, 10 mars 2013
Face au blocage de la situation sur le terrain, Moaz al-Khatib, dirigeant de l’opposition syrienne, a appelé à des négociations directes et conditionnées avec le régime. Cette position suscite bien entendu un très vif débat parmi les différentes forces sociales et politiques qui s’opposent au régime sanguinaire d’Al-Assad, y compris celles se revendiquant de la gauche marxiste. Nous publions ci-dessous deux points de vue sur la question. (Avanti4.be)
Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie
Au début de cette année, nous avons été témoins de deux événements importants concernant les activités de l’opposition syrienne. Premièrement, la réunion à Genève du Comité national de coordination pour le changement démocratique qui s’est conclu par la volonté de créer un cadre sous certaines conditions pour dialoguer avec le régime de la junte au pouvoir. Le second événement a été l’initiative du Cheik Moaz al-Khatib, tête de la Coalition nationale, qui a aussi suggéré un dialogue sous conditions avec le régime.
Aucune personne sensée ne peut refuser avec légèreté quoi que ce soit qui puisse adoucir les souffrances de notre peuple et leurs grands sacrifices. Mais cela ne signifie pas que nous devons accepter et soutenir toute initiative qui revendique le vouloir. Le jugement sur de telles initiatives doit, de notre point de vue, répondre aux conditions suivantes : fournir aux masses la possibilité de rétablir leur lutte pour renverser le régime dictatorial, ne pas offrir à ce dernier de prolonger son temps de survie et en particulier donner la possibilité d’un espace pour des changements radicaux venus d’en bas en faveur des classes populaires et de servir leurs intérêts directs et généraux.
Les initiatives du Comité national de coordination pour le changement démocratique et du Cheik Moaz convergent toutes deux vers un appel au « changement par en haut » avec la différence que l’initiative du Cheik al-Khatib, quel que soit son destin ultime, montre clairement la volonté de la bourgeoisie traditionnelle et en particulier à Damas de trouver une solution qui maintienne ses intérêts de classe qui ont été préservés par le régime actuel pendant des décennies mais qui commencent à être menacés par la révolution populaire. Cette classe bourgeoise veut des changements partiels et par le haut du régime dictatorial restreints à des questions politiques et pas sociales. C’est essentiellement ce que demandent aussi les alliés du régime et les pays qui se disent les amis du peuple syrien. Ni l’un ni l’autre ne veulent ni ne souhaitent la victoire de la révolution syrienne.
Dans ce contexte, nous exprimons notre refus de ces initiatives qui ne rencontrent pas les conditions politiques et sociales de la base de la révolution populaire et ne contribuent pas à renforcer le mouvement populaire vers la voie de la victoire.
Tout le pouvoir et la richesse au peuple !
Damas, 10 février 2013
Source : http://www.antiimperialista.org/node/89050
Traduction française pour Avanti4.be : Martin Laurent
Alfred Klein
L’offre « brise-glace » de négociations directes avec le gouvernement d’Assad formulée par le leader de la « Coalition Nationale Syrienne » met en évidence un changement de cap significatif. D’importants secteurs de la population, y compris les élites sunnites, veulent éviter la poursuite de l’escalade sectaire. On considère que ce serait un prix trop élevé à payer. Ils veulent sauver leur capitale, Damas, du sort subi par Homs et Alep.
Pour le moment, seuls les démocrates de Tahrir et la gauche réunie autour de l’ « Organe de Coordination Nationale pour le Changement Démocratique (OCNCD), qui ont systématiquement mis en garde contre la dangereuse dialectique entre la militarisation et le sectarisme, appuient ce scénario. Depuis le début, ils demandent une solution politique par des négociations et défendent une stratégie défensive qui réduise l’intensité du conflit face à la répression du régime (l’Option I). Vu la rigidité de la réaction de l’appareil d’Etat, l’opposition officielle – « officielle » parce qu’elle est celle que les dirigeants du monde occidental ont reconnue – a pu marginaliser et isoler facilement l’OCNCD en les qualifiant « d’agents du régime ». Et cela en dépit du fait que ses membres ont un long passé de résistance au régime et ont souffert de longues années de prison.
L’opposition officielle du CNS a rapidement imposé la « ligne libyenne » avec une escalade militaire. Malgré l’impopularité d’une intervention étrangère pendant les premiers mois de la révolte, ils n’avaient en réalité confiance qu’en elle et ont finalement sollicité une telle intervention militaire sous les auspices de l’Occident (Option II). Ils furent politiquement aidés par la répression disproportionnée de l’armée contre le mouvement pacifique de protestation civile, ce qui a provoqué une dérive organique vers une militarisation à outrance - ce qui n’exclut pas que des groupes djihadistes agissaient depuis le début : cependant, à la différence de la propagande du régime, ils n’étaient qu’un phénomène marginal gonflé par le gouvernement pour justifier la répression armée).
Finalement, en conséquence des luttes de faction entre certains secteurs des élites étasuniennes, il n’y a pas eu d’intervention militaire occidentale directe. La raison substantielle était la faiblesse des Etats-Unis, reconnue par l’administration Obama, après l’expérience afghane et irakienne, et qui les ont forcés à adopter une attitude prudente.
En Syrie, la militarisation à peu à peu menée à un tournant du mouvement insurgé en faveur des forces djihadistes. Ce sont des combattants plus efficaces car ils ne craignant pas la mort avec leur idéologie forte et sans fissures. Leurs capacités opérationnelles et leur supériorité par rapport aux autres des forces armées rebelles découlent également du soutien financier apporté par les monarchies du Golfe Persique. En même temps, leur croissance est également due au fait qu’ils ne comptent pas sur une intervention extérieur, mais uniquement sur leur volonté de donner le pouvoir aux seuls musulmans sunnites.
Le mouvement civil de tendance de gauche et démocratique est quant à lui resté marginal (Option I) ; ensuite la « ligne libyenne » (Option II) s’est révélée sans cesse plus improbable ; ensuite est entrée en jeu l’option djihadiste, radicalement sectaire (Option III), tentant de transformer la lutte pour les droits démocratiques en une guerre civile contre les infidèles et les hérétiques.
En réalité, le régime a poursuivi le même objectif mais seulement du côté opposé : en désignant la moindre opposition comme une monstruosité fondamentaliste salafiste. La militarisation et l’islamisation actuelle ou, pour mieux dire, la « djihadisation » de l’opposition armée, a aidé le bloc au pouvoir à se stabiliser politiquement. (…)
Ainsi, face à la crainte de l’islamisme sunnite, le régime pourra non seulement mettre de son côté les minorités confessionnelles, ou du moins les neutraliser, mais aussi une bonne partie des élites sociales et des classes moyennes libérales. Bien que l’appartenance confessionnelle de ces couches est majoritairement sunnite, elles n’ont pas jusqu’à présent participé au confessionnalisme et, surtout, elles ne veulent pas être impliquées dans un djihad déstabilisateur. Si Assad ne s’était appuyé que sur les minorités confessionnelles, il n’aurait pas pu survivre bien longtemps sans le soutien russe et iranien.
Un nouvel élément a commencé à apparaître : la crainte croissante des Etats-Unis d’une propagation incontrôlée du djihadisme. En ajoutant le Front Al-Nusra dans son infâme liste des organisations terroristes, ils ont clairement émis un signal d’avertissement à tous les acteurs. Aucun pouvoir régional ne s’accommode avec bonheur avec les djihadistes, même pas les Etats du Golfe d’où proviennent pourtant leurs fonds, car ils veulent une victoire à grande échelle.
Tant au niveau national qu’international, un point mort s’est ainsi solidifié qui, à court terme, ne peut être résolu militairement. En conséquence, des pays clés comme la Turquie sont en train de chercher une voie pour rectifier leur position antérieure et sont également en train d’explorer de manière prudente et secrète les possibilités d’un accord négocié.
Le cours des événements à Homs et à Alep démontre que le djihadisme est également condamné à l’échec. Dans l’ancienne capitale des révoltes, Homs, le régime est parvenu à isoler les djihadistes de la population et à les assiéger. Dans cette ville se déroule une véritable guerre civile sectaire, y compris avec la concomitante séparation confessionnelle. Les parties les plus importantes de la ville, habitées par une majorité sunnite, ont été semble-t-il reconquises par les forces gouvernementales. Il semble qu’une certaine stabilisation se soit établie qui pourrait être interprétée comme un succès partiel.
Alep est en guerre depuis presque un an. Le régime bombarde à l’artillerie les quartiers populaires en provoquant des massacres aveugles qui forcent la population à fuir tandis que les djihadistes tentent de répliquer par des attaques sectaires. Des quatre millions d’habitants que comptait la ville, il n’en reste que moins de trois millions et une majorité d’entre eux se sont déplacés dans d’autres quartiers de la ville. La vie publique a cessé. La ville est ruine. Grâce à la proximité de la Turquie, les rebelles continuent à recevoir des approvisionnements. Une guerre d’usure peut être maintenue, mais à prix très élevé. Le régime se contente de défendre les points stratégiques et en a même perdu quelques uns. Mais les rebelles sont totalement incapables de ravitailler la population civile en produits de base , ce qui pourrait être délibérément voulu par le régime dans une tactique cynique visant à provoquer une catastrophe humanitaire.
Ainsi, la « bataille finale » pour Alep s’allonge sans qu’une fin soit en vue. De plus en plus de gens se demandent si Damas sera condamnée au même destin.
L’opposition officielle utilisait l’argument de la volonté de la rue – exprimée par Al-Jazeera & Co.- quand elle tentait de justifier ses demandes d’armes ou l’appel à une intervention étrangère. La même explication était donnée par rapport aux négociations. Quiconque défendait une solution politique était taxé de "trahison".
Il y a eu des dignitaires islamiques qui ont mis en garde contre la militarisation et son risque de dérive vers la guerre civile. Ils ont prôné le dialogue (pas nécessairement avec le régime, mais au moins avec ses partisans). Mais ils n’ont pas fait référence à la sphère politique dans le plein sens du terme. Moaz al-Khatib est considéré comme un imam modéré. Quand il a été élu en tant que dirigeant de la « Coalition », il semblait souscrire à la position du courant dominant. Cependant, ses dernières déclarations en faveur de négociations suggèrent qu’il s’est maintenu fidèle à sa réputation.
Khatib a fait connaître son offre de manière subite et sans consulter préalablement ses partenaires directs au sein de l’opposition. Pour ces derniers, cela a du être ressenti comme un coup de force unilatéral. Il n’aurait de toute façon pas pu réellement lancer un tel pavé dans la mare en s’y prenant autrement. Cela n’implique pas, cependant, qu’il soit isolé ou que son idée n’est que le résultat d’une sortie précipitée. Nous le considérons comme le porte-voix de diverses et importantes à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie qui sont jusqu’ici restées silencieuses.
On peut interpréter ce fait dans le sens que la bourgeoisie de Damas veut se sauver elle-même au travers d’un compromis pacificateur parce qu’elle ne croit plus en une victoire rapide d’aucune des deux parties. Elle espère ainsi éviter la destruction totale de son rôle dans la société.
D’autre part, on peut également observer un changement graduel à Washington. Jusqu’à présent, les Etats-Unis ont soutenu l’opposition dans sa posture intransigeante contre tout accord négocié. Mais la prolongation du conflit et la croissance rapide du djihadisme, son ennemi préféré, inquiète de plus en plus l’appareil du pouvoir et l’opinion publique. Pour le moment, ils écartent toujours de manière répétée toute implication militaire directe, bien qu’ils tolèrent les jeux menés par leurs alliés régionaux qui soutiennent les différentes tendances islamistes.
Une faction de l’administration fait pression pour que l’on arme des secteurs de l’opposition tout en laissant en même temps de côté les djihadistes ; autrement dit une voie qui avait déjà échouée en Libye et ailleurs. L’ex-secrétaire d’Etat Hillary Clinton était en train de promouvoir cette ligne, ainsi que le général Petreaus. Mais cette faction semble avoir été calmée dans ses ardeurs. Nous ne devrions pas oublier qu’il y a eu également sur la table une autre option, jusqu’alors subordonnée, celle représentée par la déclaration de Genève, de Washington et de Moscou datée du 30 juin 2012. Obama, fraîchement élu, semble finalement se décider pour les "colombes".
Il n’y a pas que les partisans de l’opposition officielle qui considèrent les tentatives de parvenir à un compromis comme une trahison de la révolution. De nombreux groupes de gauche le pensent également. C’est le cas, par exemple, du « Courant de la Gauche Révolutionnaire » qui explique qu’un accord négocié serait une « tentative faite d’en haut pour sauver les intérêts de la bourgeoisie et cueillir les fruits de la révolution ».
« Le jugement sur de telles initiatives doit, de notre point de vue, répondre aux conditions suivantes : fournir aux masses la possibilité de rétablir leur lutte pour renverser le régime dictatorial, ne pas offrir à ce dernier de prolonger son temps de survie et en particulier donner la possibilité d’un espace pour des changements radicaux venus d’en bas en faveur des classes populaires et pour servir leurs intérêts directs et généraux. »
Nous pouvons être parfaitement d’accord avec ces critères généraux. Mais nous nous opposons au présupposé général que des négociations débouchant sur un compromis portent automatiquement un préjudice aux intérêts du mouvement populaire démocratique.
Nous ne comptons pas seulement avec les expériences des révolutions en Amérique latine, en Afrique du Sud et dans certains pays asiatiques. Les négociations peuvent servir d’instrument pour élargir le consensus en faveur du mouvement révolutionnaire parmi les masses populaires. A certaines occasions, ce sont précisément les tendances plus militaristes du mouvement qui sont les plus enclines à capituler, tandis que ceux qui poursuivent la révolution, comprise non comme un coup ou comme une aventure militaire mais comme une lutte stratégique, continueront en avant dans les pires circonstances.
En Syrie, il y a d’autres indices qui soulignent pourquoi la révolution ne peut suivre un modèle classique de radicalisation successive d’un mouvement populaire qui atteint son zénith dans la lutte armée. Deux obstacles énormes bloquent cette voie dans le cas syrien : le sectarisme et la géopolitique.
a) Dans des conditions déterminées, la lutte armée exacerbe le sectarisme : le mouvement révolutionnaire ne peut plus ni guider ni dompter un tel "tigre". En réalité, le péril que ce mouvement soit englouti par le sectarisme est très clair aujourd’hui (c’est ce qui est arrivé à la résistance irakienne).
b) La Russie, l’Iran et la Chine craignent la chute d’Assad pour des raisons géopolitiques évidentes. Bien que nous ne partagions pas leur mépris pour les droits démocratiques des peuples, leur opposition à la suprématie étasunienne n’est pas anodine. Les mouvements populaires à travers la planète ont besoin que l’on dépasse le monde unipolaire. Tout pas en direction d’un monde multipolaire est positif, même s’il est insuffisant. L’affiliation "de facto" de l’opposition, même démocratique, avec le bloc pro-Occidental ne peut être contrebalancée que par un accord négocié car ce dernier indiquerait sa disposition et sa volonté de ne pas entrer dans l’orbite étasunienne.
Ces deux aspects conseillent une ligne de désescalade. Et cela ne contredit en rien l’autodéfense (armée). Un accord politique, un compromis avec le régime qui offre un peu plus de liberté pour poursuivre la lutte serait la meilleure solution intermédiaire pour la révolution démocratique quand cette même lutte ne peut pas être militairement gagnée en fonction de circonstances politiques déterminées. Les premiers pas devraient être la libération des prisonniers politiques et l’instauration d’une trêve. La conséquence doit être un gouvernement de transition qui implique réellement un grand changement dans les caractéristiques du régime. Ainsi pourrait-on maintenir l’exigence irrévocable d’un retrait d’Assad, non comme condition préalable mais comme résultat.
Beaucoup considèrent qu’un tel accord est très improbable et peu réaliste au vu des antécédents historiques du régime et ils ont sans doute raison. Ils allèguent que l’on a déjà versé trop de sang et il est possible que ce soit vrai. Mais, parfois, « l’œil pour œil » biblique ne donne pas les résultats politiques espérés et on arrive à un point mort. Renoncer à participer à cette spirale d’escalade pourrait être interprété comme un signe de faiblesse, mais cela pourrait aussi plus tard se transformer en force et en courage. Nous pensons, en partie, que la situation n’est pas aussi claire à l’échelle internationale, en tenant compte de l’indétermination des Etats-Unis.
D’autre part - et ceci est l’aspect fondamental -, même un échec des négociations pourrait changer le rapport de force politique en faveur des forces démocratiques, particulièrement au sein des groupes minoritaires des communautés. Et cela pourrait convaincre Moscou de permettre, ou même de faire pression, en faveur d’un changement au sein du régime.
Si la bourgeoisie de Damas endosse finalement cette position, et bien soit. « Cette classe bourgeoise veut des changements partiels et par le haut du régime dictatorial restreints à des questions politiques et pas sociales ». Cela est absolument correct, mais c’était également le cas en Tunisie et en Egypte, ce qui a tout de même représenté un pas de géant en avant. « La bourgeoisie tentera de préserver ses intérêts de classe », exactement comme elle le fait en Tunisie et en Egypte, mais même ainsi, ce changement signifie un acquis immense pour le mouvement populaire.
Il vaut mieux faire un pas en arrière qu’avoir une guerre civile à mort (même dans le cas où elle serait soutenue par des parties des masses populaires qui embrasseraient le djihadisme, ce qui signifie que les djihadistes doivent également être présents dans un processus de négociations). Cela peut éviter une destruction générale qui pourrait également anéantir le force d’impulsion de la révolution démocratique populaire.
Pour terminer, une proposition de négociation serait un moyen pour arriver à ce que le bloc démocratique révolutionnaire soit composé par une majorité dans laquelle participent toutes les confessions. Cela ne peut être obtenu aujourd’hui par les armes parce qu’on est en train de faire une lecture de la violence en fonction de critères confessionnels. Ce n’est qu’en abordant les craintes des communautés confessionnelles, en élargissant l’invitation politique pour un accord négocié dans le sens d’une transition démocratique qu’on pourra gagner ces communautés à la révolution démocratique qui serait ainsi hégémonique.
Source : http://www.antiimperialista.org/node/107037
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.