La répression bourgeoise, Marx et l’« Etat libre »

Rolando Astarita 10 avril 2014

Le soutien de larges secteurs de la gauche latino-américaine à la répression menée par le gouvernement chaviste contre l’opposition réactualise le débat sur l’attitude des marxistes face à l’Etat bourgeois et à son appareil répressif. Dans la gauche d’aujourd’hui domine largement l’idée qu’il est profitable pour la classe ouvrière qu’existe un Etat « fort », capable de guider l’économie vers une sorte de « socialisme d’Etat bonapartiste » - pour reprendre une expression de Lénine. On pense que le capitalisme « populaire », ou orienté par l’Etat, légitime et exige un appareil répressif puissant et consolidé. C’est pour cela, et sous le prétexte de « combattre la droite », qu’on va jusqu’à applaudir les arrestations massives, la torture et l’assassinat de manifestants. De là découle également le rôle que tendent à jouer dans ce type de régimes les forces armées et leurs structures de commandement.

Bien entendu, il y a des nuances. Certains vont jusqu’à l’extrême tandis que d’autres « avalent les couleuvres ». Pour les militants du PC argentin, par exemple, qui ont été jusqu’à applaudir des horreurs telles que les camps d’extermination staliniens, ce que font aujourd’hui Al-Assad en Syrie ou Maduro au Venezuela, ne sont à peine que des « détails ». D’autres, plus prudents, rejettent les mesures extrêmes. Mais tous sont unis par la conviction que pour avancer vers une forme quelconque de société plus juste, il est nécessaire d’ « avoir la main dure » face aux désordres et aux rebelles, même s’ils se comptent par millions. Et pour cela, rien de mieux qu’un Etat puissant.

A son tour, la majorité de l’opinion publique est persuadée que l’orientation étatique-répressive constitue la quintessence du « socialisme scientifique » de Marx et Engels. A cela à contribué tant la littérature théorique stalinienne (pensons aux traditionnels manuels qu’éditait l’URSS) que le discours de la droite néolibérale, déterminée à attribuer à l’œuvre de Marx et Engels la paternité du Mur de Berlin, des camps de concentration en Corée du Nord ou de la répression de régimes comme ceux d’Al-Assad ou de Chávez.

A l’encontre de cette croyance tellement enracinée, on peut cependant démontrer que Marx et Engels ont été extrêmement critiques par rapport à l’étatisme et à l’Etat. L’objectif de ce texte est d’évoquer cet aspect de la pensée marxiste. Pour résumer les choses à l’avance, je soutien que Marx et Engels partaient de la caractérisation de l’Etat en tant que force ennemie de la classe ouvrière et qu’ils considéraient, par conséquent, que les travailleurs devaient avoir une attitude hostile envers lui et indépendante de la classe dominante. Dans ce cadre, ils préconisèrent la défense des libertés démocratiques, y compris au sein de la démocratie bourgeoise, et cela parce que la conquête de ces libertés améliore les conditions pour l’organisation indépendante des exploités et des opprimés. Ces conceptions s’intègrent dans l’idée directrice de la Première Internationale selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». C’est pour cela aussi que Marx et Engels s’opposèrent à ceux qui pensaient qu’on pouvait construire le socialisme d’en haut, à partir d’une minorité éclairée et qu’ils défendirent les principales mesures transformatrices prises par la Commune de Paris.

Une force publique pour l’esclavage social

Marx et Engels partaient de la considération de l’Etat en tant qu’ «  organisation que se donne la société bourgeoise pour soutenir les conditions générales externes du mode de production capitaliste contre les attaques des travailleurs ou des capitalistes individuels. L’Etat moderne, quelle que soit sa forme, est une machine essentiellement capitaliste, un Etat capitaliste idéal » (Engels, 1968, p. 275). Cette caractéristique déterminante de l’Etat correspondait, dans la vision d’Engels, à toute forme de régime (monarchie, république démocratique) et n’était pas altérée lorsque l’Etat assumait un rôle entrepreneurial. En dernière instance, les nationalisations bourgeoises n’abolissent pas l’exploitation : elles altèrent à peine sa forme (lettre d’Engels à Oppenheim, 24 de mars 1891).

Marx partageait cette caractérisait de l’Etat. Il n’a pas seulement lu et corrigé toute la partie économique de l’ « Anti-Dühring » d’Engels, il a lui aussi caractérisé l’Etat comme une force publique d’assujettissement du travail. Dans « La Guerre Civile en France », il note qu’à mesure que s’est développé et approfondi l’antagonisme de classe entre le capital et le travail, « le pouvoir de l’Etat a de plus en plus acquis le caractère d’un pouvoir national du capital sur le travail, de force publique organisée pour l’esclavage social, de machine de despotisme de classe » (p. 60). Et il décrit l’Etat moderne capitaliste comme un « parasite qui se nourrit au dépends de la société et entrave son libre développement » (p. 66).

Cette conception de l’Etat, quelle que soit sa forme, en tant que force organisée pour l’oppression de classe, éloignait Marx et Engels de la stratégie des socialistes « étatiques » (les partisans de Lassalle par exemple), qui cherchaient la solution du dénommé « problème social » dans l’action de l’Etat. Selon Marx, la classe ouvrière devait lutter pour établir légalement des conquêtes sociales – la réduction du temps de travail par exemple – sans pour cela déposer sa confiance dans les panacées étatistes.

A ce propos, la caractérisation de Marx de la « république sociale » (une revendication des courants socialistes bourgeois) en tant que « république qui garantit la soumission sociale » (« La Guerre Civile en France ») est importante. C’est dans le même sens que va sa critique au « soutien du gouvernement prussien aux sociétés coopératives », qui étendait le « système de tutelle », corrompait un secteur des ouvriers et castrait le mouvement ouvrier (lettre de Marx à Engels, 18 février 1865). C’est dans cette orientation que s’inscrit la défense des libertés démocratiques dans le système capitaliste et la critique de la revendication d’un « Etat libre ».

La critique de l’ « Etat libre »

Le mot d’ordre en faveur de l’ « Etat libre » fut introduit dans le programme du parti social-démocrate allemand au congrès de Gotha, sur l’insistance des partisans de Lassalle, qui aspiraient à un Etat ayant les pleins pouvoirs et capable de mener à bien les réformes sociales. Mais cela impliquait de le renforcer en tant qu’appareil despotique et répressif. Comme l’expliquait Engels : « L’Etat populaire libre s’est transformé en Etat libre. Grammaticalement, l’Etat libre est un Etat qui est libre par rapport à ses citoyens, c’est par conséquent un Etat ayant un gouvernement despotique » (lettre à Bebel, 18 mai 1875)

Pour sa part, dans la « Critique du Programme du Gotha », Marx écrivait : « Faire l’État libre, ce n’est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés de la mentalité bornée de sujets soumis. Dans l’Empire allemand, l’ « État » est presque aussi « libre » qu’en Russie. La liberté consiste à transformer l’État, organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle, et même de nos jours les formes de l’État sont plus ou moins libres ou non libres selon que la « liberté de l’État » s’y trouve plus ou moins limitée. » (Marx, 1975, p. 24).

Cela signifie que la tâche des travailleurs est de lutter pour la réduction du pouvoir répressif de l’Etat et pour l’élargissement des libertés. Comme l’a affirmé Lénine plusieurs années plus tard dans « L’Etat et la révolution », l’idée directrice est qu’« on n’a pas besoin de l’Etat dans l’intérêt de la liberté mais pour soumettre ». Bien entendu, la revendication en faveur de libertés au sein du système capitaliste s’accompagne de la critique du concept de liberté des économistes libéraux classiques, qui considéraient la société comme un simple conglomérat d’atomes agissant « librement » afin de satisfaire leurs propres intérêts égoïstes.

La critique de Marx du fétichisme de la marchandise et du capital, ainsi que du travail aliéné, impliquait une critique d’une société qui nie le libre développement de la majorité des individus et dans laquelle les forces productives – et en premier lieu les forces du travail - étaient dominées par la logique du profit. Mais cette critique ne doit pas être confondue avec la politique visant à rendre fort un Etat, autrement dit à renforcer la force publique organisée pour l’esclavage social.

Nous insistons sur le fait que dans la vision de Marx, la lutte pour les libertés ne se limitait pas à la défense d’un système démocratique bourgeois face à un régime monarchique ou bonapartiste. Ceci est élémentaire, mais il s’agit aussi de l’élargissement des libertés à l’intérieur de la démocratie capitaliste. Comme l’observe Cesare Luporini, en commentant le passage de la « Critique du Programme de Gotha » déjà cité, il ne s’agit pas ici de la préférence pour la « république démocratique » en tant que terrain politique dans lequel se donnent les meilleures conditions pour le déploiement de la lutte du prolétariat ; il s’agit d’« une échelle de valeurs qui opère dans l’immédiat, en relation avec le concept de liberté » (p. 97). C’est pour cette raison que Marx ne relègue pas toute la liberté dans une future société communiste (« le règne de la liberté ») vu que, pour lui, il existe un espace qui est politique et dans lequel « la liberté est l’échelle de mesure des diverses formes d’Etat existantes sur le terrain bourgeois » (p. 98). De ce point de vue, « au plus sont limités (légalement) les pouvoirs (de l’Etat), au plus la société est libre » (idem).

La libération du travail et la Commune

La lutte pour l’élargissement des libertés, et la restriction consécutive du pouvoir de l’Etat, s’articule dans l’œuvre de Marx et Engels avec l’objectif d’aider à la libération du travail et au développement des potentialités des individus. Dans « L’Idéologie allemande », ils affirment que dans la société future, « l’objectif est la libération de chaque individu » ; autrement dit : une société dans laquelle chacun participe « en tant qu’individu », et cela à la différence d’une société dans laquelle les individus « participent en tant que membres d’une classe ». Dans les « Manuscrits de 1844 », Marx avait également écrit dans le même sens qu’il « faut éviter, surtout, de replacer la ‘société’ comme une abstraction face à l’individu ». Nous sommes très loin ici des régimes bureaucratiques d’Etat ou du capitalisme d’Etat bureaucratique.

L’idéal de pleines libertés pour les producteurs s’exprime également dans ce que Marx et Engels revendiquèrent de la Commune de Paris. Dans « La lutte des classes en France », on souligne que la Commune était formée par des conseillers municipaux élus au suffrage universel et qu’elle réunissait les fonctions législatives et exécutives. Parmi les mesures que Marx met en avant se trouvent la suppression de l’armée permanente et de la police et leur substitution par le peuple en armes ; l’instauration de l’enseignement gratuit, émancipé de l’Eglise et de l’Etat ; l’élection au suffrage universel de toutes les charges administratives, judiciaires et éducatives et la rétribution de tous les fonctionnaires au niveau du salaire des travailleurs ; le fait d’avoir pris des mesures de précaution contre ses propres députés, en les déclarant révocables à chaque instant ; et, enfin, le fait d’avoir tenté de généraliser le système de communes à toutes les localités et régions de France.

Rappelons qu’en ce qui concerne la révocabilité des fonctionnaires, Marx observe dans la « Critique du Programme de Gotha » que « la première condition de toute liberté » est que « les fonctionnaires soient responsables quant à leurs actes de service par rapport à tout citoyen ». Et par rapport à l’enseignement, il se déclare en faveur de « soustraire l’école de toute influence de la part du gouvernement et de l’Eglise ».

Quant aux mesures économiques, Marx faisait l’éloge du fait que la Commune s’orientait vers la formation de sociétés coopératives qui, de manière coordonnée, réguleraient la production selon un plan. Il ne s’agit donc pas ici d’un pouvoir imposé de l’extérieur ou par-dessus les producteurs eux-mêmes. Il n’y a pas de « directeurs bureaucrates » parce que c’est la population laborieuse qui s’organise et qui prend l’économie dans ses mains afin d’émanciper le travail de l’esclavage salarial.

On constate aussi d’autre part qu’un parti s’arrogeant la représentation de la classe ouvrière n’est pas non plus présent ici. Tous les courants politiques ont le droit de s’exprimer et à êtres électoralement représentés dans la Commune, à condition qu’ils respectent son existence. C’est dans cette ligne qu’Engels, dans « L’Introduction » citée, contraste ce qu’a réalisé la Commune avec la tradition blanquiste. Les blanquistes « partaient de l’idée qu’un groupe relativement petit d’hommes déterminés et bien organisés seraient capables non seulement de s’approprier à un moment donné la direction de l’Etat, mais aussi, en déployant une action énergique et infatigable, de s’y maintenir jusqu’à parvenir à apporter la révolution aux masses du peuple et à les rassembler autour d’une poignée de chefs. Cela entraînait, surtout, la plus rigide et dictatoriale centralisation de tous les pouvoirs aux mains du nouveau gouvernement révolutionnaire ». (p. 17).

Ce n’est pas ce que firent les communards, bien qu’ils fussent majoritairement des partisans de Blanqui. La Commune a semblé comprendre qu’on n’arriverait pas au socialisme sans l’action consciente et volontaire du peuple laborieux lui-même, organisé en gouvernement. C’est la vérité contenue dans la fameuse phrase de Talleyrand selon qui « les baïonnettes peuvent servir à tout, sauf à s’asseoir dessus ».

Conscience et autonomie de classe

L’une des idées principales qui découle de ce qui a été développé jusqu’ici est que tout ce qui signifie un renforcement de l’appareil répressif d’Etat et une restriction des libertés démocratiques finit par porter préjudice à l’émancipation du travail, et cela pour deux raisons. La première, c’est parce que l’action et l’organisation consciente des salariés ne peut se déployer que dans la mesure où les politiques ne sont pas imposées « d’en haut », à travers des bureaucrates et des fonctionnaires. C’est une stupidité de penser qu’on renforce la conscience socialiste en limitant ou en empêchant des informations sous prétexte qu’il s’agit de « propagande déstabilisatrice de la droite », ou que l’on supprime l’expression de courants politiques « qui ne nous plaisent pas ».

Trotsky l’expliqua un jour clairement en critiquant des dirigeants syndicaux mexicains qui demandaient la censure ou la fermeture de journaux de droite. Le vieux révolutionnaire disait : « Seuls ceux qui sont aveugles ou d’une intelligence simple peuvent penser que les ouvriers et les paysans peuvent être libérés des idées réactionnaires par l’interdiction de la presse réactionnaire. De fait, c’est seulement la plus grande liberté d’expression qui peut créer les conditions favorables pour la progression du mouvement révolutionnaire dans la classe ouvrière ». Les socialistes étatistes, par contre, conçoivent uniquement la lutte idéologique de la même manière avec laquelle ils veulent régler tout le reste, c’est à dire comme des bureaucrates, avec des résolutions et des oukases.

La seconde raison de s’opposer au renforcement de l’appareil répressif d’Etat est que « toute restriction à la démocratie dans la société bourgeoise peut être éventuellement dirigée contre le prolétariat (…). Aujourd’hui, le gouvernement peut sembler bien disposé vis-à-vis des organisations ouvrières. Mais demain, il peut tomber, et il tombera inévitablement, dans les mains des éléments les plus réactionnaires de la bourgeoisie (…). La manière la plus efficace de combattre la presse bourgeoise est de développer la presse des ouvriers. »

En d’autres termes, demander à l’Etat bourgeois (qui se fait paraître comme « neutre ») qu’il renforce la position des exploités en réprimant certaines manifestations idéologiques de la droite est tout bonnement suicidaire pour les exploités. C’est une autre variante de l’idée de rendre l’Etat de plus en plus « libre » par rapport à la société. Il n’y a aucune manière de rendre compatible cette intention avec l’avertissement de Marx selon lequel ce n’est pas l’Etat qui doit se situer au dessus du peuple, mais bien le peuple qui doit donner à l’Etat « une éducation très sévère » (« Critique du programme de Gotha »).

Le combat pour les libertés sert, à son tour, à renforcer l’activité autonome des travailleurs. Selon les paroles d’Engels ; « Le parti des travailleurs ne doit jamais s’attacher à aucun parti bourgeois, il doit être indépendant et avoir son propre objectif et politique. Les libertés politiques, le droit d’association et la liberté de presse, telles sont nos armes » (Engels, 1871). Ces revendications incluaient, en essence, celles de la démocratie radicale bourgeoise révolutionnaire (comme on peut le voir dans le programme de 1880 du Parti Ouvrier de France, à la rédaction duquel Marx participa). En suscitant de meilleures conditions pour la politisation et l’organisation, on affaiblit les possibilités de manipulation, de mise sous tutelle ou de division des forces du travail par les courants bourgeois ou bureaucratiques.

Conclusion : deux approches opposées

Les différences entre le positionnement de la gauche étatiste (ou national-étatiste) et celle que nous associons à l’approche de Marx (mais aussi d’Engels) ne sont pas secondaires et ne font pas référence à des aspects particuliers. La position théorique et critique de Marx par rapport au système capitaliste et à l’Etat capitaliste, sa critique de l’aliénation, son idéal de libération des êtres humains, ne peuvent s’inscrire dans les « socialismes » bureaucratiques et répressifs qui suscitent tant d’admiration dans de larges secteurs de la gauche.

Source :
http://rolandoastarita.wordpress.com/2014/02/23/represion-burguesa-marx-y-el-estado-libre/
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Textes cités :

  • Engels, F. (1871) : « Apropos of Working-Class Political Action », Reporter’s record of the speech made at the London Conference of the International Working Men’s Association, September 21, en https://www.marxists.org/archive/marx/works/1871/09/21.htm
  • Engels, F. (1968) : Anti-Dühring, Mexico, Grijalbo.
  • Luporini, C. (1980) : « Lo político y lo estatal : ¿una o dos críticas ? » en Balibar, Luporini y Tosel, Marx y su crítica de la política, Mexico, Nuestro Tiempo.
  • Marx, K., y F. Engels, (1973) : Correspondance, Buenos Aires, Cartado.
  • Marx, K. (1975) : La crítica del programa de Gotha, Marx y Engels, Obras Escogidas, t. 2, Akal, Madrid, pp. 5-30.
  • Marx, K. (1977) : La guerra civil en Francia, Moscou, éd. du Progrès.
  • Trotsky, L. (1938) : « Freedom of the Press and the Working Class » en http://www.marxists.org/archive/trotsky/1938/08/press.htm