22 septembre 2013
Les concepts classiques du développement sont constamment remis en question mais ils réapparaissent tout aussi constamment sous des noms divers. Il semble bien que des cycles se répètent avec la défense, les critiques, l’écroulement et la renaissance de ces concepts sur le développement. Face à ce type de phénomène, et afin de surmonter ces cycles perpétuels, des changements culturels sont nécessaires.
A chaque fois que j’observe le débat actuel sur le développement, je me rappelle le film « Un jour sans fin ». Il s’agit d’un film notable, tourné en 1993 et où un journaliste, interprété par Bill Murray, est condamné à revivre des centaines de fois la même journée. Peu importe ce qu’il fasse ou ce qu’il dise, il se réveille toujours à la même date et doit affronter les mêmes événements.
Il se passe quelque chose de similaire avec les concepts du développement. Pendant plus d’un demi-siècle, on a lancé de dures critiques contre ce corpus conceptuel, dont certaines étaient tellement dévastatrices qu’on a cru qu’elles allaient définitivement enterrer le développement traditionnel. Mais, très vite, ce dernier est ressuscité et comme dans « Un jour sans fin », une nouvelle « journée » recommençait avec les mêmes croyances vis-à-vis de la croissance économique ou de la consommation matérielle. Et ainsi de suite, avec de nouveaux cycles de résistances, de critiques et de débats.
Les idées traditionnelles sur le développement se sont consolidées après la Seconde Guerre mondiale. Elles reposent sur une compréhension du développement en tant que croissance économique continue, basée sur l’appropriation des ressources naturelles, et qui s’exprime par des phases d’une complexité croissante. Les sociétés rurales étaient tenues d’évoluer vers des économies industrielles et ces dernières, à leur tour, vers des sociétés de services et consuméristes. Ainsi, le développement était vu comme un processus de progrès économique et les nations industrialisées devenaient un modèle culturel et politique que nous devions tous suivre.
Ces premières idées furent durement remises en cause dans les années 60 lorsqu’on a signalé que la croissance et le développement étaient deux concepts distincts. Les critiques, qui insistaient à souligner que le développement englobait d’autres dimensions supplémentaires que la simple croissance du PIB, devinrent de plus en plus dures. Il semblait que le développement en tant que croissance économique était moribond, mais il a résisté à l’attaque et il a fait un retour triomphal dans les années 70.
Une nouvelle vague de remises en question fut lancée à partir de 1971, en alertant sur le fait que la poursuite d’une croissance économique perpétuelle était impossible puisqu’il existe des limites écologiques. Ce fut une attaque dirigée contre les fondements du développement en tant que progrès, mais aussi contre l’aveuglement des sciences économiques à comprendre la base écologique des processus productifs.
En conséquence, les réactions défensives furent énergiques, tant de la part de la droite que de la gauche, et les avertissements écologiques furent ignorés.
Les positions politiques traditionnelles n’acceptaient de discuter que sur les modalités de gestion du développement, dans des questions telles que le rôle de l’Etat ou du marché, mais aucune n’acceptait d’abandonner le mythe de la croissance économique. C’est ainsi que les premières conceptions sur le « développement durable », qui exprimaient quelques critiques substantielles, furent rapidement intégrées, cooptées et recyclées pour être mises au service du développement traditionnel.
Quelque chose de semblable s’est passé avec le concept de « développement humain ». Initialement défendu par un secteur critique et rebelle, il voulait renverser le règne des objectifs économicistes afin de mettre au premier plan la qualité de la vie des personnes ou l’éradication de la pauvreté. Les remises en questions furent également très dures sur ce terrain. Mais le développement traditionnel s’est à nouveau adapté, il s’est ajusté et, comme il l’avait fait auparavant avec le « développement durable », il est parvenu à coopter cette rébellion afin de générer une nouvelle variété de « développement humain » qui soit acceptable et favorable à la croissance économique.
Ce cycle s’est donc répété plusieurs fois au cours des dernières décennies : il commence par une phase de critiques vis-à-vis du développement traditionnel, les remises en question s’aiguisent et semblent sur le point d’asséner un coup mortel à ses bases conceptuelles. Mais en peu de temps, ce développement traditionnel s’adapte, change ses attributs secondaires mais renforce ses fondements conceptuels et réapparaît dans une nouvelle version.
Ainsi, comme dans le film « Un jour sans fin », tous les matins commencent avec la critique du développement traditionnel et quand le soir tombe, nous pensons que cette vieille idée, caduque et source de mille problèmes, va être abandonnée. Mais le lendemain, en nous réveillant, nous retrouvons une fois de plus le développement, probablement sous un nom différent, mais avec sa même essence. Cela a donné lieu à une large gamme de développements : durale ou soutenable, endogène, à échelle humaine, locale, humain, « autre développement », etc.
Cette dynamique vient de se répéter avec la critique du « Buen Vivir » (la conception du « bien vivre » liée aux cultures indigènes d’Amérique latine, NdT) qui, sans aucun doute, permet des remises en questions qui s’attaquent aux concepts de base du développement en tant que croissance, sur sa matérialité, ou sur son utilitarisme vis-à-vis de la nature. Face à cette critique, le développement traditionnel s’est une fois de plus adapté et en résultat nous voyons qu’en Equateur on replace le « Buen Vivir » en tant que forme de « socialisme » (compris en tant que croissance économique contrôlée par l’Etat) et, en Bolivie, on le conçoit comme l’objectif d’un « développement intégral ».
La répétition de ces morts et de ces résurrections démontre que les idées sur le développement sont très résistantes. Elles se sont profondément inscrites dans les cultures les plus variées. Leur plus grand succès réside sans doute dans la conversion de la Chine, où l’on se dit communiste mais où l’on pratique le capitalisme, où l’on célèbre Confucius mais où le consumérisme règne, où l’on veut se débarrasser de la paysannerie pour devenir un pays industriel et où, pour obtenir la croissance économique à n’importe quel prix, on est disposé à vivre submergé dans la pollution.
Il est vrai que le développement est actuellement une catégorie plurielle et qu’il existe une grande variété de typologies. Le développement d’inspiration néolibérale est très distinct de celui exprimé actuellement par le progressisme sud-américain, et le style chinois est différent de l’austérité économique défendue par l’Allemagne. Mais au-delà de cette diversité, il est significatif qu’ils continuent tous à reposer sur les mêmes idées de base. Presque tous aspirent à reproduire le progrès matériel occidental ou défendent le mythe d’une croissance économique perpétuelle. Il s’agit, en fin de compte, d’un « développement sans fin » avec lequel nous nous réveillons tous les jours. La cure nécessaire pour sortir de cette répétition n’est déjà plus dans l’économie ni dans la politique, mais probablement dans un changement culturel radical.
Source :
http://www.ecoportal.net/Temas_Especiales/Economia/Muerte_y_resurreccion_del_desarrollo._El_dia_de_la_marmota
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera