Débat : Sortir de l’Euro ou pas ?

Daniel Albarracín, Kostas Kousiantas, Pantelis Afthinos, Zeta Melampianaki 14 septembre 2012

L’unification européenne capitaliste est, à dessein, profondément antidémocratique. Couplée à la mécanique infernale du système-euro (une monnaie unique forte), elle a fortement renforcé l’inégalité de développement entre les économies au sein de l’UE, essentiellement au détriment des pays du sud, qui ont connus une forte désindustrialisation depuis leur intégration dans la zone euro. La forme que prend la crise des dettes souveraines dans ces pays (Grèce, Espagne, Italie, Portugal) ne tombe donc pas du ciel. Quelles conséquences pour une stratégie anticapitaliste ? Faut-il sortir de l’Euro ou pas ? Si oui, comment ? Si non, quelle autre stratégie de rupture avec l’UE et ses institutions ? Deux points de vue avec Daniel Albarracin, économiste marxiste espagnol et des militants révolutionnaires grecs. (Avanti4.be)

La gauche grecque et la question de l’Union européenne. Sur la sortie de l’euro et le désengagement anticapitaliste de l’UE

Kostas Kousiantas, Pantelis Afthinos, Zeta Melampianaki

Depuis que le capitalisme grec est entré dans le tourbillon de la crise financière mondiale, et en particulier à partir de l’éclatement de la crise de la dette, les questions de l’Union européenne (UE) et de l’euro sont apparues parmi les plus importantes dans les débats au sein des forces de gauche et du mouvement ouvrier qui tentent d’élaborer des réponses politiques et sociales radicales face aux crises du système. Ces débats ont acquis une plus grande importance encore parmi les courants politiques et les forces qui veulent forger un projet politique révolutionnaire dans l’objectif d’une transformation socialiste de la société.

C’est un débat essentiel. L’adhésion à l’UE et à la zone euro constitue un choix stratégique des capitalistes grecs. C’est la voie concrète par laquelle le capitalisme grec s’est intégré dans la chaîne impérialiste globale. C’est le processus concret par lequel le capitalisme grec participe à la concurrence internationale et au partage de la plus-value et du profit. En conséquence, il ne peut y avoir aujourd’hui un programme et une réelle perspective révolutionnaire sans faire l’analyse des formes particulières que prennent la participation et le rôle du capitalisme grec dans la division capitaliste internationale du travail, et sans tenir compte de la nécessité de rompre avec cette participation.

C’est précisément sur ces choix stratégiques de la classe capitaliste que les blocs politiques et sociaux qui s’alternent au pouvoir gouvernemental se sont forgés et c’est à partir d’eux – désignés comme des soi-disant « objectifs nationaux » - qu’ils tentent de gagner l’allégeance et le consensus de la classe ouvrière. Il ne fait aucun doute que la participation à l’UE et à la zone euro est la nouvelle "Grande Idée" du capitalisme grec, au nom de laquelle ils appellent - surtout maintenant, en période de crise - les classes subalternes à subir les sacrifices terribles qui sont imposés au travers des Mémorandums et des Programmes de stabilité.

Cette insertion dans l’UE habilite le capitalisme grec à jouer un rôle de force périphérique - un sous-impérialisme local - dans les Balkans et dans la Méditerranée orientale. La participation à l’UE a fait du capital grec le supplétif des grandes puissances impérialistes européennes et des Etats-Unis dans leurs interventions dans les Balkans et en Europe orientale (un exemple de cela est le fait que l’expansion de Coca-Cola dans ces régions se fait par le biais de la société grecque « 3E »). Même aujourd’hui, en période de crise, c’est la Grèce qui a été choisie par la Chine comme base d’opération pour pénétrer les marchés européens. L’introduction de l’euro a enrichi la classe dirigeante grecque. Elle a obtenu, avec une telle monnaie forte et des taux d’intérêts bas, les capitaux nécessaires pour prendre part aux juteuses privatisations des secteurs publics dans les pays de l’Europe orientale. Cela a fait de la Grèce, au cours de la dernière décennie, un pays exportateur de capitaux.

Sans sa participation à l’UE et à la zone euro, la Grèce ne pourrait pas jouer un tel rôle dans la région. Les difficultés que rencontre le capitalisme turc pour jouer rôle similaire – puisqu’il est toujours exclu de l’UE – montre très clairement les raisons pour lesquelles la classe dirigeante grecque veut maintenir coûte que coûte son statut en tant que pays du noyau dur de la zone euro. Si la Grèce se retrouve forcée de quitter l’euro, les résultats seront destructeurs pour la classe dominante grecque. Elle perdra à la fois son rôle géopolitique stratégique, l’accès à des fonds importants et ses avantages importants dans son conflit avec le capitalisme turc.

En outre, elle perdra son arme la plus efficace dans sa volonté de dominer le prolétariat. Les institutions de l’UE sont les principaux organisateurs des attaques néolibérales sur tout le continent européen car elles permettent de mettre le poids combiné de toutes les classes dirigeantes européennes au service de chacune d’elle. L’exemple de la privatisation d’Olympic Airways, où l’Etat et le capitalisme grec ont systématiquement utilisés la pression de la Commission et de la Cour européenne dans le but de mettre en œuvre leur politique, illustre le rôle de ces institutions. L’euro lui-même est un instrument de subordination de la classe ouvrière et de dissolution des syndicats en les exposant à la concurrence du « libre marché » de la monnaie unique. Les combats qui ont marqué la lutte des classes en Grèce à partir de 2001 (la lutte contre la réforme néolibérale des retraites) jusqu’à aujourd’hui ont la même caractéristique : la volonté de la classe dominante de transférer le coût d’une monnaie forte - telle qu’est l’euro – sur le dos de la classe ouvrière. Le meilleur exemple en est probablement la demande permanente de la SEV (l’association des industriels grecs) que l’augmentation des salaires inscrits dans l’ESS (les accords salariaux annuels entre les syndicats et les capitalistes) soit déterminé par le taux d’inflation moyen de la zone euro et non par le taux d’inflation - beaucoup plus important - de la Grèce. Ce souhait a finalement été satisfait avec la capitulation honteuse de la GSEE (Confédération grecque des syndicats du secteur privé) en 2010.

La pire et la plus terrifiante des perspectives pour la classe dominante grecque est qu’une éventuelle sortie de l’UE de la Grèce pourrait également signifier le commencement de la fin pour cette Union elle-même. Dans les conditions actuelles, une sortie de la Grèce de l’UE pourrait provoquer une série d’événements déstabilisateurs, une tendance à d’autres sorties de l’euro qui seraient, très probablement, le signal d’un effondrement général. Le capitalisme grec se retrouverait sans le soutien de l’impérialisme international dans son offensive d’ensemble qu’il s’efforce de mener dans la région ; des intimidations contre la République de Macédoine voisine sur la question de son nom à la poursuite de sa nouvelle alliance avec l’État d’Israël dans la Méditerranée orientale ou encore dans son nouveau conflit avec le capitalisme turc autour du contrôle des ressources pétrolières de cette région.

Cela explique pourquoi, jusqu’à présent, les think tanks bourgeois n’ont pas produit de stratégie alternative sur la manière de maîtriser la crise en incluant le scénario d’une sortie de l’euro et d’un retour à la monnaie nationale, le drachme, afin de doter le capitalisme grec des instruments de mise en œuvre d’une politique de rechange. Une telle issue ne pourrait que priver les capitalistes grecs de tous les avantages décrits ci-dessus. Les seuls cas où les think tanks bourgeois seraient inévitablement forcés – même à contre-cœur – à penser à un retour au drachme seraient un effondrement complet de l’euro où le risque pour le capitalisme grec de perdre le contrôle du système bancaire.

Si le capitalisme grec se retrouve forcé de quitter l’euro et l’UE, cela provoquera une énorme crise systémique et une inévitable crise de gouvernance. Mais une sortie de l’UE ne peut représenter une avancée pour la classe ouvrière qu’à la seule condition qu’elle soit le résultat des actions d’un mouvement ouvrier luttant dans une perspective transitoire, pour des revendications qui remettent en question la propriété et la gestion capitalistes de l’économie. Sur cette base, le rapport de forces pourrait changer de façon décisive en faveur de la classe ouvrière au travers de la crise politique majeure qu’une telle issue produirait. La conscience des travailleurs un grand pas en avant vers son émancipation en brisant l’un des arguments les plus importants de la domination idéologique bourgeoise : celui du « paradis européen ». Le mouvement ouvrier européen doit se débarrasser du fardeau de la « voie unique européenne », surtout au regard de l’exemple grec.

Les « européistes » de la gauche grecque

Plusieurs courants de la gauche avancent une série de fausses objections contre la nécessité d’inclure la revendication de la sortie de l’euro et de l’UE dans un programme de transition actualisé.

A) La première et principale objection est liée à l’idée que l’Union européenne, en tant qu’institution supranationale, joue objectivement un rôle « progressiste » car elle serait en quelque sorte un dépassement de l’Etat bourgeois national.

Une première remarque préliminaire à ce sujet : le concept d’institutions supranationales bourgeoises qui pourraient faire contrepoids aux États nations est un reflet du cosmopolitisme bourgeois et non de l’internationalisme prolétarien. L’internationalisme prolétarien a été condensé dans des mots d’ordre tels que "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" ; "L’unité nationale est un piège, les prolétaires n’ont pas de patrie", "L’ennemi est dans notre propre pays" ; "La défaite de « notre » gouvernement dans une guerre est le moindre mal ". Ce sont des mots d’ordre internationalistes qui rompent avec le consensus national bourgeois pour promouvoir la solidarité des travailleurs. L’internationalisme n’a rien à voir avec la défense de l’ONU, de la Cour internationale de La Haye et d’autres institutions européennes bourgeoises.

La réponse à cette fausse approche de la nature de l’UE est résumée par un document important adopté par le 14e Congrès mondial de la Quatrième Internationale. Selon cette déclaration :

« Loin de répondre aux aspirations sociales et internationales des travailleurs, des femmes, des jeunes et des nationalités opprimées, l’Union européenne est l’expression régionale de la globalisation de l’économie mondiale. C’est un instrument des secteurs les plus puissants du grand capital pour la concurrence inter-impérialiste et pour une lutte tous azimuts contre la classe ouvrière européenne et le Tiers Monde. [1]

Cette analyse repose sur les thèses de Lénine sur l’importance et le rôle d’une possible unification de l’Europe (à son époque). Lénine écrivait en 1915 à propos du mot d’ordre sur les « États-Unis européens » : « Du point de vue des conditions économiques de l’impérialisme, c’est-à-dire des exportations de capitaux et du partage du monde par les puissances coloniales "avancées" et "civilisées", les États-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires. (...) Certes, des ententes provisoires sont possibles entre capitalistes et entre puissances. En ce sens, les États-Unis d’Europe sont également possibles, comme une entente de capitalistes européens ... dans quel but ? Dans le seul but d’étouffer en commun le socialisme en Europe, de protéger en commun les colonies accaparées contre le Japon et l’Amérique, extrêmement lésés dans l’actuel partage des colonies, et qui se sont renforcés au cours de ces cinquante dernières années infiniment plus vite que l’Europe monarchique et arriérée, laquelle déjà pourrit de vieillesse. Comparée aux États-Unis d’Amérique, l’Europe dans son ensemble signifie stagnation économique. Sur la base économique d’aujourd’hui, c’est-à-dire en régime capitaliste, les États-Unis d’Europe signifieraient l’organisation de la réaction en vue de contenir le développement plus rapide de l’Amérique. Les temps sont révolus où l’œuvre de la démocratie et celle du socialisme étaient liés uniquement à l’Europe. » [2]

Il suffit de jeter un regard superficiel sur l’UE pour comprendre qu’elle n’est en aucun cas un dépassement de l’Etat nation. En effet, elle reste au stade d’une union lâche d’Etats indépendants, au sein de laquelle les principaux outils des politiques bourgeoises (justice, armée, police, bureaucratie d’Etat et budget) sont toujours dans les mains des Etats nationaux. Il ne s’agit même pas d’une union ayant une économie cohérente puisque les niveaux de productivité, de concurrence et d’impact de la crise restent inégaux. Et, bien entendu, il n’existe toujours pas de classe capitaliste européenne au-dessus des Etats-nations.

En réalité, l’UE est une instance de coordination des classes capitalistes nationales dans leurs actions contre la classe ouvrière, contre leurs concurrents internationaux et contre les peuples d’autres pays. Des actions communes qui alimentent et sont alimentées par un processus parallèle de subversion de la démocratie parlementaire bourgeoise la plus élémentaire au niveau des Etats nationaux, étant donné que les décisions importantes concernant chaque Etat bourgeois sont prises dans les réunions du Conseil de l’UE, tandis que dans le même temps les institutions de l’UE sont utilisées comme un obstacle aux revendications des travailleurs. Dans ce sens, la construction de l’UE et de la zone euro est une stratégie nationale pour les capitalistes, et non pas une stratégie supranationale qui entre en conflit avec leurs solutions au niveau national.

L’UE n’est donc pas une construction « objectivement progressiste », elle est réactionnaire et doit être renversée, c’est à dire dissoute. En raison du fait que la lutte des classes s’effectue principalement au niveau national - pour les raisons que nous avons déjà décrites - et d’une manière inégale entre les différents mouvements des différents pays, la dissolution de l’Union européenne ne peut pas être un processus se déroulant de manière simultané dans toute l’Europe. Il passera d’abord au niveau national par la sortie de l’UE des pays où la lutte de la classe ouvrière mettra en déroute les politiques de la classe dominante, sapant ainsi les fondements de la fonction de l’État national bourgeois et provoquant une crise dans les institutions de l’UE.

B) Il existe une autre objection selon laquelle la revendication d’une sortie de l’UE n’est pas une revendication transitoire car elle peut être également adoptée par des forces politiques bourgeoises.

Théoriquement, cette position exprime la conception erronée selon laquelle les revendications transitoires ne peuvent jamais, par définition, être adoptées par un gouvernement bourgeois. Ce n’est pas exact. Un programme de transition inclus d’une manière unifiée et combinée plusieurs types de revendications. Il s’agit de revendications qui visent à un transfert effectif des richesses de la classe capitaliste aux travailleurs, des exigences qui pourraient être intégrées dans le système capitaliste « en général », mais qui dans le contexte actuel entrent directement en conflit avec les choix stratégiques de la classe dominante et provoquent un affaiblissement et une déstabilisation importante du système. Il s’agit de revendications qui contestent directement la propriété et la gestion capitalistes de l’économie dans son ensemble et qui sapent les fondements de l’Etat bourgeois. La mise en avant de ces exigences par le mouvement ouvrier implique le développement d’une dynamique anticapitaliste qui conduit les deux principales classes de la société à entrer dans un conflit qui pose la question du pouvoir.

Il existe donc des revendications qui, d’une manière générale, peuvent être intégrées dans le capitalisme, mais qui dans le contexte actuel vont à l’encontre des choix essentiels de la classe bourgeoise. La sortie de l’UE est une revendication transitoire cruciale dans la période actuelle, mais bien entendu sous la seule condition qu’elle soit intégrée dans un programme anticapitaliste plus large - c’est pourquoi nous parlons d’un « désengagement anticapitaliste de l’UE ».

Le fait que cette revendication est également avancée par des forces nationalistes ou d’une manière réformiste n’implique pas automatiquement qu’elle ne devrait pas être avancée par les internationalistes. Dans le même sens, l’exigence d’une sortie de l’OTAN a, pour les internationalistes, une dimension profondément anti-impérialiste et internationaliste, tandis que pour le Parti communiste grec et pour Synaspismos/SYRIZA, il s’agit principalement d’une demande en faveur d’une défense nationale plus efficace de la Grèce contre la Turquie. En outre, la sortie de l’OTAN pourrait également être une option pour la classe dirigeante grecque. Rappelons que K. Karamanlis voulait que le capitalisme grec sorte de l’aile militaire de l’OTAN en 1974, huit ans après que de Gaulle l’ait décidé pour la France. Aujourd’hui, dans ce dernier pays, Le Pen soutient également la sortie de l’UE et de l’OTAN. Ce genre de positionnement n’a pourtant pas empêché la gauche radicale et révolutionnaire française de mener campagne pour le « Non » à la Constitution européenne - alors que l’extrême droite se prononçait également en ce sens - ou d’exiger de quitter l’OTAN.

C) Dans la même logique, il y a également objection selon laquelle exiger la sortie de l’UE et de l’euro est une sorte de subordination de la stratégie révolutionnaire à la théorie réformiste « d’étapes » intermédiaires bourgeoises sur la voie au socialisme.

Comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, un programme de transition peut inclure des revendications qui peuvent être intégrées dans le capitalisme, c’est à dire qu’il peut inclure des éléments qui pourraient être présentes dans un programme réformiste de gauche « étapise ».

La différence est que le programme de transition lutte pour ces demandes en les articulant avec d’autres qui portent directement atteinte aux principes fondamentaux de la propriété et de l’Etat capitalistes et qui s’accompagnent – surtout - du mot d’ordre de contrôle des travailleurs.

Aucune revendication - même l’arrêt unilatéral du remboursement de la dette et l’annulation de cette dernière, avec laquelle l’OKDE est bien entendu d’accord – n’est pas, en soi et à elle seule en faveur des intérêts du peuple et de la classe ouvrière si elle n’est pas accompagnée par l’exigence du contrôle des travailleurs, si on ne sait pas qui va contrôler (pour nous : le prolétariat) ces mesures et qui va en subir les conséquences (les capitalistes).

C’est exactement avec cette même logique nous abordons la sortie de l’UE. Nous ne pouvons la concevoir que comme le résultat d’un mouvement qui lutte et qui impose un programme anticapitaliste contre « sa » classe dominante. En conséquence, nous le concevons comme une « rupture anticapitaliste », comme le résultat d’une lutte anticapitaliste plus générale et non comme une « étape nécessaire » qui devrait être atteinte avant que le mouvement ouvrier puisse lutter dans de meilleures conditions ou dans le cadre d’une situation « objectivement meilleure » pour la classe ouvrière.

C’est précisément parce que la sortie de l’UE doit être la conséquence d’une lutte anticapitaliste que nous ne saurions, par exemple, jamais apporter notre soutien à un gouvernement simplement parce qu’il conduirait la Grèce à sortir de l’UE tout en appliquant des politiques néolibérales afin de faire payer le coût d’un tel choix à la classe ouvrière.

Par contre, pour la gauche patriotique, pour qui la sortie de l’UE est conçue comme une étape stratégique, son soutient à un tel gouvernement constituerait un fâcheux dilemme. Un bon exemple de cela est le soutien que cette gauche patriotique apporte au gouvernement du Sud de la Chypre de Tassos Papadopoulos parce qu’il s’est opposé au Plan Anan dans le référendum qui a été organisé en 2004. Entraînée par la théorie selon laquelle le capitalisme grec serait entièrement subordonné aux pays impérialistes et aurait perdu sa souveraineté nationale, la gauche patriotique voit l’adhésion de la Grèce à l’UE comme une sorte de mise sous tutelle de la classe capitaliste grecque et non comme un outil décisif au mains de ces capitalistes grecs pour renforcer leur politique offensive dans la région. La gauche patriotique considère la sortie de l’UE comme une condition préalable pour un développement des luttes du mouvement ouvrier et non comme le résultat de ces luttes. Ainsi, à partir de ce point de vue, la sortie de l’UE représente une solution réformiste qui doit créer de meilleures conditions pour mener des politiques plus favorables à la classe ouvrière.

En réalité, les choses sont différentes. Nous ne pouvons pas avancer dans notre lutte pour la socialisation des banques, sans compensation et sous contrôle des travailleurs, tout en restant dans l’Union européenne. Il n’est pas possible d’avancer dans le contrôle des travailleurs sur le système monétaire et de crédit si au même moment la politique de taux de change et des taux d’intérêts sont définis par la Banque centrale européenne. Il ne peut pas y avoir de contrôle des travailleurs sur la monnaie en restant dans la zone euro. Il n’y a aucune chance de voir un gouvernement de partis ouvriers qui applique un programme anticapitaliste, ni un gouvernement révolutionnaire des comités des travailleurs, tout en restant dans les carcans des programmes de stabilité, des traités de Maastricht et de Lisbonne. Il est évident qu’une rupture avec ces traités fondamentaux de l’UE signifie nécessairement une sortie de cette Union.

De tout ce qui précède, il est clair qu’un programme d’expropriations contre la classe capitaliste et un programme de contrôle des travailleurs ne sont pas possibles dans le cadre de l’UE et de la zone euro. Toute avancée en direction d’un tel programme permettra de créer les conditions pour la sortie de ces institutions. C’est pour cette raison qu’un programme anticapitaliste contemporain doit inclure d’une manière claire la sortie de la zone euro en tant que revendication étroitement liée à celle du contrôle des travailleurs sur l’économie.

D) Certains secteurs argumentent qu’il serait préférable que ce soit l’UE elle-même qui fasse le choix d’expulser un pays plutôt que de mettre en avant un tel mot d’ordre.

Mais pourquoi un gouvernement de partis ouvriers qui met en œuvre un programme anticapitaliste ou un gouvernement révolutionnaire des comités de travailleurs tolérerait l’humiliation d’être exclu par des impérialistes ?

On ne peut le concevoir que dans le seul cas où ce choix d’une sortie de l’UE de sa propre initiative impliquerait que ce gouvernement se place en confrontation avec le mouvement ouvrier du reste de l’Europe. Mais ce ne sera sans doute jamais le cas car l’UE est dans un processus de délégitimation rapide aux yeux des travailleurs européens. Le soutient envers l’euro et l’UE est en baisse constante tandis que les luttes contre les mesures dictées par les traités européens augmentent sans cesse.

Dans ces conditions, si un gouvernement ouvrier ne prend pas l’initiative de sortir de l’UE et se laisse expulser par les capitalistes, cela revient à légitimer l’UE en tant qu’institution (et dans les fait, c’est comme si ce gouvernent demandait à l’UE de le maintenir dans l’Union alors que les capitalistes veulent l’expulser), ce qui constituerait un coup irréparable contre le mouvement ouvrier européen.

Notre objectif : La dissolution de l’Union européenne

L’objectif du mouvement ouvrier européen et grec devrait être la dissolution de l’Union européenne. Les crises structurelles profondes que traverse le capitalisme illustrent l’incapacité de ce dernier à unifier harmonieusement les peuples d’Europe et brisent les illusions réformistes selon lesquelles les capitalismes européens pourraient sereinement surmonter leur concurrence et unifier le continent européen. Tout cela confirme les thèses marxistes révolutionnaires selon lesquelles l’unification de l’Europe ne peut être obtenue qu’au travers d’une révolution socialiste qui brise l’UE et démantèle les Etats bourgeois.

Le mot d’ordre stratégique pour l’Europe doit être « NON à l’Europe du capital, de la guerre, du racisme et de la répression - OUI à l’Europe des travailleurs et des mouvements sociaux » ; c’est le mot d’ordre des « États-Unis socialistes d’Europe ».

La concrétisation de ces mots d’ordre ne peut pas passer par la réforme de l’UE, mais seulement par sa dissolution et par la construction d’une nouvelle union, basée sur des institutions de démocratie directe qui pourraient surgir dans la lutte contre les programmes néo-libéraux promus par l’UE et la zone euro.

Nous affirmons résolument la nécessité stratégique de développer des liens étroits et organiques entre les travailleurs et les mouvements sociaux en Europe, car aucune victoire contre le néolibéralisme ne peut être durable - même dans les pays en dehors de l’UE - sans l’extension de cette victoire dans le reste de l’Europe. Nous savons qu’une telle extension victorieuse ne peut être viable sans l’extension d’une révolution dans tout le continent.

Mais, en tous les cas, nous devons préciser les mesures qui conduiraient à une telle dissolution de l’Union européenne. Puisque l’arme principale des capitalistes pour la mise en œuvre de leurs attaques contre la classe ouvrière demeure l’Etat national et que la lutte des classes se développe principalement au niveau national, un programme anticapitaliste doit préciser à ce niveau là la revendication qui mènera à cette dissolution de l’UE. Et, puisque l’UE n’est pas un Etat unique supranational, mais une union d’États, la manière dont elle pourra être dissoute ne peut être que par le biais de la sortie de ses membres.

Les revendications en faveur de la désobéissance et de la rupture avec l’UE, du désengagement anticapitaliste et l’appel simultané aux mouvements sociaux européens pour une action commune visant à la dissolution de l’Union européenne sont autant d’applications concrètes au contexte politique actuel de la Grèce.

Il est temps que la gauche grecque évalue à sa justesse la place de cette question politique. Non comme une « étape » afin que le peuple grec se débarrasse de sa « dépendance », ni comme une voie garantissant le développement de la production capitaliste et offrant ainsi de meilleures conditions aux mouvement ouvrier, mais comme la conséquence logique de la lutte anticapitaliste pour la transformation et pour le contrôle des travailleurs sur l’économie et la société.

Pantelis Afthinos, Kostas Kousiantas et Zeta Melampianaki sont membres de l’OKDE-Spartakos, section grecque de la Quatrième Intenationale.

Notes :

[1] http://www.internationalviewpoint.org/spip.php?article149
[2] Lénine « A propos du mot d’ordre pour les Etats-Unis d’Europe ».
http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/08/vil19150823.htm

Article original publié en anglais en janvier 2012 sur International Viewpoint. Traduction : Ataulfo Riera et Sylvia Nerina.

Une stratégie pour rompre avec l’Europe du capital et avancer vers un autre modèle supranational solidaire

Daniel Albarracín *

Synthèse de quelques-unes des interprétations économico-politiques émanant de la gauche dans la période récente. Esquisse d’une orientation débarrassée des carcans que nous imposent le modèle de l’Union européenne et sa gestion politique oligarchique.

Le gouvernement espagnol devrait prochainement, à travers un accord avec le Parti populaire (PP), poser la question, inédite depuis l’entrée dans l’Union européenne, de réformer la Constitution pour y inclure la stabilité budgétaire, en durcissant encore plus les critères du Pacte pour l’euro (1).

Le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), aujourd’hui au gouvernement, et le PP, qui devrait vraisemblablement accéder au pouvoir lors des élections de novembre, se posent à nouveau en champions exemplaires de la rigueur, et affichent une posture de soumission aux critères de l’oligarchie financière et aux exigences des gouvernements Merkel et Sarkozy.

Le refus d’une consultation par référendum et le choix de faire approuver cette réforme par un parlement non représentatif — au terme d’une législature moribonde et à l’initiative d’un gouvernement déboussolé — illustrent encore une fois la soumission des institutions politiques aux exigences du pouvoir économique européen. Tout cela confirme ce que de plus en plus de gens comprennent : « ils appellent cela une démocratie mais ce n’en est pas une ». La réponse de la société prend la forme d’une vaste protestation : une partie croissante de la population exprime son indignation, et même des couches sociales jusque-là désarmées expriment leur rejet.

Il faut maintenant que cette rage puisse se projeter vers des perspectives d’émancipation et d’alternatives solidaires. Pour esquisser ces nouveaux horizons, il faut explorer de nouveaux chemins qui nous fassent sortir du bourbier où nous enfoncent les politiques européennes en vigueur. Dans ce qui suit, nous allons tenter de synthétiser quelques-unes des interprétations économico-politiques émanant de la gauche dans la période récente. Nous chercherons ainsi à esquisser une orientation débarrassée des carcans que nous imposent le modèle de l’Union européenne et sa gestion politique oligarchique.

Le modèle de l’Union européenne et la course à l’abîme à sa périphérie

Différents auteurs comme Costas Lapavitsas (2) ou Pedro Montes (3) ont établi un diagnostic du modèle européen actuel, dont ils soulignent les effets. La mise en place de ce modèle remonte au moins au traité de Maastricht, auquel ont succédé de nombreux autres : Amsterdam, Lisbonne, Pacte pour l’euro, etc.

Le modèle de l’Union européenne a promu et institutionnalisé la liberté de circulation des capitaux et des marchandises à l’intérieur du marché unique et une politique monétaire au service des pays du Centre. Mais on n’a pas pris en compte l’hétérogénéité entre pays qui fait que les mêmes politiques n’ont pas les mêmes effets. Et on n’a pas non plus mis en place les contrepoids et les éléments de solidarité qui auraient été nécessaires pour compenser les profonds déséquilibres propres à l’économie de marché : on n’a prévu aucun transfert en faveur des régions les plus dépendantes ou à faible productivité ; on n’a conçu ni projets de convergence réelle ni programmes d’investissements communs ; et, enfin, on s’en est tenu à un budget public ridicule, incapable de corriger les tendances divergentes qu’engendre un tel modèle. La dépendance structurelle, l’oligopole exercé en pratique par les capitaux et les économies du centre, et l’écart entre centre et périphérie, semblent échapper à tout contrôle.

L’existence de la monnaie unique, avec un taux d’intérêt unique pour des pays disposant de capacités de production de taille et d’efficacité très différentes, une chaîne de valeur et de rentabilité dominée dans ses segments stratégiques par les principaux pays (Allemagne, France, Royaume-Uni, etc.) et qui reproduit cette hiérarchie, des inflations structurellement divergentes, tels sont les facteurs qui conduisent à un déséquilibre permanent des balances des paiements.

Les besoins de financement des pays périphériques deviennent chroniques et transforment les pays du centre en créanciers, ce qui leur permet de capter progressivement une part croissante de la richesse des pays les plus vulnérables économiquement, avec la complicité des capitaux oligarchiques locaux qui peuvent tirer profit de cette configuration.

L’Union européenne tourne ainsi le dos à la perspective de politiques solidaires, fondées sur un système fiscal harmonisé, progressif et privilégiant les impôts directs, et sur un budget public bien supérieur à son montant actuel (qui ne dépasse pas 1,2 % du PIB). Elle refuse la convergence vers le haut des modèles sociaux, la mise en place d’un système de compensation et de solidarité sociale et territoriale pour contrer les tendances inégalitaires du capitalisme, ou encore un plan coordonné de relance donnant la priorité à des investissements socialement et écologiquement utiles.

L’Union européenne a au contraire fait le choix d’avantager les grandes banques et les grands groupes de l’industrie et de l’énergie, en sacrifiant les hommes et les femmes, en détruisant une partie du tissu industriel le moins rentable, ou en délocalisant vers les pays émergents et ceux du Sud.

Avec ses plans de sauvetage inscrits dans le cadre général du Pacte pour l’euro, l’Europe conduit la zone euro à l’abîme. Sa politique d’austérité engendre une spirale récessive, en particulier dans les pays de la périphérie auxquels elle impose des conditions draconiennes. Si la Grèce est maintenant en première ligne, d’autres pays suivront.

Les exigences de ce modèle de concurrence créent un carcan qui réduit les marges de manœuvre des politiques budgétaires et fait de la « dévaluation fiscale » la principale variable d’ajustement, qui passe par la réduction des dépenses publiques et la dégradation permanente des conditions de travail.

Cette politique de récession qui socialise les pertes pour sauver le capital est caractéristique de la logique intrinsèquement perverse de ce modèle. La priorité est donnée à l’assainissement du capital financier privé, comme le montrent les sauvetages successifs et la politique de la BCE. Cette dernière prête de l’argent au capital financier à 1 %, mais elle s’interdit de prêter directement aux États ou d’acheter des titres de la dette publique — sauf dans des situations désespérées et seulement sur le marché secondaire — alors même que les banques souscrivent aux titres publics à des taux nettement plus élevés (plus de 4 %). Ces mécanismes conduisent à une raréfaction du crédit pour l’investissement et la consommation qui s’explique aussi par la dégradation des anticipations de croissance et de rentabilité dans de nombreux secteurs saturés.

La situation est aggravée par le chantage permanent des agences de notation, qui permet au capital financier de faire pression sur la gestion de la dette publique par les États. Dans un contexte d’endettement massif et de surproduction, les capitaux financiers prennent la dette publique pour cible et exigent des pouvoirs publics la mise en œuvre de politiques visant à faire payer leur crise par les citoyens et les travailleurs de manière à réduire leur propre insolvabilité.

Le grand capital industriel ne se contente pas d’alimenter la logique de financiarisation : il met à profit la quasi-stagnation de l’économie pour renforcer ses positions oligopolistiques dans les secteurs de biens et services de base (énergie, alimentation, assurances, santé, sécurité, etc.). Il réussit ainsi à se protéger de la crise au détriment des conditions de vie de la population, en dénigrant le secteur public et en s’appropriant les secteurs privatisés par l’État.

La sortie de l’euro : le choix et le scénario

Des auteurs comme Lapavitsas et Montes, déjà cités, considèrent qu’il n’y a pas d’autre solution qu’une sortie unilatérale de l’euro pour la Grèce et l’Espagne, ou pour d’autres pays qui se trouveraient dans une situation comparable.

Cette voie permettrait, selon leurs analyses, de rétablir la souveraineté sur la politique monétaire et de sortir plus facilement d’une spirale infernale. Le mécanisme central qu’ils proposent consiste à reprendre le contrôle de la fiscalité, des investissements publics et des dépenses sociales à partir de la dévaluation de la nouvelle monnaie. Une dévaluation relancerait les exportations et l’activité économique, et romprait avec la logique qui condamne les pays européens les plus fragiles à une régression permanente. Ces pays pourraient utiliser leur taux de change pour faire face à la concurrence et se disputer les parts de marché, au lieu, comme c’est le cas aujourd’hui, de fonder leur compétitivité sur les baisses des salaires.

Cette ligne d’interprétation, à notre avis, laisse beaucoup de questions essentielles sans réponse.

Même avec une nouvelle monnaie, la dette, aussi bien publique que privée, continuera à être libellée en euros. La dévaluation ne conduirait pas seulement à une forte dégradation du pouvoir d’achat (à cause de l’augmentation des prix des importations) mais aussi à une aggravation des conditions d’endettement, puisque la valeur de la dette augmenterait. Que faudra-t-il faire de la dette dans ces conditions ? Et comment réagirait la population à une perte de pouvoir d’achat, qui pourrait baisser de moitié ? Il n’est pas certain que l’on arrive à un tel taux et on peut imaginer qu’il reste supportable. Mais il est nécessaire de prévoir une telle situation, d’autant plus que la population a déjà vu baisser son pouvoir d’achat. Dans tous les cas, cette option ne serait pas tenable sans un soutien social de la population à de tels sacrifices.

On peut se demander aussi si les pays européens qui ne sont pas dans l’euro résistent mieux à la crise. Même s’il faut nuancer le propos, le constat est qu’aucun de ces pays n’y échappe. Certains pays d’Europe de l’Est sont particulièrement frappés, si l’on prend comme point de comparaison le Royaume-Uni ou évidemment la Suisse, qui sert aujourd’hui de refuge et même de paradis fiscal. En tout état de cause, il apparaît que le fait d’être en dehors de la zone euro n’est en aucun cas une recette magique.

La sortie de l’euro nécessite d’envisager un scénario défavorable et on ne peut donc ignorer la question de savoir comment y faire face. Et cela est vrai qu’il s’agisse d’une sortie délibérée ou d’une expulsion de la zone euro. La sortie de l’euro conduirait à une baisse significative du pouvoir d’achat de la population. Certes cette dégradation aurait eu lieu de toute manière au sein de la zone euro, compte tenu des politiques néolibérales qui y sont menées, mais il est bien possible qu’elle soit encore plus rapide à l’extérieur. Et ce scénario comporterait certainement des fuites de capital.

Claudio Katz (3) est en train de travailler sur l’expérience de l’Argentine. En 2001, elle a cessé de payer 48 % de la dette publique, contractée avec une parité dollar peso analogue à la situation de la Grèce aujourd’hui. Son analyse est riche d’enseignements. Il rappelle que le défaut partiel n’a pas résulté d’un choix mais de l’épuisement des fonds, ce qui suggère que l’on a intérêt à prendre ce type de décision le plus tôt possible. Katz montre aussi que ce choix a favorisé la reprise économique (4). Certes cette reprise a eu un coût social important, avec la montée du chômage, de la pauvreté et de la famine. Cette analyse conduit à réfléchir sur les mesures permettant de réduire ce coût social. La mesure clé est un contrôle rigoureux des mouvements de capitaux pour empêcher leur évasion, sans oublier une forme de protectionnisme commercial transitoire. Et il va sans dire qu’il faut une politique de redistribution et d’importants investissements publics pour enclencher une reprise économique autocentrée.

Tout cela ne suffit pas à garantir qu’un pays isolé pourrait sortir indemne de l’euro. Il faut examiner la place que son économie occuperait dans la division internationale du travail, sur quels marchés il commercerait et à quelles sources de financement il aurait accès. Rester dans l’euro n’est donc pas une orientation qu’il faudrait suivre à tout prix. Mais ce n’est pas la seule question qu’il faut se poser, ni même la première. Il est essentiel d’anticiper les problèmes ultérieurs.

Une stratégie de réforme de l’Union européenne

Michel Husson (5) et Özlem Onaram (6) ont, entre autres, soutenu que la sortie de l’euro ne devrait pas être la question préalable, même s’ils sont bien conscients de la situation désespérée dans laquelle se trouve la Grèce, et qu’elle risque de s’étendre à d’autres pays de la périphérie européenne.

Bien sûr, l’euro démultiplie l’impact des principes sur lesquels l’Union européenne s’est construite. Ce sont ces principes fondateurs qui doivent être remis en cause au profit d’une orientation radicalement différente. Ce n’est pas l’euro lui-même qui provoque la crise, il n’est qu’un facteur de transmission. La question fondamentale n’est pas de sortir ni de rester quelles que soient les circonstances. De leur point de vue, l’objectif est de réorienter l’Union européenne et, si cela se révèle impossible, de se mettre à l’abri de ses politiques, en désobéissant aux préceptes libéraux au nom d’une autre Europe.

Il serait naïf d’attendre une réforme spontanée de l’Union européenne. Rester dans la zone permet de mettre l’économie à l’abri des attaques spéculatives sur la monnaie et ne s’oppose en rien à une stratégie de désobéissance à l’égard des règles néolibérales imposées par les Traités. Il faudrait opposer aux contraintes pesant sur les salaires et les politiques publiques, des mesures monétaires et fiscales expansionnistes visant au soutien des investissements et services publics et des politiques sociales.

Cette désobéissance pourrait s’étendre à d’autres pays, grâce des initiatives audacieuses et exemplaires. Ce mouvement pourrait servir de moyen de pression pour une refondation de l’Union européenne, qui constitue un espace économique de très grande taille disposant de marges de manœuvre importantes pour se soustraire aux pires tendances de la mondialisation capitaliste.

Cette stratégie a l’avantage de ne pas postuler une synchronisation parfaite entre les pratiques politiques des pays européens désobéissants, mais, à notre avis, il faut aller plus loin : il serait encore plus efficace de proposer des initiatives volontaristes de coopération et de partenariat supranationaux. Si cette option prenait forme, elle s’exposerait vraisemblablement à des sanctions et à des mesures d’isolement politique, qui pourraient finalement conduire à l’expulsion. Et si tel est le cas, il faut là aussi prévoir la suite.

Autrement dit, toute orientation de gauche ne gagnera une base sociale solide que dans le cadre d’une coopération solidaire entre plusieurs pays, capable de faire front aux tentatives d’isolement financier et commercial. Il faut en effet une taille minimale pour enclencher un développement endogène, dont la viabilité et la légitimité doivent reposer sur une juste répartition des richesses et sur une participation citoyenne et radicalement démocratique à sa conception.

Une stratégie volontariste pour construire un espace économique commun supranational

Refuser les orientations néolibérales de l’Union européenne et avancer vers un autre modèle en invitant les autres à s’y joindre : voilà, à notre sens, un plan d’action nécessaire et faisable, que ce soit à l’intérieur ou l’extérieur de la zone euro ou de l’Union européenne. C’est le rôle de la gauche, au gouvernement ou dans la rue, de peser sur les politiques pays par pays, afin d’enclencher le changement.

Dès que l’on pourra compter sur plusieurs gouvernements décidés à désobéir à l’Europe néolibérale, il faudra immédiatement compléter les politiques de redistribution et d’investissement par des politiques de coopération internationale. Elles devront viser en premier lieu à assurer la complémentarité en matière de commerce et de financement, et à réaliser des investissements communs. Mais cette étape devra être immédiatement suivie par une intégration des institutions économiques afin de constituer un espace toujours ouvert sur le monde mais qui renforcerait ses liens internes et les soutiens mutuels entre les pays ayant choisi cette voie alternative.

Il ne faut pas attendre un changement d’ensemble de l’Union européenne qui est peu probable — même s’il ne faut pas écarter absolument cette possibilité — ni une inflexion commune à tous les pays. C’est d’autant plus vrai que la plupart des pays, sinon tous, sont soumis à des gouvernements bourgeois au service du capital financier et des grands groupes privés. À partir du moment où un État, une nationalité ou une région se risquerait à engager une politique de solidarité, de coopération et de convergence, il n’y aurait aucune raison de différer un projet d’intégration avec ceux qui suivraient la même voie.

Avant même d’envisager une « nouvelle monnaie commune », les premières mesures d’intégration devraient porter sur les investissements communs, les échanges coopératifs préférentiels, la redistribution des richesses et l’harmonisation en matière de fiscalité, de conditions de travail, de politiques sociales, d’infrastructures, de services publics, d’énergie et d’agriculture.

Il faudra aussi mettre en place une politique financière solidaire de protection contre l’évasion fiscale ou les attaques des hedge funds. La condition préalable est la formation d’une banque publique par l’expropriation des banques, responsables et bénéficiaires de la crise, qui pourrait se transformer en banque centrale. Celle-ci serait l’instrument politique d’une solide régulation du système financier et d’une politique monétaire qui serait plus expansive que celle d’autres zones monétaires, tout en mettant un frein à l’hypertrophie financière et à l’endettement massif de l’économie.

Nous devrions en outre nous garder des stéréotypes de l’eurocentrisme. Ce nouveau club devrait être ouvert à tout pays qui en partage les critères, quel que soit le continent auquel il appartient. Il devrait par exemple pouvoir accepter des pays de l’Est, du Maghreb ou d’Asie.

Pour résumer, on ne peut en rester à une posture de refus ou à des mesures à l’échelle nationale. Il faut concevoir un projet volontariste, supranational et solidaire, ouvert à quiconque en partage les objectifs : le seul critère est la volonté partagée de pratiques solidaires communes.

L’audit citoyen sur les dettes : un outil de mobilisation populaire

Il faut se battre pour une autre Europe, ou tout autre cadre supranational fondé sur un ensemble de politiques de redistribution, de solidarité et d’intégration, afin de faire payer leur crise aux capitalistes. La lutte doit viser à l’instauration d’un modèle économique internationaliste, où la finance ne pourrait plus faire chanter les gouvernements et les parlements en manipulant les institutions européennes.

Mais, face au tournant à droite en Europe et à la mainmise de l’oligarchie financière sur les institutions européennes, il convient de trouver un espace permettant d’ouvrir une brèche en faveur de politiques progressistes de rupture. Or, cet espace ne peut être construit que d’en bas, en s’appuyant sur le mouvement ouvrier et social.

Une campagne pour un audit citoyen des dettes pourrait y contribuer, à condition de lui donner un caractère participatif, ouvert et pédagogique, pour que les citoyens puissent disposer de l’information et d’une analyse des problèmes de fonds. Suivant en cela l’expérience réussie de l’Équateur (7), cet audit devrait clarifier plusieurs questions : Qui sont les créanciers ? Quel est le poids des dettes publique et privée ? Dans quelles conditions la dette a-t-elle été contractée ? À quoi a-t-elle été utilisée ? Quelles sont les conditions de paiement et les échéances ? Et finalement : la dette est-elle légitime ?

Cette campagne cherchera à obtenir la transparence dans les comptes et à prendre la mesure de la situation, en s’intéressant au principal fardeau qui pèse aujourd’hui sur l’économie et la société : un endettement massif, surtout privé.

Cet exercice pédagogique permettrait à la majorité de la société de comprendre pourquoi les dettes sont l’obstacle majeur à toute sortie de crise, mais aussi de mettre en lumière toutes les solutions possibles. Il permettrait d’éclairer les choix qui ont conduit à préférer le recours à l’endettement public plutôt qu’un financement reposant sur une fiscalité équitable des revenus du capital. On pourrait alors constater qu’une bonne partie des créanciers a bénéficié de multiples privilèges et avantages. On verrait comment cette politique monétaire, particulièrement défavorable pour les pays périphériques, a conduit à une politique financière totalement laxiste et irresponsable, dans un contexte de politiques délibérées de dérégulation. Cette politique financière avait choisi de soutenir la demande par l’endettement et non par les salaires, les services publics et l’investissement ; elle distribuait les prêts et les crédits en les assortissant de garanties qui faisaient retomber tous les risques sur les emprunteurs.

La lutte des classes prend aujourd’hui une forme singulière : créanciers contre emprunteurs. Si l’on veut faire payer la crise aux capitalistes, il faut déterminer comment les créanciers vont y faire face et imposer les restructurations nécessaires pour qu’ils soient désignés comme les responsables de cette crise de surproduction hyperfinanciarisée.

Il en découle une première idée-force : l’exigence d’annulation d’une bonne partie des dettes, et d’abord de la dette publique odieuse, ou employée à des fins illégitimes. En ce qui concerne la dette privée, une régulation rigoureuse doit imputer les pertes à proportion de la responsabilité de chaque intervenant, ce qui implique que les grandes banques devront assumer la majeure partie du coût. Cette rubrique comprend les rapports d’endettement entre secteurs public et privé ou entre entreprises, qui devraient en général être résorbés de manière asymétrique pour compenser les abus de monopole.

Dans le secteur hypothécaire, la revendication sur la dation en paiement (8) ne suffit pas. Elle doit être complétée par un dispositif de contrôle sur les logements vides, par l’expropriation des logements mal entretenus ou inadaptés à un modèle urbain écologiquement soutenable, ainsi que la création d’un parc public de logements locatifs. Il faut instituer un droit universel à l’accès au logement avec des loyers ajustés aux ressources disponibles.

Nous sommes convaincus qu’un autre monde est possible, et qu’il faut bien commencer quelque part pour le construire. La proposition d’audit citoyen sur les dettes pourrait être un bon point de départ même si, bien sûr, ce chemin comporte des obstacles majeurs et des conflits. Mais si on ne commence pas à avancer, le scénario risque d’être encore plus terrible, si tant est que ce soit possible.

Août 2011


Daniel Albarracín, économiste auprès des Commissions ouvrières (CCOO) et chercheur auprès de la Fundación 1° de Mayo, enseigne à l’Université Carlos III de Madrid. Cet article a été publié d’abord sous le titre « Una estrategia para romper la Europa del Capital y encaminarse hacia otro modelo solidario supranacional », sur le site web de la revue Viento Sur, 4 septembre 2011.

Traduit par Michel Husson.

Notes

1. La réforme de l’article 135 de la Constitution de l’État espagnol, qui y introduit la notion d’une limite du déficit de l’État et des Communautés autonomes ne pouvant dépasser les marges établies par l’Union européenne pour ses États membres, a été adoptée depuis l’écriture de cet article, par le Congrès le 2 septembre 2011 ainsi que par le Sénat le 7 septembre et promulguée par le roi le 27 septembre 2011.
2. Costas Lapavitsas, « Euro exit strategy crucial for Greeks », The Guardian, 21 juin 2011,
3. Pedro Montes, « ¿soluciones a la crisis ? » 26 juin 2011,
4. Claudio Katz, Grecia 2010, Argentina 2001, Octobre 2010,
5. Le fait que l’Argentine dispose d’importantes ressources naturelles exportables (notamment le soja et la viande de bœuf) a aidé, de même que l’influence qu’elle pouvait avoir sur son environnement. La perte de valeur de la dette sur le marché a également contribué à réduire le montant des remboursements ultérieurs.
6. Michel Husson, « Une crise sans fond » et « Euro : en sortir ou pas », Inprecor n°575/576, juillet-septembre 2011, www.inprecor.fr/article-inprecor?id=1205 ; « Une stratégie européenne pour la gauche », Socialist Resistance, décembre 2010, http://hussonet.free.fr/srmh10f.pdf
7. Özlem Onaran, « An internationalist transitional program towards an anti-capitalist Europe. A reply to Costas Lapavitsas », International Viewpoint n°435, April 2011 http://internationalviewpoint.org/spip.php?article2096
8. voir le récit d’Éric Toussaint : « Il faut annuler les dettes illégitimes », le Courrier, 3 août 2011, http://www.lecourrier.ch/eric_toussaint_il_faut_annuler_les_dettes_illegitimes?page=2
9. La dation en paiement (dación en pago en espagnol) est un dispositif juridique qui permet d’annuler une dette par restitution du logement