque dépendant serait plus solidaire qu’un Pays Basque souverain ? Si l’on applique cette règle aux Etats actuels eux-mêmes, cela n’aurait plus aucun sens d’exiger plus de souveraineté pour faire face aux diktats de la Troïka. La réalité est précisément inverse : une réelle solidarité avec les parties les plus faibles ne peut s’exercer qu’entre égaux et selon les besoins de chacun.
Je pense que la défense de l’indépendance en Catalogne et au Pays Basque n’est pas contradictoire avec la lutte anticapitaliste en temps de crise. Je ne crois pas non plus qu’elle soit une panacée ou l’unique solution, comme on l’entend parfois dans certaines affirmations de secteurs nationalistes, même de gauche. Tout dépend du modèle d’indépendance qu’on veut construire et de l’usage qu’on fera des instruments et des mécanismes découlant de la souveraineté nationale qui, comme on le sait, ont leurs propres limites à l’époque actuelle.
La Lettonie constitue un exemple significatif. Elle a obtenu son indépendance il y a 20 ans. Depuis lors, elle a été gouvernée de manière ininterrompue par un parti d’orientation néolibérale. Ce qui s’est traduit par un appauvrissement de la population, un taux de chômage de 20% et une émigration de 25% (40% dans la jeunesse). Des 2,7 millions d’habitants que comptait le pays lors de son indépendance, il n’en reste à peine que 2 millions aujourd’hui. Une véritable hémorragie.
Dans la conjoncture actuelle, je pense aussi que cette conclusion stratégique ne signifie pas, du moins au Pays Basque, qu’elle constitue l’axe principal de la lutte nationale, car ce dernier doit avant tout se centrer dans la création d’un large front pour le droit à l’autodétermination, autrement dit pour le droit de décider comme je l’expliquerai plus loin.
La première est que, par rapport à la question nationale, l’Etat espagnol (monarchiste) et l’Etat français (républicain) ne sont pas réformables. Ces Etats, en marge de la volonté des populations concernées, se considèrent comme des territoires indivisibles et comme les dépositaires uniques de la souveraineté et de l’autodétermination nationales. Les articles 1 et 2 de la Constitution espagnole sont à ce sujet parfaitement explicites.
Et ce n’est pas par hasard. Tous deux sont les produits d’une histoire jalonnée d’expulsions de minorités ethniques et religieuses, d’annexions manu militari, de politiques d’unification linguistique, de guerres et d’aventures coloniales, d’actes de rapine sur d’autres peuples et d’exploitation et d’oppression au service des classes dominantes.
La seconde est que ces Etats n’apportent aucun avantage dérivant de leur grande taille par rapport aux nations qu’ils oppriment et qu’ils sont peu efficaces à l’heure de chercher des solutions à des problèmes qui ne peuvent s’aborder qu’à l’échelle continentale ou mondiale : la dégradation environnementale, le changement climatique, etc.
L’Union européenne est un pas dans cette direction, mais elle s’est construite en fonction des intérêts du capital.
Dans un monde globalisé dans lequel de nombreux centres de décision sont éloignés et opaques, une réaction partant du local nous semble salutaire afin d’altérer cette globalisation dans un sens différents à ses paramètres actuels. Autrement dit, il s’agit de nous construire comme une société auto-gouvernée (dans son double sens : national et sociétal), souveraine, avec pleine capacité de décider librement avec qui et en quels termes nous voulons nous unir sur un pied d’égalité. Par exemple, avec le reste des nations, dans le cadre d’une Europe au service des travailleurs et des peuples.
Il y a déjà longtemps que je me suis convaincu que la taille de l’Etat n’est pas une nécessité pour la construction d’un espace national, ni pour la construction socialiste.
Comme l’affirme le professeur de droit international Javier Pérez Royo, dans un excellent article publié dans « El Pais » : « Constitutionnellement, il n’existe rien d’autre que le peuple espagnol. Il n’existe pas de peuple de Catalogne, ni d’Andalousie, ni de Murcie… Le peuple espagnol est, de manière exclusive et excluante, le seul titulaire du pouvoir constitutionnel ».
L’Etat espagnol a eu trois occasions en or pour changer de cap : avec la Première et la Seconde Républiques et avec la Transition. Le poids du nationalisme réactionnaire espagnol dans l’appareil d’Etat et entre les classes dirigeantes et les secteurs de la société espagnole a fait échouer les deux premiers cas. Dans le troisième cas, il a entraîné le reste des forces politiques (y compris une bonne partie des forces nationalistes qui craignaient de perdre toute possibilité de changement) vers un projet qui niait le caractère plurinational de l’Etat au profit de la « nation espagnole » (la seule à jouir d’une pleine reconnaissance et souveraineté exclusives), tout en octroyant aux forces armées la tâche de préserver son intégrité.
Y aura-t-il une quatrième opportunité ? Une hypothétique Troisième République démocratique et plurinationale dans laquelle le Pays Basque serait libre ? Bien entendu, en partant de l’idée que rien n’est impossible, on ne peut absolument pas écarter, cette hypothèse, du moins temporairement, bien qu’elle me semble hautement improbable.
Cependant, pour toutes les raisons exposées jusqu’ici, et en ajoutant l’évolution négative du problème national (la remise en question des compétences des régions autonomes) à l’échelle européenne, il me semble que les dynamiques souverainistes actuelles, qui en principe pourraient être compatibles avec le confédéralisme, pointent en direction de l’indépendance. Autrement dit : l’insertion directe et sans intermédiaire à une Europe fédérale, composée par des peuples et des nations souveraines librement associés entre eux.
Cette hypothèse est en train de s’ouvrir un chemin chez bon nombre d’analystes qui se montraient autrefois favorables à une solution confédérale ou fédérale de libre adhésion. Martiño Noriega, membre de la formation galicienne ANOVA, constate, « que c’est le nationalisme espagnol (ou l’impérialisme espagnol) qui est fermé à toute possibilité de solution confédérale pour l’Etat ». Jaime Pastor, dans son excellent ouvrage « Les nationalismes, l’Etat espagnol et la gauche », reconnaît que « la crise actuelle de l’UE ne rend que plus probable encore l’hypothèse avancée il y a un certain temps par Michael Keating quand il affirmait ’ qu’une UE intergouvernementale dont les Etats imposeraient de nombreuses restrictions aux capacités de leurs institutions régionales stimulera le processus de transformation des nationalités en Etats’ ».
L’historien Jaime Pala regrette que « la gauche transformatrice catalane actuelle semble avoir perdu, ou est en train de perdre, son intérêt à cultiver un projet espagnol républicain, fédéral, plurinational et solidaire ». L’idée qui domine est « qu’une autre Espagne est impossible, qu’il n’existe pas d’alliés avec qui construire le fédéralisme et que l’Espagne monarchique et bipartite actuelle reflète les aspirations intimes de la grande majorité » des Espagnols.
Selon moi, cette réalité est le fruit d’une longue et amère expérience, jalonnée d’échecs et qui n’a été qu’exceptionnellement remise en question.
Il s’agit d’un cadre institutionnel souverain qui repose sur la libre adhésion de toutes et de chacune des sept provinces basques historiques de chaque côté des Pyrénées.
Une indépendance nationale en tant que partie d’un projet qui a comme horizon la construction d’une Europe des peuples et des travailleurs. Un indépendantisme partisan d’un internationalisme européen, en tant qu’échelle où doit s’orienter, en dernière instance, la guerre de classe actuelle ; un cadre où les peuples peuvent articuler leur construction nationale avec celle d’une Europe social(iste) sur base de souverainetés (partagées). Un projet qui vise à l’abolition de l’exploitation de classe et à la liberté nationale comme étant les deux faces d’une même monnaie.
Nous sommes conscients (comme nous le verrons par rapport à la globalisation en temps de crise) du fait que l’indépendance en elle-même ne constitue nullement une panacée si elle ne s’accompagne pas d’autres contenus qui vont plus loin que les questions strictement nationalistes.
Il est évident que la globalisation capitaliste dresse des limites aux capacités des Etats et qu’elle a érodé leurs potentialités. Ce qui se passe en Grèce ou en Italie, avec des gouvernements complètement soumis, ou ce qui est en train de se passer dans l’Etat espagnol, le démontre amplement. Ainsi, la globalisation est en train de remettre en question l’Etat moderne, la démocratie, la citoyenneté et le pouvoir de décision. Les coups d’Etats sans intervention militaire perpétrés par la Troïka en Grèce et en Italie l’illustrent bien.
Cependant, ce changement ne suppose pas, comme l’affirment certains théoriciens (Negri, Holloway, etc.), la disparition de l’impérialisme reposant sur des Etats particuliers (USA) ou la fin du système d’Etats organisés à l’échelle mondiale (ONU) ou continental (Union européenne). Cela ne signifie pas, encore moins, la disparition de l’Etat nation en tant que tel.
Malgré l’érosion qu’il subit en matière de souveraineté, l’Etat nation continue à déterminer des aspects importants des conditions de vie des gens, comme les politiques d’enseignement et linguistiques… Il constitue toujours un espace fondamental de la lutte politico-sociale, de la confrontation et de lutte des classes. En conséquence, il constitue toujours un élément fondamental pour tout processus de transformation.
La souveraineté est une condition première pour que la société dispose des recours politiques et législatifs suffisants que pour administrer ses ressources et affronter ses propres conflits. Cette condition est d’une actualité brûlante au moment où la tyrannie des marchés, concrétisée par les institutions qui sont au service des secteurs hégémoniques du capitalisme, est en train de démanteler toutes les conquêtes historiques du mouvement ouvrier, du féminisme, de l’écologie et des mouvements pour les libertés démocratiques.
C’est pour cette raison qu’aujourd’hui la résistance au sein de chaque pays concerne la question clé de la souveraineté : le débat sur la dette, l’euro, la défense de l’Etat Providence… Ce qui est triste c’est que ce combat ne s’accompagne pas d’une plus grande solidarité entre les forces de gauche et les mouvements sociaux, que ce soit en soutien aux luttes nationales ou dans l’établissement d’objectifs et de mobilisations européennes. L’absence de mobilisations significatives en soutien à la Grèce à l’échelle nationale et européenne est une preuve de ce déficit.
De là découle l’exigence d’une pleine souveraineté pour l’espace social basque et, à son tour, la nécessité de consolider une large alliance entre les différents peuples, leurs classes travailleuses et les secteurs populaires de toute l’Europe (principalement de l’Etat espagnol et français dans le cas basque) pour en finir avec des Etats capitalistes oligarchiques et antidémocratiques dont la coupole supranationale a été construite pour la défense du capital international.
Afin de répondre à la hauteur de l’offensive du capital et de ses institutions, tous les secteurs de la gauche anti-systémique sont forcés d’unir leurs efforts pour la construction à l’échelle européenne d’un front politique et social de caractère subversif et pluriel, internationaliste, anticapitaliste, transversal. Un front qui rassemble des mouvements de différentes natures : écologiques, féministes, mouvement ouvrier, de libération nationale, de défense des libertés démocratiques élémentaires, etc.
Des fronts qui, logiquement, doivent s’adapter aux différentes réalités existantes selon qu’il s’agit de cadres nationaux (dans notre cas, le Pays Basque), étatiques ou continentaux. Et qui tiennent compte de ses points forts et de ses faiblesses.
Il est évident que la stratégie indépendantiste et souverainiste, en plus de poursuivre cet objectif, permet de créer et de doter d’une perspective les nations sans Etat. Cette perspective peut s’accélérer (comme nous le voyons en Catalogne) ou se ralentir en fonction de plusieurs facteurs. La distance existante entre l’exigence du droit de décider et la mise en pratique de ce droit dans un sens indépendantiste peut même se réduire. Même ainsi, je pense que, pour le moment, c’est sur la revendication d’autodétermination que l’on doit mettre l’accent. Pour les raisons suivantes ;
C’est le terrain de la lutte clé, celui qui exige de changer la Constitution et où va se produire le choc immédiat, tant en Catalogne qu’au Pays Basque.
C’est aujourd’hui, selon nous, le mode le plus adéquat pour rassembler les différentes gauches anti-systémiques ayant des orientations nationales distinctes et, surtout, pour regrouper des forces interclassistes favorables à l’exercice de ce droit.
Pour arracher un tel « nouveau cadre démocratique », la rupture avec le régime monarchiste actuel est nécessaire. Cela ne peut seulement être posé à partir du Pays Basque car cela requiert une alliance avec les peuples galicien et catalan et avec les peuples d’Espagne, de France et de toute l’Europe.
Si dans le domaine de la lutte anti-systémique il y a des alliances qui galvaudent l’objectif final, et le rendent même impossible, dans la défense des droits démocratiques, il faut tendre à rassembler largement, depuis les secteurs indépendantistes jusqu’au nationalisme bourgeois autonomiste, en passant par les secteurs en faveur du fédéralisme/confédéralisme et de l’autodétermination. Mais cela à condition qu’au sein de ces fronts démocratiques se mène une lutte pour l’hégémonie entre les différents projets. Car toutes les formes de démocratie n’ont pas la même valeur.
Maintenant que l’ETA a déposé les armes, les possibilités pour mettre en œuvre cette approche sont plus favorables que jamais.
1. L’émancipation nationale du Pays Basque doit s’intégrer dans un projet émancipateur global de type socialiste et alternatif, écologiste, féministe et de dimension internationaliste.
Un tel projet suppose un Pays Basque souverain et autodéterminé, multilingue, où l’ « euzkera » (la langue basque, NdT), parviendra à se normaliser comme langue de communication dès que sa situation actuelle de langue minorisée sera dépassée. Ainsi, l’unification territoriale des sept provinces basques doit être menée par leur libre adhésion et par la construction de la nation basque à partir d’une perspective en faveur des travailleurs et des secteurs les plus défavorisés de la population. Cette dernière jouira de tous les droits et devoirs inhérents à la citoyenneté basque, quelle que soit leur origine ou leur identité nationale. Le tout dans le contexte d’une Europe fédérale et socialiste, composée par des peuples et des nations librement associées entre elles. Ces objectifs heurtent frontalement ceux des Etats espagnol et français et le modèle actuel de construction européenne, capitaliste, impérialiste et écologiquement insoutenable.
2. Indépendantistes et internationalistes.
A cette époque de crise, dans certains secteurs nationalistes croît l’idée que l’Espagne est une ruine et qu’il est donc plus que raisonnable de la quitter. Cette idée de l’indépendance opposée à ceux que l’on considère comme « trop pauvres » (il s’agit plutôt du nationalisme économique des riches) est très éloignée de l’indépendantisme que je défends et qui repose sur une vision de peuples librement associés entre eux sur un pied d’égalité. Des peuples qui (malgré leurs différences) doivent se coordonner et s’unir dans la lutte contre l’ennemi commun. En outre, ce type d’orientation se retourne finalement contre nous-mêmes puisqu’il se fait que le nord du Pays Basque est lui aussi économiquement moins avancé que la majeure partie du reste du territoire basque. D’autre part, cette orientation ignore qu’à la « ruine » de l’Espagne ont également contribué les élites économiques (les investissements dans l’immobilier) et politiques basques (le PNV), qui ont soutenu en son temps Zapatero et Rajoy, tandis que l’Espagne, c’est aussi la « Puerta del Sol », les mineurs asturiens, les journaliers andalous en lutte. En réalité, comme le disait le poète Machado, il y a plusieurs Espagnes : nous n’avons que faire de l’une d’elle, mais avec l’autre nous partageons les mêmes aspirations émancipatrices sur un pied d’égalité et au sein de l’Europe.
3. Il ne convient pas de parler de « construction nationale » de manière abstraite.
Et tout particulièrement quand derrière ce concept se cache souvent la subordination des travailleurs à leur bourgeoisie nationale. Et cela parce que la lutte nationale est traversée par la lutte des classes qui s’exprime dans des projets et des stratégies différentes, tant en ce qui concerne la lutte contre les Etats vis-à-vis desquels on souhaite s’émanciper, que dans la configuration interne de la nation opprimée.
Cependant, et en tenant compte de la situation concrète du Pays Basque – son manque d’articulation structurelle, l’inégalité dans l’usage de la langue basque, les inerties, etc. – il est nécessaire et positif de défendre un projet concret de nation basque. Un tel projet doit mettre en avant une logique nationale distincte de celle que défend traditionnellement le nationalisme bourgeois. La nécessité d’impulser un processus de construction nationale pour le Pays Basque vient du fait qu’à la différence de la France ou de l’Espagne (la première à partir de la Révolution française et la seconde à partir du 19e siècle, mais surtout à partir du franquisme), le Pays Basque n’a jamais pu s’auto-gouverner pour garantir sa continuité nationale. Une telle construction doit être liée à un projet écosocialiste. Malheureusement, la construction nationale espagnole, que ce soit sous l’emprise des conservateurs ou des libéraux, à l’exception de la IIe République (qui incarna un changement important, mais qui fut tout autant incapable d’aller au fond de la question), se fit indistinctement, et parfois de manière complémentaire, par l’exclusion et l’assimilation forcée. Exclusion et nettoyage ethnique des éléments considérés comme impurs (les Juifs, les Maures, les Gitans…) et assimilation des communautés pré-espagnoles (Basques, Catalans, Galiciens), considérés comme faisant partie de l’ « hispanité » mais qui devaient être dépassés dans le cadre d’un stade supérieur de l’unité nationale.
4. L’autodétermination, c’est surtout de la démocratie.
* Il n’y a pas de nation démocratique si on ne construit pas une forme démocratique qui implique la pleine participation des citoyens, leur constitution en « demos », ou un processus constituant en nation politique. Dit d’une autre manière, cela signifie l’adhésion libre et volontaire de la majorité des personnes et des territoires où se développe ce processus d’autodétermination.
* L’exercice de l’autodétermination est la manière la plus raisonnable de résoudre démocratiquement un conflit d’aspirations nationales différentes et de parvenir à une société plus cohérente, plus intégrée, bien que respectueuse de sa pluralité. C’est en outre un bon point de départ pour toute la société basque dans la mesure où elle ne suppose pas automatiquement une voie déterminée (nationaliste ou constitutionnaliste) mais bien l’auto reconnaissance de la part de la société basque de sa maturité à décider en toute liberté de la solution de ses problèmes internes. Cela signifie le droit de se séparer et de s’unir avec ceux que l’on considère comme ses co-nationaux et doit être réalisé autant de fois qu’il est nécessaire car il ne s’épuise pas en un seul acte. Il suppose, dans notre cas, le droit de l’ensemble du peuple basque à s’autodéterminer face aux Etats espagnol et français, ainsi qu’une partie de notre peuple par rapport au reste. Cela entraîne évidement une articulation complexe de sujets (sujet global et sujets partiels) et une non moindre articulation complexe d’instruments, sans lesquels un peuple comme le notre, qui n’est pas homogène ni d’un point de vue territorial ni culturel, pourrait difficilement mettre en route un processus d’autodétermination qui embrasse le tout et ses parties respectives. Ni par conviction démocratique, ni par conception nationale, nous ne pouvons – à l’image du nationalisme espagnol, qui considère l’Espagne comme indivisible – argumenter que le Pays Basque est un et indivisible, qu’il doit ignorer la volonté de ses différentes parties. Le Pays Basque est pluriel et certaines de ses parties sont plus plurielles que d’autres (surtout la Nafarroa et l’Iparralde) et sa constitution en tant nation basque doit en tenir compte. Nous ne sommes pas en faveur d’un Etat basque centralisé, mais pour un Etat basque qui sera le résultat des volontés de citoyens libres.
* Par rapport au sujet : Le sujet de l’autodétermination doit être, en principe, toute la population qui vit sur le territoire national qui veut s’autodéterminer, ceux qui y sont nés ou pas, qui sont en faveur de l’indépendance ou non. Cela peut prendre plusieurs formes, comme le droit de consultation ou de référendum, que ce soit par rapport au modèle de relations avec les différents Etats, ou par rapport au processus de normalisation et de pacification.
Extrait d’un texte présenté au séminaire organisé par la Fondation Socialisme Sans Frontière les 29 et 30 septembre à Baztan (Pays Basque) sur le thème de « Crise sociale et liberté nationale » : http://www.sinpermiso.info/articulos/ficheros/9bik.pdf
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera
Joxé Iriarte Bikila est l’auteur d’une étude intitulée « Les ouvriers ont-ils une patrie ? », consultable (en français) ici : http://gate.iire.org/cer/PDF%20CER%2016.PDF