Gauche radicale, réformisme et social-démocratie

Alex Callinicos, Daniel Guerra Sesma 17 octobre 2012

Les dernières élections communales ont à nouveau illustré la capacité de résistance de la social-démocratie en Belgique francophone. Présente à tous les niveaux de pouvoir, elle a connu un tassement électoral mais n’a nullement été sanctionnée, sauf exceptions locales, pour ses politiques d’austérité et de régression sociale. D’autre part, les forts bons résultats du PTB montrent qu’un espace, encore limité, existe à gauche de cette social-démocratie. Dans le premier article que nous reproduisons ci-dessous, Alex Callinicos tente de caractériser les partis de la gauche radicale aujourd’hui en Europe et leur rapport avec le réformisme et les partis sociaux-démocrates qu’on ne peut qualifier de pleinement « bourgeois ». Le second article aborde plus spécifiquement une série de raisons qui expliquent que, mis à part en Grèce avec l’écroulement du PASOK, la social-démocratie maintient toujours, malgré la crise, une importante capacité de résistance et de régénération. Cette capacité fait qu’il est difficile de spéculer aujourd’hui sur son écroulement à venir, du moins en tant que tendance généralisée ou uniforme en Europe. (Avanti4.be)

Le second souffle de la gauche radicale et la question du réformisme

Alex Callinicos

Nous assistons en Europe à un processus de polarisation sociale et politique dans laquelle la crise et l’austérité stimulent la résistance collective et la radicalisation politique ainsi que la croissance d’une droite fasciste et populiste. La réémergence de la gauche radicale est, de fait, un facteur nouveau de la situation présente et nécessite donc qu’on lui porte une attention spéciale. On parle de « Réémergence » parce qu’entre la fin des années 1990 et la moitié des années 2000 avaient surgit une série de formations de la gauche radicale disposées à défier le social-libéralisme de la social-démocratie dominante. Mais quand les mouvements d’opposition à la globalisation néolibérale et à la guerre contre le terrorisme ont commencé à s’affaiblir autour de 2005, bon nombre de ces formations ont subi des revers importants, qui étaient d’ailleurs souvent auto infligés.

Ces formations semblent aujourd’hui bénéficier d’un second souffle. Mais le processus n’est pas uniforme. Die Linke, qui occupait probablement ces dernières années la position la plus avancée dans la gauche radicale européenne, a connu un dur revers en perdant tous ses élus lors des élections dans le Land de Rhénanie Nord-Wesphalie à la fin du mois de mai. Rifondazione Comunista n’est plus qu’une force marginale en Italie à la suite de sa participation au désastreux gouvernement de centre-gauche de 2004-2006. Deux des plus anciennes de ces formations, le Bloc de Gauche au Portugal, et l’Alliance Rouge-Verte au Danemark, occupent toujours une place importante, bien que le Bloc ai perdu la moitié de sa représentation parlementaire aux élections législatives de 2011. En Grande-Bretagne, la surprenante victoire de George Galloway aux élections de Bradford West à la fin du mois de mars a remis en course avec fracas la coalition Respect.

Ceux qui se trouvent aujourd’hui dans le peloton de tête – le Front de Gauche et Syriza – s’ajustent à la nouvelle tendance générale. Il s’agit de deux coalitions dont les forces constitutives trouvent leur racine dans l’histoire complexe de la gauche de leurs pays respectifs. Le Front de Gauche rassemble le Parti Communiste Français (PCF) et le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon, une scission de gauche du PS, ainsi qu’une série de petits groupes d’extrême gauche et d’activistes des mouvements sociaux. La force dominante dans Syriza est Synaspismos, un parti qui regroupe la majeure partie des différents éléments issus de la tradition eurocommuniste en Grèce, à laquelle s’ajoute une grande variété d’organisations de l’extrême gauche maoïste et trotskyste.

Est-il possible de caractériser la politique menée par ces formations ? J’ai déjà tenté de le faire : « En simplifiant un peu les choses, il s’agit essentiellement d’une version ou d’une autre du réformisme de gauche… Il n’est pas surprenant que les partis réformistes de gauche s’affrontent à l’austérité. Ils remplissent le vide laissé par le déplacement vers la droite de la social-démocratie. Des partis comme le Labour ou le Parti socialiste français sont appelés aujourd’hui « sociaux-libéraux » pour leur défense du néolibéralisme.

Des figures comme Mélenchon en France ou Alexis Tsipras, leader de Syriza ou, au Royaume Uni, George Galloway, sont capables de toucher les électeurs traditionnels de la social-démocratie en répondant à leur rage dans le langage réformiste auquel ils étaient habitués. Ed Miliband et François Hollande tentent de profiler le discours de leurs partis afin de rétablir le contact avec cette rage, mais leur absence de volonté de rompre avec le social-libéralisme laisse un grand vide à leur gauche » (http://www.socialistworker.co.uk/art.php?id=28461 )

Cette caractérisation a été l’objet de certaines critiques qui affirment qu’elle ne permet pas de comprendre la nouveauté incarnée par ces formations et le rôle joué par la gauche révolutionnaire en leur sein. Au moment de comprendre la nature du réformisme, ces objections peuvent cacher une difficulté plus importante. Il est habituel à l’extrême gauche d’identifier le réformisme uniquement avec les principaux partis sociaux-démocrates et d’affirmer que leur capitulation face au néolibéralisme suppose leur transformation complète en formations politiques bourgeoises sans aucune connexion avec le mouvement ouvrier. Il s’agit là d’une double erreur.

En premier lieu, le réformisme ne peut être réduit à un ensemble spécifique de partis politiques. Il surgit d’une tendance structurelle des luttes des travailleurs à limiter celles-ci à l’exigence d’améliorations au sein du système existant. Cette tendance donne naissance à la bureaucratie syndicale, c’est-à-dire une couche spécifique de fonctionnaires à temps plein dont la fonction est de négocier, plus ou moins à contrecoeur, les conditions d’accommodement des travailleurs avec le capitalisme. L’influence de cette bureaucratie au sein du mouvement ouvrier renforce à son tour la tendance à autolimiter la lutte des classes sur le terrain de l’économie. Les partis sociaux-démocrates, quand à eux, sont nés en tant qu’expression politique de la bureaucratie syndicale. Mais la tendance sous-jacente peut exister même en l’absence de tels partis : le fait que le Parti démocrate soit un parti aussi ouvertement capitaliste que le Parti républicain ne signifie pas que le réformisme n’existe pas aux Etats-Unis : il subsiste de manière privilégiée dans la bureaucratie syndicale nord américaine, comme les expériences d’Occupy Wall Street et les défaites au Wisconsin l’ont mis en lumière.

En second lieu, les partis sociaux-libéraux n’ont pas encore rompus leurs liens avec le mouvement ouvrier. Ces liens se sont peut-être affaiblis, comme dans le cas du Parti socialiste français, ou dans celui du New Labour et d’autres du même genre, à la mesure que leur intégration dans un cadre politique bourgeois, sans cesse plus dominé par les grands médias et la finance, est plus prononcée. Mais ces liens existent encore et ils permettent à ces partis d’opérer des virages vers la gauche afin de reconstituer leur base sociale. De là la capacité du PS français, malgré son état apparemment moribond et corrompu, à vaincre Sarkozy et à obtenir une majorité présidentielle et législative pour la première fois depuis 1988. Le même phénomène s’est passé avec la victoire du Parti social-démocrate allemand (SPD), en alliance avec les Verts, aux élections de Rhénanie Nord-Wesphalie, alors qu’il y a deux ans il se trouvait sous la pression de Die Linke.

Mais, comme je l’ai déjà souligné, ces résurgences tardives de la social-démocratie ne réduisent pas pour autant l’espace pour la gauche radicale. Le développement du social-libéralisme est la raison essentielle de la capacité des nouveaux partis de la gauche radicale à attirer les électeurs de la classe ouvrière mécontentés par l’abandon de leurs traditions par les vieux partis. Dans de nombreux cas, les dirigeants de la gauche radicale sont parfaitement explicites quant à leur objectif. Galloway a infligé une défaite extraordinaire au Labour Party d’Ed Miliband en se présentant dans sa campagne comme un « Travailliste authentique ». Oskar Lafontaine, la figure la plus dynamique de Die Linke, a été parfaitement clair quand il a expliqué que son projet était de reconstruire une social-démocratie allemande plus à gauche, dans l’objectif éventuel de forcer le SPD à former une coalition selon les termes de Die Linke. Mélenchon a explicitement modelée sa stratégie sur celle de Die Linke. Ce qui signifie qu’il est beaucoup moins disposé à participer à une coalition dirigée par le PS que ne l’est le PCF, dont les élus municipaux dépendent dans une bonne mesure du soutien des socialistes. Mais cela est du au fait que Mélenchon mène un jeu à plus long terme que celui dont sont capables les bureaucrates du communisme français, et non parce qu’il aurait renoncé au réformisme.

Mais les nouveaux partis de la gauche radicale ne répètent pas mécaniquement le modèle avec lequel la social-démocratie classique s’était développé. Ils ne peuvent se permettre le luxe d’une accumulation graduelle et organique des forces, contrairement au Labour Party ou au SPD à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Leurs rapports avec la bureaucratie syndicale sont eux aussi très différent. Et les révolutionnaires organisés sont souvent capables de trouver un espace pour agir en leur sein, y compris parfois afin d’aider à fonder de nouvelles organisations de la gauche radicale. C’est le reflet d’une situation incertaine dans laquelle les politiciens réformistes trouvent parfois un intérêt à s’allier avec l’extrême gauche. C’est le cas de Lafontaine, ancien président du SPD et ex ministre des Finances allemand qui, à plus d’une reprise, à ouvertement soutenu la plus grande tendance d’extrême gauche dans Die Linke, « marx21 ».

Alex Callinicos est membre du Socialist Workers Party (SWP) et écrit régulièrement dans son hebdomadaire « Socialist Worker ». Il est professeur de Sciences politiques à l’Université de York. Ce texte, publié par Sin Permiso, est extrait d’un article plus long intitulé « The Second Coming of the Radical Left » et publié dans le dernier numéro de la revue « International Socialism ».

Limites et résistances de la social-démocratie européenne

Daniel Guerra Sesma

La crise économique globale a laissé sans voix la social-démocratie, qui a disparu en tant qu’alternative idéologique au néolibéralisme. Activement ou par omission, les partis sociaux démocrates actuels ne présentent aucun programme alternatif face aux partis du centre droite ni aux mesures imposées par les marchés et les élites de l’Union européenne. Depuis longtemps déjà, ils envisagent les bases du libéralisme économique comme quelque chose d’inexorable.

Aujourd’hui, le maximum qu’ils peuvent faire c’est de se limiter à sauvegarder les services publics de base les plus essentiels, sans remettre en question la nécessité de la construction économique européenne et l’austérité. Ce qui est bien peu, surtout si on le compare avec le programme d’origine de ces partis.

En réalité, la social-démocratie actuelle s’est convertie au libéralisme social du XIXe siècle. Les partis sociaux-démocrates devraient changer leur nom et admettre ainsi leur condition de nouveaux partis libéraux qui se préoccupent des conséquences sociales du capitalisme financier, mais qui ne prétendent pas le transformer, ni même le réformer en profondeur. Les déclarations sur la nécessité de réguler la finance ou sur l’économie sociale de marché ne constituent en rien le monopole de ces partis. Ce sont des principes qui sont assumés par presque toutes les autres formations politiques.

Ici entre en jeu également la relation entre la politique et l’économie, entre la démocratie et le marché : quel dirigeant de parti, quel chef politique va-t-il réellement réguler, contrôler ou superviser les grandes entreprises d’un pays alors que bon nombre d’entre eux travaillent directement pour elles après leur mandat ? Les partis et les dirigeants de la social-démocratie, comme les autres, n’échappent pas à ce conditionnement du pouvoir économique, tant sur le plan politique qu’individuel. De là leur bien faible crédibilité quand ils prétendent vouloir le réguler.

Cependant, le fait que la social-démocratie s’est volatilisée en tant qu’alternative au néolibéralisme ne signifie pas pour autant que les partis sociaux démocrates connaîtront le même sort en tant que force politique. Il est certain qu’ils se sont extrêmement institutionnalisés et qu’ils perdent une partie de leur base militante en faveur d’autres partis ou de formes d’activisme politique plus attrayantes aux yeux des citoyens engagés. Pour bon nombre de personnes, les différences entre ces partis et ceux du centre-droit relèvent de la nuance et non de leur nature puisqu’ils partagent avec eux un même type de fonctionnement élitiste et bien peu démocratique.

Malgré tout cela, au niveau électoral, et en dépit d’un contexte adverse, ils sont en train de gagner des élections dans certains pays (en France récemment) ou jouissent de pronostics favorables dans d’autres (Allemagne, Italie). Et cela essentiellement pour trois raisons : 1) parce qu’ils continuent à incarner la principale référence au centre-gauche ; 2) de par la nécessité de l’alternance politique dans les systèmes bipartistes et 3) parce qu’ils bénéficient d’une « marque » historique.

En premier lieu, dans la majorité des pays européens, il semble difficile que les partis situés à la gauche de la social-démocratie parviennent à dépasser cette dernière. Les conséquences politiques de la crise indiquent une tendance à la baisse du vote en faveur de la social-démocratie mais, paradoxalement, cela n’implique pas automatiquement un transfert de voix équivalent au profit d’autres partis de gauche. Ce transfert s’opère en faveur de l’abstention, des partis de centre-droit (plutôt voter pour l’original que pour la copie) ou en faveur des partis xénophobes.

A l’exception du dépassement du PASOK par Syriza en Grèce, ni Izquierda Unida en Espagne, ni le Bloc de Gauche au Portugal, ni le Front de Gauche en France, ni le puissant Die Linke en Allemagne ne représentent des menaces sérieuses pour les partis sociaux-démocrates de ces pays respectifs, et cela même dans le cas où ces formations amélioreraient encore leurs résultats. Dans le cas allemand, c’est le parti des Verts qui a principalement recueilli les fruits du recul électoral du SPD, comme ce fut le cas lors des dernières élections au Baden-Würtemberg.

En second lieu, le vote utile favorise les partis sociaux-démocrates au détriment des autres forces de gauche dans les systèmes bipartistes où l’on observe des transferts de votes importants entre le centre-droit et le centre-gauche. On y vote, basiquement, pour le parti qui a le plus de chances de se substituer à celui qui gouverne. Dans ce genre de cas, la social-démocratie dispose d’un avantage sur les autres partis de gauche dont les programmes correspondent plus aux aspirations de nombreux citoyens. Cependant, ces derniers décident de ne pas les soutenir car ils n’ont pas confiance dans leur chance de victoire. Paradoxalement, en pleine crise financière, les partis sociaux-démocrates démontrent toujours leur faiblesse face à ceux du centre-droit, mais ils sont pour le moment les seuls qui peuvent les vaincre dans les urnes. En outre, des motifs de politique interne, qui vont au-delà de l’identification idéologique, peuvent également contribuer à ce que la social-démocratie parvienne à se présenter comme la seule option crédible face à un parti de centre-droit frappé par l’usure du pouvoir (ce fut le cas avec Sarkozy).

En troisième lieu, les partis sociaux-démocrates bénéficient d’une « marque historique » de prestige, associée à une histoire de luttes et de résistances. Une marque qui s’identifie aux postulats traditionnels de la gauche, en dépit du fait que leurs politiques sont sans cesses plus libérales et que leurs dirigeants actuels ont bien peu de choses à voir avec cette histoire.

En conclusion, l’échec de l’idéologie social-démocrate n’implique pas nécessairement celui des partis qui prétendent l’incarner, car ils peuvent continuer à profiter de certaines opportunités électorales. Quoi qu’il en soit, l’espoir actuel de la social-démocratie européenne porte un nom : François Hollande. Par l’expectative d’une voie différente à celle d’Angela Merkel, parce qu’un président d’un pays aussi important que la France – avec des fonctions exécutives et élu par suffrage universel direct – peut disposer de plus d’indépendance, et par la nécessité d’une référence politique plus « cohérente » au milieu de tant de médiocrité.

Source : http://www.rebelion.org/noticia.php?id=153162&titular=límites-y-activos-de-la-socialdemocracia-europea-
Traduction pour Avanti4.be : Ataulfo Riera