27 janvier 2013
L’actualité sociale se bouscule en Belgique : budget d’austérité du gouvernement, Accord interprofessionnel (AIP), licenciements massifs chez Ford, ArcelorMittal et dans des dizaines d’autres entreprises… Dans ce contexte, la question de l’orientation et des stratégies mises en œuvre par les organisations syndicales (syndicalisme de concertation ou syndicalisme de combat) prend une importance décisive et nous l’avons déjà abordée à plusieurs reprises sur notre site. Mais nous voulons également alimenter la réflexion et l’action à partir de considérations plus « théoriques » sur la place, la nature, l’évolution et le rôle des organisations syndicales dans le capitalisme. Nous publions ci-dessous un texte qui aborde la question du phénomène de « l’intégration » des syndicats dans le système capitaliste. Rédigé à une époque où, contrairement à la situation actuelle, le capitalisme pouvait, dans ce but, se permettre de lâcher quelques miettes sociales, plusieurs de ses analyses et de ses conclusions restent cependant pertinentes. Notamment en ce qui concerne les remèdes pour contrer cette intégration ; « 1) la lutte pour la démocratie syndicale interne : l’intégration se fonde toujours en grande partie sur la politique personnelle des dirigeants ; 2) la lutte pour l’indépendance totale du syndicat à l’égard de l’Etat capitaliste ; 3) la lutte autour des revendications, qui dépassent le cadre « réformiste » : contrôle ouvrier sur la production avec la perspective finale de l’autogestion de l’économie socialisée. » A l’heure, également, où représentants syndicats et patronaux négocient en grand secret un nouvel AIP, les paroles citées ici d’André Genot demeurent toujours aussi actuelles : « Nous lier par des accords de paix sociale, c’est enlever au mouvement ouvrier une de ses armes les plus décisives : le choix du moment et de l’objet de sa revendication ; c’est nous empêcher de coller à l’opinion ouvrière, c’est abdiquer toute possibilité d’un nouveau bond en avant. Il faut rejeter toute formule de programmation sociale qui lierait la liberté d’action du mouvement syndical. Si le patronat avait inventé plus tôt la programmation sociale, il aurait retardé pendant de nombreuses années le suffrage universel, la loi des huit heures, les congés payés, etc. ». (Avanti4.be)
Guy Desolre
Les premières formes d’organisation de la bourgeoisie furent les guildes, les métiers et les communes. La forme organisationnelle correspondante de la classe ouvrière est le syndicat. Les premiers syndicats sont nés en tant qu’organes d’autodéfense de la classe ouvrière. Le premier objectif des premiers syndicats fut la défense des conditions de vie des travailleurs. Ils avaient donc en premier lieu un caractère défensif. Les lois de la bourgeoisie isolaient chaque travailleur, comme vendeur de sa force de travail, face à son patron et au « marché du travail ». Les travailleurs étaient obligés de se concurrencer entre eux afin de conserver leur travail.
Mais la seule force sociale des travailleurs est leur masse. Ceci fut compris par les premiers syndicalistes. A l’opposé de la bourgeoisie, qui déjà avant la révolution bourgeoise s’empare des positions de pouvoir au sein de la production, la classe ouvrière ne peut occuper elle-même des positions de pouvoir dans l’appareil de production avant la révolution socialiste. Mais au moyen des organisations qu’elle crée, la classe ouvrière peut s’unir pour améliorer ses conditions de vie et de travail et aussi pour préparer la prise du pouvoir. Le syndicat est une de ces organisations. Il essaie d’unir les travailleurs, à l’origine simplement afin d’adoucir leur concurrence interne et pour défendre collectivement les conditions de travail.
Au fur et à mesure qu’ils se développent, les syndicats se transforment d’organisations défensives en forces offensives dans la lutte économique contre le patronat. Lorsque dans une série de pays d’Europe les organisations syndicales eurent atteint ce stade, dans les années 1860, la Iere Internationale consacra différentes discussions à ces problèmes. Au cours de ces discussions Karl Marx écrivit « Salaires, Prix et Profits » (1865) qui conclut ainsi : « Les syndicats agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital, ils s’avèrent en partie inefficaces par suite de l’emploi peu judicieux qu’ils font de leur puissance. Ils manquent généralement leur but parce qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat. »
Il était donc proposé de faire un pas supplémentaire : on était passé de la lutte économique défensive à la lutte économique offensive ; on devait maintenant passer à l’action politique. Il est important de noter que la l’Internationale, dont faisaient partie aussi bien des organisations syndicales que politiques, reprenait cette proposition, dans la résolution syndicale de son premier congrès tenu en 1866 à Genève :
« Jusqu’ici les syndicats ont envisagé trop exclusivement les luttes locales et immédiates contre le capital. Ils n’ont pas encore compris parfaitement leur force offensive contre le système d’esclavage du salariat et contre le mode de production actuel. C’est pourquoi ils se sont tenus trop à l’écart des mouvements sociaux et politiques généraux. »
La Iere Internationale posait ainsi le problème de l’action politique, également pour les syndicats.
Dans les décennies suivantes par contre, surtout dans la IIe Internationale (fondée en 1889), l’opinion diamétralement opposée, c’est-à-dire celle de la séparation totale de l’économique et du politique, de la lutte quotidienne et de la lutte socialiste, du syndicat et du parti, était à l’honneur. Cette séparation, véritable cloisonnement, fut surtout faite dans les deux grands partis ouvriers du moment, c’est-à-dire la social-démocratie allemande et le « Parti socialiste de France » de Jules Guesde, où les syndicats n’étaient plus considérés comme le milieu naturel de la classe ouvrière, qui doit être une « école » pratique de l’action révolutionnaire et qui doit permettre la sélection d’une avant-garde révolutionnaire. La grève générale elle non plus ne fut plus conçue comme une arme politique. C’est contre ce courant que Rosa Luxembourg en Allemagne entre en opposition lorsqu’elle écrivit en 1905 « Grève de Masse, Parti et Syndicats ».
Pour les réformistes, le syndicat était seulement un moyen pour la défense des intérêts immédiats et c’est seulement dans ce sens-là que par exemple les « guesdistes » en France soutenaient les syndicats. Ils ne comprenaient pas le sens de la présence de militants au sein du syndicat, de l’impulsion qu’ils devaient donner à la lutte de classes. Leur présence dans les syndicats était purement « propagandiste », en d’autres termes ils y diffusaient de la propagande socialiste. Cette attitude eut une conséquence importante : les travailleurs révolutionnaires en France n’allaient pas vers le Parti mais vers les syndicats qui pour eux étaient la véritable avant-garde.
Ainsi se développa en France ce qu’on appela l’« anarcho-syndicalisme » dont la doctrine, inclue dans la « Charte d’Amiens » du congrès de 1906 de la C.G.T., prédisait l’indépendance du syndicat par rapport au parti réformiste. Comme en France, le réformisme s’exprimait en Allemagne par le rejet de la grève générale en tant qu’arme politique contre le capitalisme. Mais la différence entre les deux pays était que ce réformisme s’exprimait surtout dans la direction syndicale et beaucoup moins dans le parti où les dirigeants, Kautsky en tête, conservaient un vernis de marxisme orthodoxe. Le dirigeant syndical Carl Legien est resté célèbre par son exclamation : « Generalstreik ist Generalquatsch ! » (la grève générale est une absurdité générale ; Ndlr).
Rosa Luxembourg, comme nous l’avons écrit plus haut, s’y opposa en tirant les leçons de l’utilisation de la grève générale en Russie (1905) comme action politique. Elle indiqua la différence entre parti et syndicat dans les termes suivants :
« Des milliers et des milliers d’ouvriers n’entrent pas dans les organisations du parti, justement, parce qu’ils entrent dans les syndicats. En théorie, tous les travailleurs devraient être organisés en partie double : assister aux réunions des deux côtés, payer double cotisation, lire deux journaux ouvriers, etc. Mais pour ce faire, il faut déjà un haut degré d’intelligence et de cet idéalisme qui, par sentiment du devoir envers le mouvement ouvrier, ne recule pas devant les sacrifices quotidiens d’argent et de temps ; il y faut aussi cet intérêt passionné pour la vie du Parti qui ne peut se satisfaire qu’en appartenant à son organisation. (...) Pour l’ouvrier appartenant à la masse, s’il a des convictions socialistes, la question se résout d’elle-même : il adhère à son syndicat.
« Il ne peut, en effet, satisfaire les intérêts immédiats de la lutte économique, par la nature elle-même de cette lutte, autrement qu’en appartenant à une organisation professionnelle. La cotisation qu’il paie, bien souvent au prix d’importants sacrifices, lui apporte une utilité immédiate et visible. Quant à ses convictions socialistes, il peut les exercer encore sans appartenir à une organisation spéciale du Parti : en votant aux élections pour le Parlement, en assistant à des réunions publiques socialistes, en suivant les comptes rendus des discours socialistes dans les assemblées représentatives, en lisant les journaux du Parti - que l’on compare par exemple le nombre des électeurs socialistes et celui des abonnés du « Vorwaerts » avec le chiffre des membres organisés du Parti à Berlin. Et, point décisif : l’ouvrier à convictions socialistes de la moyenne, qui, en homme simple n’entend rien à la théorie compliquée et subtile dite « des deux âmes » se sent justement encore socialiste dans le syndicat. »
Nous pouvons résumer cette discussion comme suit : la différence entre parti et syndicat réside dans le fait que ce dernier est une organisation des masses, mais non qu’il doit se limiter aux seules revendications immédiates.
On ne peut déduire une conclusion de type normatif (« le syndicat doit se limiter... ») comme celle qui est énoncée dans le dernier membre de la phrase qui précède, à partir de la constatation objective énoncée dans le premier membre, qu’au prix d’une séparation mécanique, artificielle, de l’économique par rapport au politique, qu’au prix d’un oubli de ce que le politique n’est, au fond, que de « l’économie concentrée ».
Historiquement, le développement des conceptions sur l’action purement économique des syndicats, coïncide avec le développement de la conception réformiste des conventions collectives, qui furent de plus en plus considérée comme l’objet principal de l’action syndicale, ce qui est un développement tout à fait normal lorsque l’on considère l’action pour des améliorations matérielles immédiates comme le domaine exclusif de l’action syndicale.
Les conventions collectives furent à l’origine (au XIXe siècle et au début du XXe siècle) une grande victoire de l’action syndicale, qui fut imposée à la bourgeoisie grâce à l’action de masse, et par laquelle la classe ouvrière obtenait un instrument important pour réaliser ou obtenir ses revendications. Dans la plupart des pays capitalistes, les premières conventions collectives furent le fruit d’un longue lutte contre la dictature patronale qui réglait ses comptes individuellement avec chaque travailleur au moyen du « contrat de travail individuel ». Aux Etats-Unis cette lutte ne se termina que dans les années ’30. Les contrats individuels étaient conclus, dans la conception bourgeoise, entre deux parties « égales », c’est-à-dire le travailleur et son patron.
Ce contrat individuel était (par rapport à une période précédente) aussi un pas en avant, parce qu’auparavant les conditions étaient fixées sans contrat. A son tour la convention collective constituait un progrès, parce qu’elle obligeait le patron à tenir compte de toute la communauté ouvrière, au lieu de traiter avec chaque travailleur séparément. Mais aujourd’hui les conventions collectives sont devenues tout autre chose : c’est-à-dire un moyen raffiné d’intégration de la lutte ouvrière dans le capitalisme même.
Aujourd’hui deux conceptions extrêmes sont à l’honneur dans le mouvement ouvrier, en rapport avec la convention collective. Pour les uns elle est un mal : on ne devrait pas en conclure, vu que les conventions collectives constituent une forme d’intégration dans le capitalisme. Pour les autres, par contre, la convention collective constitue le « nec plus ultra » du travail syndical. Les travailleurs devraient devenir membres du syndicat... pour conclure des accords (pour pouvoir jouir de l’accord - théorie des avantages réservés aux seuls syndiqués).
On rend hommage à un nouveau mirage sur l’égalité entre travailleur et capitalisme : auparavant c’était « l’égalité » du droit bourgeois individualiste entre travailleur individuel et patron ; maintenant on dit que la convention collective mène à la véritable « égalité » et rétablit l’équilibre et réduit à néant les conséquences négatives de l’ancienne inégalité. En réalité ceci est aussi une fiction, parce que ce qui est convenu n’est généralement rien d’autre que le salaire et les avantages qui peuvent tous être réduits aux conditions de travail : la place du travailleur dans le système de production, en d’autres termes le mode de production capitaliste, est en dehors du terrain de l’accord et reste une donnée fixe. D’autre part, le droit de grève devient objet de négociations : là où auparavant le droit de grève était considéré comme une liberté fondamentale, il est maintenant considéré comme un objet de négociation (paix sociale), dont le syndicat, au nom des travailleurs peut disposer.
Les deux parties prennent des « obligations » sur elles mais les obligations acceptées par le syndicat conduisent à l’intégration du mouvement ouvrier dans le système capitaliste, avec comme résultat final que le travailleur se retrouve pieds et poings liés au système au moyen de différentes clauses acceptées en son nom par le syndicat.
Le IIIe Congrès de l’Internationale en 1921 s’opposa à ces deux conceptions divergentes des accords collectifs. Cette position est importante et digne de mention parce que les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste à l’époque de Lénine étaient les congrès d’avant la dégénérescence stalinienne de l’Internationale et aussi parce qu’à l’époque l’Internationale avait à combattre des tendances « gauchistes » qui rejetaient par « principe » tout travail dans les syndicats de masse. La résolution du IIIe Congrès sur « L’Internationale communiste et l’Internationale syndicale rouge » rejetait les deux conceptions, l’opportuniste aussi bien que l’ultra-gauchiste :
« La foi dans la valeur absolue des contrats collectifs, propagée par les opportunistes de tous les pays, doit rencontrer la résistance âpre et décidée du mouvement syndical révolutionnaire. Le contrat collectif n’est qu’un armistice. Les patrons brisent les contrats collectifs toutes les fois qu’ils en ont la moindre possibilité. Un respect religieux à l’égard des contrats collectifs témoigne de la profonde pénétration de l’idéologie bourgeoise dans les têtes des chefs de la classe ouvrière. Les syndicats révolutionnaires ne doivent pas renoncer aux contrats collectifs, mais ils doivent se rendre compte de leur valeur relative, ils doivent toujours envisager nettement la méthode à suivre pour rompre ces contrats toutes les fois que c’est avantageux à la classe ouvrière. »
C’est donc la conception de l’accord collectif comme « armistice » qui fut acceptée par l’Internationale Communiste. C’est cette conception qui fut déjà défendue en 1899 au IIIe Congrès des syndicats allemands (délégué Seeger : « Sie kann nur ein Waffenstilstand auf kurze Zeit sein ») par la fraction de gauche des syndicats, contre les opportunistes allemands.
Mais ce n’est pas seulement au moyen des conventions collectives que les dirigeants syndicaux intègrent le syndicalisme dans le système capitaliste. L’accord intègre le syndicat dans l’entreprise ou dans la branche d’entreprise. Divers autres moyens intègrent les syndicats dans l’Etat capitaliste : gestion des assurances sociales, intégration dans les structures du Ministère du Travail, etc., etc. Ces différentes formes d’intégration doivent être examinées attentivement si l’on veut développer une alternative révolutionnaire sur le plan syndical. C’est ceci que nous essayerons de faire dans les chapitres à venir.
Lorsque les marxistes parlent d’« intégration » du mouvement ouvrier dans le capitalisme, ils emploient le terme « intégration », quoique les réformistes puissent en penser, non comme une injure mais comme caractéristique d’une réalité objective. Mais il n’est nullement étonnant que les réformistes se sentent blessés. La tactique de ceux qui s’intègrent dans le capitalisme n’est pas une tactique qui est axée sur l’action de masse. C’est au contraire une tactique où la politique personnelle joue un grand rôle. Ils croient que par l’habileté, l’expérience syndicale, l’art de direction des dirigeants syndicaux dans leurs discussions avec les chefs d’entreprise, avec les représentants des entrepreneurs dans les commissions paritaires et dans le Conseil national du Travail, les plus grands avantages peuvent être obtenus pour la classe ouvrière. Syndicalisme, pour eux, égale négociation. Pour les syndicalistes révolutionnaires au contraire, la négociation est tout au plus un moyen qui doit être employé pour conclure, sur base des rapports de forces, un armistice par lequel l’organisation peut être renforcée et la lutte peut être menée plus loin.
Dès qu’on cote l’action des représentants de la classe plus haut que l’action collective de la classe elle-même, on donne inévitablement plus d’importance à l’action personnelle de tel ou tel « dirigeant » qu’à celle de la classe ouvrière. On pense que sa propre habileté ou roublardise peut faire des merveilles. Mais alors on croit également que quiconque qui combat l’intégration en veut particulièrement à sa personne.
Lorsque nous parlons d’intégration, qu’entendons-nous par-là ? Par l’intégration nous entendons un état de correspondance entre le comportement d’un groupe et les normes régissant le système. Dans le cas présent, le « groupe » est le syndicat, tandis que le « système » correspond au capitalisme et à son Etat.
Lorsqu’on parle d’intégration, on n’entend pas uniquement par-là l’état de correspondance entre le comportement du groupe et les normes du système, mais aussi le processus (l’évolution, la dégénérescence) qui conduit à cet état.
L’intégration dans le capitalisme a lieu à différents niveaux : sur le plan de l’entreprise, dans le secteur d’activité, dans l’Etat, et même au niveau international (par exemple la fondation de « Force Ouvrière » en 1948 en France, alimentée par des fonds de la C.I.A. via les délégués des syndicats nord-américains).
L’intégration dans le capitalisme peut être soit formelle (au sein d’institutions) ou informelle.
Depuis la période où l’impérialisme commençait à dominer, qui en gros débuta vers la première guerre mondiale et qui dure encore maintenant, la caractéristique principale de l’intégration est le rapprochement entre les sommets syndicaux et l’Etat.
Pratiquement cette intégration au plus haut niveau était inexistante avant 1914, c’est-à-dire avant le début de la première guerre mondiale. De temps en temps (Allemagne,, Belgique...) des délégués des syndicats siégeaient dans quelques commissions d’enquêtes ou commissions consultatives.
La grande impulsion à l’intégration fut donnée par la centralisation qui en 1914-18 allait de pair avec le passage à l’économie de guerre. C’est depuis 1914 que furent progressivement crées les ministères du Travail et que ceux-ci devinrent un des canaux de l’intégration syndicale.
Une liste des pays où il existe en 1938 un ministère du Travail démontre clairement que cette apparition se trouve souvent dans les pays impérialistes : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Chili, Danemark, Estonie, Etats-Unis, Finlande, France, Grande-Bretagne, Haïti, Lettonie, Mexique, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pologne, Roumanie, Suède, Tchécoslovaquie, Afrique du Sud, Yougoslavie.
Parmi les moyens mis en œuvre pour intégrer les syndicats dans le capitalisme, on doit citer :
la reconnaissance de la représentativité des organisations syndicales par l’Etat, comme par exemple en Belgique et en France ;
l’encouragement et la coordination des négociations collectives par des conférences ad hoc, présidées par des représentants gouvernementaux ;
la participation des représentants syndicaux à l’élaboration et à l’application de la législation du travail ; - la collaboration des syndicats à une politique des salaires contrôlée au niveau central (Hollande) ;
la participation du mouvement syndical à la gestion paritaire ou tripartite de la sécurité sociale ;
la « cogestion » des syndicats dans les entreprises nationalisées (France) ou dans des secteurs comme le gaz et l’électricité en Belgique (conférence de la Table Ronde).
Sur le plan professionnel il faut surtout compter parmi les formes d’intégration : les clauses de maintien de la paix sociale, les accords collectifs à long terme, la liaison des salaires à la productivité, la concertation permanente, les avantages réservés aux seuls syndiqués.
Le caractère général du phénomène d’intégration en indique la nécessité, du point de vue de la logique interne du capitalisme : le capital centralisé et concentré est lui-même lié à l’appareil d’Etat et à la haute administration. Les syndicats peuvent de moins en moins tirer profit des divisions intestines de la bourgeoisie. Ils doivent tenir compte de cette centralisation et de l’Etat ou, pour s’exprimer dans le langage des réformistes, ils doivent s’adapter à cet Etat. Cette évolution n’a pu évidemment se faire que grâce à une épuration de la « gauche » du syndicat (exemple : motion Mertens contre les communistes en 1923) et une véritable asphyxie de la démocratie syndicale. On peut dire : syndicat démocratique égale syndicat non intégré et le contraire, sans se tromper.
Lorsque l’on dresse la liste des différentes institutions où siègent les représentants des appareils syndicaux en Belgique on arrive à un total impressionnant.
Il y a en premier lieu des organismes où siègent les représentants du syndicat, comme représentants des travailleurs, pour défendre les revendications immédiates de ces derniers : ceci est en partie le cas du Conseil National du Travail ; le C.N.T. peut, depuis la nouvelle loi sur les conventions collectives, conclure des accords qui priment sur un accord normal (d’un secteur par exemple), ce qui rend possible le contrôle du sommet sur les directions - plus revendicatives - régionales ou sectorielles dans des circonstances déterminées. Ici réside évidemment un danger.
Il y a des organismes où les représentants syndicaux siègent comme représentants de « l’intérêt général » dans le cadre de la « cogestion », ce qui doit toujours être compris dans le sens d’un compromis : Banque Nationale, Société nationale des Chemins de Fer belges, commerce extérieur. Société nationale d’Investissement, etc... Dans de tels organes la participation syndicale est une pure tromperie.
Dans d’autres organes le syndicat siège comme représentant des consommateurs : ceci est peut-être l’endroit où sa présence est le moins négative, le moins intégrationniste. Nous pensons à la Commission des Prix. Le syndicat ici n’est pas obligé de partager une responsabilité. Parfois cependant, ces institutions conduisent les organisations syndicales à une responsabilité partagée : Comité de contrôle de l’électricité. Commission de concertation de la sidérurgie.
Dans d’autres organes le syndicat a le droit de prendre part à l’élaboration d’avis : Conseil central de l’Economie (paritaire). Comité national d’Expansion économique (tripartite), futurs conseils économiques régionaux dans le cadre de la décentralisation économique... cela pourrait être une tribune... si le mouvement syndical menait une politique claire !
Finalement on trouve encore des organismes tels ceux de la Sécurité Sociale, dont la compétence consiste principalement dans la gestion des cotisations. En fait il ne s’agit pas ici de « gestion », mais bien surtout de règlement de toutes sortes de questions administratives. Dans le meilleur des cas il s’agit ici de l’exécution de décisions prises ailleurs.
La conclusion que l’on pourrait tirer de ceci est plutôt pessimiste : « Presque 70% des travailleurs de ce pays sont organisés dans les syndicats qui ont, eux pieds et poings liés au capital ».
Pourtant cette conclusion serait fausse parce que superficielle et incomplète. On ne peut perdre de vue que cette politique d’intégration, bien qu’elle corresponde à une nécessité de la part du capitalisme, n’est pas fatale mais volontaire. Ceci, en opposition avec la destruction des syndicats, la création de syndicats « verticaux », le syndicalisme obligatoire dans les pays fascistes.
Pour être plus précis, la politique d’intégration est seulement possible lorsque :
1) le capitalisme dispose de marges suffisantes pour abandonner à la classe ouvrière les miettes qui rendront possible la politique réformiste ; qui autorisent les appareils syndicaux à immoler l’essentiel à l’accessoire (les miettes) ;
2) la classe ouvrière même ne remet pas cette intégration politique en cause.
En d’autres termes : l’intégration du syndicat dans le capitalisme est une loi sociologique tendancielle de la période actuelle. Les interventions d’une série de facteurs peuvent empêcher le libre jeu de cette loi,
Les leviers qui peuvent assurer la victoire de la classe ouvrière sur la politique d’intégration sont :
1) la lutte pour la démocratie syndicale interne : l’intégration se fonde toujours en grande partie sur la politique personnelle des dirigeants ;
2) la lutte pour l’indépendance totale du syndicat à l’égard de l’Etat capitaliste ;
3) la lutte autour des revendications, qui dépassent le cadre « réformiste » : contrôle ouvrier sur la production avec la perspective finale de l’autogestion de l’économie socialisée.
Qu’il est possible de combattre avec succès l’intégration est démontré par le passé : la grève de 1960-61 fit éclater les « discussions paritaires », balayait la « programmation sociale » de mai 1960 et obligeait A. Renard à présenter sa démission comme régent de la Banque Nationale. Mais la lutte pour une véritable indépendance du mouvement syndical débouche inévitablement sur la contestation révolutionnaire. Ceci est aussi la leçon de l’expérience historique.
La convention collective a été, à l’origine, une importante conquête ouvrière. Elle signifiait que l’arbitraire patronal qui s’exprimait dans le contrat de travail individuel entre deux « égaux » (le patron et le travailleur) était battu en brèche. Elle signifiait que les travailleurs pouvaient compter désormais sur leur force collective. Elle unifiait la lutte ouvrière des ouvriers atomisés sur des objectifs identiques pour la « boîte », la région, le secteur.
Il n’est donc pas étonnant que, si l’on retrouve déjà une (toute première) convention collective de travail en Belgique en 1789, à Verviers, où elle fut conclue entre les employeurs et les travailleurs de l’industrie drapière, le phénomène disparut pendant plus d’un siècle : le XIX" siècle était le siècle du libéralisme économique, de l’arbitraire patronal d’une bourgeoisie victorieuse. Pendant la Révolution française, la loi Le Chapelier interdisait les syndicats. Il fallut attendre un siècle avant qu’apparaissent les véritables ancêtres de nos conventions collectives. Ainsi, le premier accord collectif qui ait été conclu en Belgique remonte à 1898 dans l’industrie du livre. Il faut aussi relever l’accord collectif signé en 1906 à Verviers dans l’industrie textile.
Mais c’est surtout entre les deux guerres mondiales que le phénomène des conventions collectives a pris sa véritable extension et que les conventions furent conclues au sein d’institutions spécialement créées : les premiers comités ou commissions paritaires.
Les commissions paritaires sont nées après la guerre de 1914-1918. Voici en quelques mots le contexte de leur naissance : au lendemain de cette guerre, une très forte hausse du coût de la vie eut lieu. Dès novembre 1918, les organisations syndicales exigèrent une augmentation de 100 sur les salaires d’avant-guerre, pour y faire face. Au début de 1919 des grèves éclatent : d’abord dans les tramways bruxellois, ensuite dans la métallurgie. Dans une première phase, le gouvernement tenta d’imposer un arbitrage, pour y mettre fin. Devant l’hostilité des parties à l’arbitrage, l’idée de comités paritaires servant à concilier les parties surgit. C’est, il faut le rappeler car le fait est souvent oublié, une initiative patronale, plus précisément une proposition de trois industriels, dont le directeur général de Cockerill, qui proposa pour la première fois de recourir à cette technique. La première commission paritaire fut celle de la sidérurgie, la deuxième celle des mines. De nombreuses autres allaient suivre.
Aujourd’hui, la bourgeoisie a largement récupéré et digéré cette conquête ouvrière. Pour les apologistes du capitalisme et de la technocratie, qui vantent les mérites de la négociation collective, la convention collective serait un « moderne contrat social », qui « rétablirait l’équilibre » entre le prolétariat et la bourgeoisie. D’autre part, pour les dirigeants intégrés dans le « néo-capitalisme », la négociation collective est devenue l’aspect le plus important, sinon la seule activité importante, de l’action syndicale. Ceci permet au « néo-capitalisme » de réintégrer l’action syndicale, qui ne remet pas fondamentalement en cause le cadre juridique et institutionnel, devenu commun aux deux adversaires, patronat et syndicat.
La convention collective est évidemment un des moyens de cette réintégration. Ainsi qu’on l’a fait remarquer, à part de rares occasions, la lutte de classes n’est pas semblable à une lutte livrée entre nations, c’est-à-dire à une guerre totale. Elle est limitée dans ses objectifs et ne cherche pas à détruire la puissance économique de l’adversaire ou à lui arracher le pouvoir. Elle porte essentiellement sur le niveau des salaires et des profits, la légitimité de ceux-ci n’étant pas remise en question. Cette lutte se mène souvent à l’intérieur d’étroites limites. La convention collective y joue le rôle du traité de paix. Du traité de paix à la promesse explicite de maintenir cette paix, la distance est courte. La franchir signifie passer à la programmation sociale. La programmation sociale est un accord négocié - soit professionnel (sectoriel) ou interprofessionnel - qui fixe pour un nombre d’années les avantages sociaux accordés en échange de la paix sociale. Nous pouvons entièrement souscrire à cet avis.
Le 11 mai 1960, pour la première fois en Belgique, un accord d’envergure sortait de contacts directs entre les dirigeants nationaux des organisations patronales et syndicales. Au sens strict, il ne s’agissait pas d’une « convention », car l’accord ne pouvait entraîner aucune conséquence juridique : il s’agissait plutôt d’une recommandation (des dirigeants syndicaux et patronaux nationaux à leurs organisations professionnelles) ou d’un engagement moral.
On connaissait déjà la « programmation économique », maigre substitut de la planification, pratiquée par le « Bureau de Programmation économique » depuis octobre 1959. Il s’agissait cette fois de programmation « sociale ». Les points essentiels en étaient :
les patrons reconnaissaient que la continuité du progrès social doit se traduire par « l’amélioration régulière » des conditions de vie ;
en échange, les syndicats acceptaient que ces améliorations se réalisent par étapes, et hiérarchiquement ;
enfin, les deux parties (« partenaires sociaux »), convenaient de ce qu’il leur fallait assumer une plus grande responsabilité.
Ces trois points aboutissaient à l’affirmation de la nécessité d’un dialogue permanent entre dirigeants patronaux et syndicaux. Des avantages sociaux étaient promis et échelonnés jusque fin 1961. En contrepartie, les chefs syndicalistes promettaient la « paix sociale » au niveau national et le protocole définissant leurs relations avec le patronat contenait l’engagement « d’étudier et de rechercher en commun la ou les solutions à apporter aux problèmes économiques et sociaux de caractère général et national ».
L’opération appelée « programmation » - en cela le terme était bien choisi - visait à permettre au patronat d’avoir une vue d’ensemble sur ses frais futurs en matière de salaires, une nécessité qui s’imposait en fonction de la rationalisation et des investissements de plus en plus considérables ; au fur et à mesure que la composition organique du capital augmente, les frais d’une grève se font plus lourds, les travailleurs bloquant un appareil de production plus coûteux ; enfin, en « programmant », on donne aux travailleurs l’illusion d’une automaticité du « progrès social », ce qui émousse la tendance à la revendication.
On peut dire que c’est pendant la deuxième guerre mondiale que prit corps la doctrine sociale actuelle du patronat belge, écrivait la F.I.B. dans son rapport annuel de 1960, faisant allusion au « Pacte de solidarité sociale » négocié dans la clandestinité.
C’est essentiellement en exécution de cet accord interprofessionnel que furent signées des conventions contenant des clauses de paix sociale. Souvent, les organisations syndicales obtinrent en échange les fameux « avantages réservés aux syndiqués ».
Nous lier par des accords de paix sociale, écrivait André Genot, à l’époque président fédéral du M.P.W., dans un rapport sur les perspectives d’action syndicale répondant au rapport majoritaire du Bureau de la F.G.T.B. en 1962, « c’est enlever au mouvement ouvrier une de ses armes les plus décisives : le choix du moment et de l’objet de sa revendication ; c’est nous empêcher de coller à l’opinion ouvrière, c’est abdiquer toute possibilité d’un nouveau bond en avant. Il faut rejeter toute formule de programmation sociale qui lierait la liberté d’action du mouvement syndical. Si le patronat avait inventé plus tôt la programmation sociale, il aurait retardé pendant de nombreuses années le suffrage universel, la loi des huit heures, les congés payés, etc. ».
Extraits d’une brochure éditée par le journal « La Gauche », 1970. Retranscription pour Avanti4.be