Inégalité, technologie et soif de plus-value

Alejandro Nadal 5 juin 2013

L’un des facteurs déterminants de la crise actuelle est l’inégalité économique qui a augmentée dans le monde au cours des quatre dernières décennies. La stagnation des salaires à conduit à l’endettement insoutenable des foyers pour maintenir le niveau de consommation. C’est cet endettement et les bulles spéculatives qui ont soutenu la demande et le processus d’accumulation du capital. Mais ce modèle de croissance économique s’est accompagné d’une instabilité croissante dans les principales économies capitalistes.

Au vu de ce qui précède, une question clé concerne les causes de cette augmentation de l’inégalité. Dans les milieux académiques traditionnels, on a voulu trouver dans le changement technologique la cause de cette inégalité croissante. Cette explication nous dit que les innovations introduites au cours des dernières décennies ont remplacé le travail peu qualifié par des machines. Cela aurait eu un double effet : d’une part, une dévalorisation du travail peu qualifié et une réduction des opportunités d’emploi des travailleurs qui se situent en bas de l’échelle des rémunérations et, d’autre part, une augmentation des revenus des travailleurs ayant de très hautes qualifications. Ainsi, comme les travailleurs moins qualifiés ne peuvent acquérir des capacités techniques de manière rapide et, qu’en outre, il y a moins d’opportunités d’emploi dans les niveaux supérieurs, le changement technologique a bouleversé l’échelle des salaires et renforcé les inégalités entre les salariés.

Ce récit convient bien à l’idéologie néolibérale. L’inégalité serait ainsi un effet collatéral ou accidentel des transformations dans la base productive des sociétés. Des politiques économiques perverses ne seraient donc pas à l’origine du problème puisqu’il s’agirait d’un processus « naturel » de changement technique. En d’autres mots, nous sommes en face d’une explication politiquement « neutre », bien loin de thèmes scabreux tels que l’offensive contre les syndicats qui domine la politique sociale et économique depuis des dizaines d’années.

Cette explication sur les origines de l’inégalité se retrouve dans de nombreuses études, tant dans le monde académique que dans les organismes qui promeuvent le néolibéralisme. L’OCDE, par exemple, a réalisé une étude dans laquelle on conclut que le « progrès » technologique a apporté des rétributions plus importantes pour les travailleurs plus qualifiés que pour ceux qui le sont moins. Selon l’OCDE, le processus d’innovation a affecté la structure des salaires entre les travailleurs. Ou, pour le dire autrement, la principale conclusion de l’OCDE est que le changement technique a stimulé l’inégalité entre les travailleurs.

Le thème de la distribution des richesses entre les travailleurs et les capitalistes est à peine abordé de manière indirecte dans ce type d’études. Cela est réellement surprenant si l’on tient compte du fait que la part des salaires dans les PIB nationaux s’est significativement réduite au cours des dernières décennies. Mais cette thématique est chargée d’implications politiques et, pour les économistes néoclassiques, il vaut donc mieux la laisser de côté.

Recourir à la technologie pour expliquer l’inégalité au sein de la classe travailleuse permet d’éluder la question de l’impact des politiques macro-économiques sur la distribution des richesses. On évite ainsi de parler de la manière dont la priorité accordée à la « stabilité des prix » (la lutte contre l’inflation) s’est traduite par une contraction fiscale et par la stagnation économique.

Mais l’élément des politiques macro-économiques qui a sans doute eu le plus d’impact sur la répartition des richesses est la politique des revenus. La compression des salaires a été une pièce maîtresse afin de contenir la demande agrégée et freiner ainsi ce que le capital financier considère comme la « menace de l’inflation ». Cependant, les études comme celle de l’OCDE ne contiennent aucune évocation sérieuse de cette question. Cela n’a pas de quoi nous surprendre : pour l’OCDE, ou pour la Banque Mondiale, la politique macro-économique et ses instruments actuels ne doivent jamais être discutés. Cela permet de reléguer au second plan l’analyse de la distribution des richesses entre la classe capitaliste et les travailleurs.

Les études qui situent l’explication principale de l’inégalité dans le changement technologique souffrent pourtant de nombreux défauts. Dans leur version la plus extrême (comme dans les travaux de Daron Acemoglu) on prétend trouver un processus de changement technique « dirigé ». Il y a plusieurs années, on avait abandonné - faute de bases théoriques – l’idée d’expliquer le changement technique par les variations dans les prix. Aujourd’hui ce projet est en train de renaître, en oubliant les vieilles critiques, afin d’expliquer que l’inégalité est le résultat d’un projet politiquement neutre.

Mais si l’on considère que la technologie est bel et bien liée à l’évolution de l’inégalité, alors nous devons tourner notre regard vers Marx. Le capitalisme est marqué par une tendance constante à augmenter la productivité. C’est la soif de plus-value qui stimule le capitalisme à innover constamment. Et cela n’a pas seulement un impact sur l’inégalité et la distribution des richesses. Cela a également de profondes conséquences macro-économiques qui sont à la racine de la crise globale actuelle.

Source : La Jornada, 8 mai 2013
http://www.jornada.unam.mx/2013/05/08/opinion/036a1eco
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera