16 juin 2014
Les mouvements populaires de masse qui, ces dernières années, ont provoqué la chute des régimes établis dans plusieurs pays du monde arabe et en Ukraine relancent le débat sur de nombreuses questions théoriques. Peut-on parler de révolutions dans ces pays ? Et si oui, de quel type ? Ces pays étaient-ils des « maillons faibles » de l’ordre international et pourquoi ? Comment comprendre la présence parfois importante de courants islamistes, d’une part, et fascistes d’autre part, dans ces mobilisations populaires – et la faiblesse de la gauche ? L’historien et sociologue marxiste écossais Neil Davidson a été interviewé récemment par une revue ukrainienne sur ces questions. (Avanti4.be)
Comment pouvez-vous décrire le renversement du régime de Viktor Ianoukovitch en Ukraine avec les concepts de la théorie sociale matérialiste historique ?
Le processus révolutionnaire en Ukraine n’est pas encore terminé et, d’une certaine manière, la façon dont nous définissons les "révolutions" dépend de leurs résultats finaux. Mais la notion de "révolution politique" semble être celle qui permet de décrire avec le plus de précision le résultat probable à court terme. J’entends par là une révolution qui ne change pas fondamentalement la nature de la société, le mode de production.
En d’autres termes, ce n’est pas une "révolution sociale", mais elle fait changer le personnel et peut-être la nature même du régime. Une autre façon de voir les choses serait de dire que les révolutions politiques se produisent au sein de l’État plutôt que de transformer cet Etat. Ceci ne vise pas à minimiser le courage ou la créativité des masses dans Maidan ou dans des révolutions similaires - quelques-uns des plus grands événements du 20e siècle comme les révolutions mexicaines ou iraniennes ont été politiques dans ce sens. Il s’agit d’un débat sur les résultats et les conséquences, pas sur les processus.
Le processus en cours en Ukraine est-il semblable à cet égard à d’autres soulèvements qui ont eu lieu au cours du Printemps arabe et qui ont abouti à des changements de régime ?
Très semblable ! Tant par le potentiel que ces mouvements ont pour devenir des révolutions social(ist)es et par la manière dont - pour le moment du moins - ils sont contenus dans le cadre de révolutions politiques. Et encore, la révolution politique a été le meilleur résultat de ces processus, comme en Tunisie ; dans le cas de l’Egypte, il y a eu une contre-révolution réelle.
Dans les deux cas - en Ukraine comme dans le Printemps arabe - la difficulté a été la faiblesse du socialisme en tant que principe organisateur, ensemble d’idées et objectif - mais vous savez évidemment cela beaucoup mieux que moi. Jusqu’aux années 1980, tout mouvement révolutionnaire était presque automatiquement "de gauche", à certains égards - même en Europe de l’Est, où les divers mouvements révolutionnaires, surtout en Hongrie en 1956, mais aussi en Pologne, se battaient essentiellement pour une sorte de socialisme authentique.
Cette absence de toute perspective socialiste est une faiblesse grave et montre que le simple fait que la classe travailleuse soit numériquement plus importante que jamais auparavant dans l’Histoire n’est pas une réponse suffisante. La simple existence de l’exploitation ne produit pas automatiquement la conscience socialiste : elle ne fait que la rendre possible. L’intervention active de militants socialistes organisés est également nécessaire.
Le concept de "révolution bourgeoise-démocratique" est-il pertinent pour analyser les révolutions politiques de ce genre (et l’a-t-elle jamais été) ?
Je suis très méfiant vis-à-vis de cette notion. Elle avait un sens avant la révolution russe pour concevoir celle-ci comme étant à la fois une révolution bourgeoise (quoique devant être menée par la classe ouvrière en alliance avec la paysannerie) et démocratique (dans le sens où elle créerait un régime parlementaire sur le modèle de l’Europe occidentale). Cette conception n’a pas survécu à la révolution d’Octobre 1917 dans laquelle, comme Trotsky l’avait prédit dans sa théorie de la révolution permanente, le prolétariat est arrivé au pouvoir et est passé directement à la construction d’un Etat ouvrier basé sur des Conseils (de travailleurs et de paysans - Soviets, en russe - NdT) et pas d’une démocratie parlementaire.
Après l’écrasement de la révolution russe par la bureaucratie naissante - qui a eu lieu en 1928 au plus tard - la notion de révolution bourgeoise-démocratique a été utilisée par le régime stalinien et ses idéologues de deux façons pour tromper consciemment.
La première, en rapport à l’Histoire, c’était de faire valoir que toute révolution bourgeoise devait également être "démocratique" - si elle ne l’était pas, alors les soi-disant « tâches » de la révolution bourgeoise devaient encore être accomplies (je reviendrai plus en détail sur ces « tâches » un peu plus loin). Maintenant, la démocratie est évidemment souhaitable, notamment parce qu’elle améliore la capacité de la classe travailleuse à s’organiser et à participer à la vie politique, mais elle n’est en rien obligatoirement liée à la révolution bourgeoise.
L’autre manière trompeuse dont cette notion a été utilisée concerne la lutte de la classe travailleuse, du moins jusqu’à très récemment. Ici, c’est l’idée que chaque révolution en dehors de l’Occident avancé doit passer par une étape "bourgeois-démocratique" - c’est-à-dire une période de développement capitaliste de durée indéterminée dans le cadre d’un régime parlementaire bourgeois - avant que le socialisme soit à l’ordre du jour. Cela a eu pour effet de miner de l’intérieur des révolutions socialistes potentielles (comme en Espagne en 1936) ou a simplement servi de couverture aux tentatives des staliniens pour arriver au pouvoir (comme en Chine en 1949). L’importance historique de la théorie de la révolution permanente est qu’elle offre une alternative à cela. Maintenant, bien sûr, la majorité des anciens communistes ne croient plus qu’il existe une "étape" socialiste au-delà du capitalisme et, dès lors, tout ce qui reste possible à leurs yeux est de rendre ce système capitaliste plus "démocratique".
A quel point la définition correcte de ces événements est-elle importante pour la stratégie politique de la gauche anticapitaliste dans ces divers pays ?
Elle est importante parce que les révolutionnaires doivent savoir quels résultats sont possibles et, en conséquence, comment ils doivent argumenter et comment ils doivent s’organiser. L’ère des révolutions bourgeoises est terminée - Octobre 1917 a montré que, même là où n’existe qu’un Etat pré-capitaliste, il est possible de commencer le processus de renversement de celui-ci et d’avancée vers le socialisme sans passer par quelque stade "bourgeois" que ce soit. Cependant, la défaite de la révolution russe et les effets toxiques du stalinisme sur la classe travailleuse ont fait qu’aucun processus semblable n’a jamais été accompli avec succès ailleurs.
Les soi-disant révolutions "communistes" étaient en fait la forme contemporaine des révolutions bourgeoises, conduisant à la mise en place de régimes capitalistes d’Etat qui sont tombés en Europe de l’Est et de l’URSS entre 1989 et 1993. Il est important de comprendre cela parce que si nous utilisons le terme de "révolution socialiste" et que les gens pensent que nous voulons recréer des régimes staliniens, ils sont peu susceptibles d’être convaincus que cela soit nécessaire.
Je ne dis pas, bien sûr, que la lutte pour des objectifs moindres qu’une révolution sociale complète est sans valeur - ce serait de la stupidité ultra-gauche. Dans les situations où l’Etat est dirigé par des dictatures, ou lorsque les droits sont restreints d’une manière ou d’une autre, alors les révolutionnaires doivent se battre, dans le premier cas, pour le renversement du régime et dans le deuxième, pour des réformes démocratiques. Mais le fait est qu’ils doivent le faire tout en visant une transformation sociale plus grande. Comme le montre l’exemple de l’Egypte, si vous ne visez pas consciemment une révolution sociale, vous ne serez peut-être même pas en mesure de garantir la survie d’une révolution politique.
Quelle est la signification réelle de la notion de révolution bourgeoise dans la tradition marxiste ? Quelles sont les principales tendances dans sa théorisation ? Cette notion a-t-elle survécu au défi révisionniste, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du marxisme ?
La notion de révolution bourgeoise (mais pas sous son nom actuel) pré-existait au marxisme. Elle peut d’abord être trouvée dans l’oeuvre du républicain anglais James Harrington dans les années 1650, puis dans celle de l’Ecossais Sir James Steuart en 1760, puis dans celle du révolutionnaire français Antoine Barnave dans les années 1790 ; le nom actuel a été inventé par Louis Blanc en 1839. D’après mes propres recherches, il semble que Marx et Engels n’ont pas tiré le concept de ces sources, mais de leur développement de la notion de révolution sociale au cours de leur réflexion sur Hegel au milieu des années 1840.
Une grande partie de la confusion qui entoure la notion découle de la manière dont une version particulière de la révolution bourgeoise est devenu l’orthodoxie au sein de la social-démocratie après 1889 et surtout au sein du stalinisme après 1928. Cette version a essentiellement pris la Révolution française, et dans une moindre mesure, l’anglaise, en tant que modèles et a eu tendance à traiter les révolutions bourgeoises comme impliquant un ensemble de "tâches" devant être accomplies par les masses sous la direction d’une bourgeoisie ayant une claire conscience de classe. Ces tâches étaient généralement identifiées à la réforme agraire, à l’unification nationale et bien sûr à notre vieille amie, la démocratie (voir plus haut mes commentaires sur les implications politiques de tout ceci).
Les révisionnistes ont pu faire remarquer, non seulement que la plupart des pays n’ont connu aucun processus semblable aux expériences anglaise et française - dont un grand nombre qui, comme l’Allemagne, étaient de manière évidente des Etats capitalistes très industrialisés - mais aussi que les expériences française et anglaise elles-mêmes étaient beaucoup plus complexes et ambiguës que ce que suggéraient la plupart des analyses staliniennes.
Les révisionnistes étaient bien sûr principalement des anti-marxistes mais d’autres attaques sont venues de sources plus radicales, à savoir la théorie des systèmes-mondes associée à Wallerstein d’une part et le marxisme politique associé à Brenner, de l’autre. Bien que ces théories défendent des positions très différentes, voire antithétiques, sur les origines et la nature du capitalisme, elles avancent toutes deux que les événements que nous avons tendance à penser comme des révolutions bourgeoises étaient tout simplement des révolutions politiques et que le processus réellement significatif était le développement préalable des rapports capitalistes de production (pour la première) ou de propriété (pour le second).
Toute théorie visant à défendre la révolution bourgeoise doit donc être en mesure d’expliquer ce que des événements aussi différents que la révolte hollandaise contre l’empire espagnol au 16e siècle, l’unification de l’Allemagne au 19e siècle et la révolution égyptienne au 20e siècle (1952) ont en commun. La réponse, je crois, ne peut être trouvée qu’en regardant leurs résultats - c’est-à-dire la création d’un État-nation consacré à l’accumulation du capital, indépendamment du fait que d’autres soi-disant "tâches" aient été accomplies ou non. Cette position peut être trouvée dans les écrits du marxisme classique - Engels sur l’Allemagne, Lénine sur la Russie, Gramsci sur l’Italie, Lukacs plus généralement - mais n’a été élaborée que plus récemment (souvent sans référence à la tradition marxiste classique) dans les travaux d’Isaac Deutscher, et par la suite, dans les travaux de Christopher Hill sur l’Angleterre (à partir d’environ 1974), les écrits de Geoff Eley sur l’Allemagne, les réflexions plus générales d’Alex Callinicos et mes propres travaux sur l’Ecosse et dans How Revolutionary Were the Bourgeois Revolutions ? (A quel point les révolutions bourgeoises ont-elles été révolutionnaires ? - NdT)
Quelle est la signification de la notion de "développement inégal et combiné" à laquelle vous vous référez activement dans certaines de vos études théoriques récentes ? Cette notion est-elle pertinente pour la situation ukrainienne ou, dans un contexte plus large, pour l’Europe de l’Est ? Si oui, comment cette notion peut-elle être reliée aux changements sociaux actuels et futurs dans ces pays ?
Avant le développement inégal et combiné, il y avait le développement inégal. Celui-ci recouvre un certain nombre de phénomènes différents, mais celui qui est essentiel est la notion des "avantages du retard" - le développement inégal crée la possibilité pour les pays en retard de se développer en adoptant les formes de technologie, de technique, de matériel militaire, etc, les plus développées plutôt qu’en devant passer par toutes les étapes de développement suivies par leurs prédécesseurs les plus avancés.
Il n’y a rien de particulièrement marxiste ou même de socialiste à ce sujet - le processus a d’abord été remarqué par Leibniz et Turgot au 18e siècle, par Sir Walter Scott et les populistes de Russie au 19e, et par des personnalités aussi diverses que Hilferding, Gramsci et Veblen au début du 20e. Trotsky y a ajouté la notion de « combinaison ». La "proto"-loi du développement inégal et combiné a été initialement conçue par Trotsky pour expliquer les conditions de possibilité de la stratégie de la révolution permanente dans la Russie tsariste, comme il l’a indiqué dans les œuvres écrites pendant et immédiatement après la révolution de 1905, comme "Bilan et perspectives" et "1905".
A partir de 1930, lorsque le développement inégal et combiné a émergé comme un concept opérationnel doté d’un nom - et plus simplement comme une série d’observations perspicaces mais imparfaites - Trotsky a commencé à identifier ce même processus dans des États encore plus arriérés que ne l’était la Russie tsariste, rendant donc possible aussi la révolution permanente - essentiellement lorsque l’industrialisation et l’urbanisation ont fait irruption dans une société féodale ou tributaire mais où cette société n’est pas en mesure de mener à bien la transition vers la modernité capitaliste - d’où le caractère "combiné", et socialement explosif, fusionnant "l’archaïque et le moderne".
La plupart des analyses du développement inégal et combiné suivent la ligne fondamentale de la pensée de Trotsky et avancent qu’après la chute des grands empires coloniaux à la fin des deux guerres mondiales, ce concept était applicable principalement à ces régions du monde qui avaient été décrites successivement comme coloniales - le Tiers-Monde - puis comme semi-coloniales - le Sud Global.
Pourtant, à mon avis, il est possible de comprendre le développement inégal et combiné non pas simplement comme un processus limité aux régions arriérées ou sous-développées dans les inégalités qui ont été structurées par l’impérialisme, mais comme un processus généré universellement par l’intrusion de la modernité capitaliste sous la forme de l’industrialisation et de l’urbanisation.
Dans cette grille de lecture, tous les Etats qui ont subi l’impact des usines et des villes modernes ont connu un développement inégal et combiné à un certain degré. La différence entre l’Allemagne ou le Japon d’une part, et la Turquie ou la Chine de l’autre, c’est que les premiers sont passés par le processus de développement inégal et combiné et ont émergé comme grandes puissances industrielles avant que l’impérialisme ait commencé à fixer les paramètres à long terme de ce qui est "avancé" et de ce qui est "arriéré". Donc le développement inégal et combiné n’indique pas une distinction spatiale absolue entre l’Occident et l’Orient ou entre le Nord et le Sud mais plutôt une différence de degré, dans lequel l’expérience des premiers peut faire l’objet de fouilles historiques plutôt que d’une investigation sociologique.
Le développement inégal et combiné n’est donc pas nécessairement un effet de l’impact de l’industrialisation et de l’urbanisation capitalistes sur des sociétés pré-capitalistes, mais de leur impact sur des sociétés agraires auparavant stables, même si elles avaient déjà été soumises aux lois capitalistes de développement. Pour cette raison, le concept est aussi pertinent pour les développements contemporains en Chine qu’il l’était dans les années 1920. Qu’il soit applicable dans des pays tels que l’Ukraine est une question à laquelle vous devez être dans une meilleure position que moi pour y répondre - je ne le pense pas, car l’industrialisation a eu lieu pendant l’ère stalinienne, mais les révolutions peuvent être provoquées pour des raisons autres que le développement inégal et combiné, sinon ceux d’entre nous qui vivent en Europe, où il est en grande partie un phénomène historique, seraient confrontés à un avenir très sombre.
Récemment, il a eu une augmentation substantielle du soutien populaire à l’extrême-droite dans certains pays d’Europe de l’Est (et en Ukraine en particulier). Cette tendance correspond-elle à un certain modèle mondial ? Quels sont les liens entre la mondialisation néolibérale et la montée de l’extrême-droite ?
Il y a eu une renaissance globale à la fois de partis fascistes et de partis d’extrême-droite non fascistes, depuis l’Angleterre jusqu’à l’Inde. En partie, c’est une réaction de droite à la mondialisation néolibérale, et en particulier au néolibéralisme "social" - qui défend l’agenda économique original, mais qui est - en ce qui concerne les classes moyennes au moins - également déterminé à s’opposer au racisme et aux diverses formes d’oppression. Face à cela, la "nouvelle droite" prend position pour la défense de la nation et des populations "indigènes" contre l’influence prétendument destructrice de l’immigration, que ce soit en raison des mouvements de population au sein de l’UE ou plus largement. Cette forme de populisme de droite joue sur le mécontentement populaire, l’effondrement social et l’aliénation envers les élites politiques en accusant à la fois les migrants eux-mêmes (ce genre de racisme est bien sûr généralement l’élément dominant dans un large ensemble de positions profondément socialement conservatrices ou réactionnaires) et les "establishments" qui ont soi-disant permis aux étrangers de polluer la pureté de l’organisme national.
La crise de 2007-08 a donné plus de crédibilité à leurs affirmations. Tant que la gauche n’arrive pas à convaincre pas les travailleurs des véritables raisons de leurs problèmes, ces partis trouveront un public. C’est pourquoi il est absolument fatal – c’est un crime contre le socialisme - pour des politiciens de gauche de faire la moindre concession à la propagande anti-islamique et anti-immigrés de l’extrême droite dans une course aux votes. Le seul résultat, c’est de donner une légitimité aux arguments d’extrême-droite.
La gauche doit au contraire s’appuyer sur des mobilisations de masse, en particulier sur la participation des populations qui sont persécutées et victimes d’intimidations, afin de dénoncer l’extrême-droite et de donner aux gens la confiance nécessaire pour s’y opposer. Une des raisons pour lesquelles la Grande-Bretagne a une extrême-droite relativement faible par rapport à la France, c’est le succès du mouvement social organisé par l’Anti Nazi League / Rock Against Racism à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
Il est important de faire la distinction entre l’extrême-droite fasciste et celle qui n’est pas fasciste, parce que les tactiques nécessaires pour les combattre sont différentes : en Grande-Bretagne, les antiracistes doivent empêcher physiquement le Parti National Britannique (BNP) fasciste de manifester et d’organiser des marches ; mais il ne faut pas appliquer cette tactique au Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni (UKIP), d’extrême droite mais non fasciste, bien que nous devons évidemment manifester contre eux.
Comment les partis et mouvements politiques d’extrême-droite se situent-ils par rapport aux intérêts structurels du capital ? Comment la capacité politique de mobilisation populaire de l’extrême-droite peut-elle être expliquée ?
Le fascisme classique a rendu deux services au capital allemand et italien entre les deux guerres : écraser une classe ouvrière déjà affaiblie et lancer une dynamique expansionniste impériale pour conquérir de nouveaux territoires. L’intérêt aujourd’hui de cette expérience est limitée par rapport à ces deux aspects : la classe travailleuse n’est actuellement pas assez combative pour inspirer la peur à la bourgeoisie, et les Etats dans lesquels l’extrême-droite fasciste est la plus proche du pouvoir – avant tout, en Grèce – ne sont pas des puissances impérialistes capables de tenter de dominer le continent de la façon dont l’ont fait l’Allemagne ou même l’Italie.
Le fait est que, dans la situation actuelle, tout ce qui peut subsister (des expériences historiques du fascisme -NdT), ce sont les aspects du programme de l’extrême-droite qui sont irrationnels pour le capital, en particulier dans sa manifestation néolibérale actuelle. Par exemple, les conservateurs britanniques avant 1997 ont instigué une vague de nationalisme impérial contre "l’Europe" non pas parce que l’UE aurait été d’une quelconque manière hostile au néolibéralisme - c’est au contraire une machine pour la mise en œuvre de celui-ci, comme les Ukrainiens pourraient bientôt le découvrir à leurs dépens - mais plutôt comme une manœuvre de diversion idéologique face à l’échec du néolibéralisme à améliorer la position du capital britannique.
Mais le nationalisme stimulé à cet effet constitue maintenant un obstacle majeur pour les gestionnaires de l’État et les politiciens britanniques qui veulent poursuivre une stratégie de plus grande intégration européenne, quelle que soit la rationalité d’une telle stratégie de leur point de vue. Le principal bénéficiaire de l’hystérie anti-européenne a été l’UKIP d’extrême-droite et son succès a encouragé l’aile droite au sein du Parti Conservateur, même si les politiques défendues tant par l’un que par l’autre sont incohérentes. Aucun des grands capitalistes britanniques ne veut quitter l’UE, ils veulent simplement renégocier le traité, mais ils peuvent se retrouver avec un référendum qui conduirait effectivement à un retrait britannique.
On pourrait dire la même chose du Tea Party et de son influence sur le Parti Républicain aux Etats-Unis.
Mais, bien que certains aspects de la politique d’extrême-droite soient contre-productifs par rapport aux besoins du capital, il ne s’ensuit pas que l’augmentation du chaos que provoquerait la mise en œuvre de ces politiques bénéficierait nécessairement, même indirectement, à la gauche. La défense du système est toujours le principal objectif de la bourgeoisie, même au prix d’un dysfonctionnement temporaire de ce système. Dans une situation où le désespoir économique et social conduirait à des troubles, les partis d’extrême-droite seraient utilisés pour détourner l’attention de la véritable cause de l’angoisse sociale vers des boucs émissaires déjà identifiés, quelles que soient les conséquences que cela pourrait avoir sur le terrain politique.
Quels sont les autres impacts significatifs du néolibéralisme sur les identités ethniques et de classe ?
L’idéologie du néolibéralisme prétend qu’il est "ethniquement aveugle", que les marchés ne sont pas discriminatoires (sauf en ce qui concerne la richesse et le pouvoir, bien sûr). Cela peut être vrai pour le 1% ou les niveaux supérieurs de la nouvelle classe moyenne (les 15% d’en haut) mais, pour presque tout le monde, le néolibéralisme a exacerbé les tensions ethniques de trois façons.
Tout d’abord, dans la concurrence pour bénéficier de dépenses publiques en forte diminution, réclamer une aide particulière sur une base ethnique devient une alternative à la lutte : si vous pouvez démontrer que votre "ethnie" a été traitée plus mal que d’autres, ou est plus défavorisée, alors vous êtes en droit d’avoir accès à un financement compensatoire de l’État, en particulier au niveau local - ce qui, évidemment encourage les gens à se considérer comme appartenant avant tout à une ethnie.
Deuxièmement, le néolibéralisme augmente considérablement les niveaux de fragmentation sociale, de sorte que - en l’absence de conscience de classe forte – s’accrocher à une sorte d’identité ethnique, même si elle est d’invention récente, peut fournir la seule cohésion sociale disponible face à la marchandisation brutale des relations humaines. Et cela, bien sûr, nourrit aussi l’extrême-droite.
Troisièmement, les régimes néolibéraux de l’Ouest jouent un jeu à trois dimensions : soutenir formellement le multiculturalisme (en tout cas en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis – le cas de la France est un peu différent) ; encourager tacitement l’immigration à des niveaux de salaires plus bas ; et dénoncer simultanément les migrants comme des parasites volant le travail et/ou les avantages sociaux - dénonciations qui sont, bien sûr, amplifiées par l’extrême-droite, comme je l’ai mentionné précédemment.
Le néolibéralisme n’a pas nécessairement affaibli la conscience de classe, mais il a affaibli la représentation de la classe travailleuse à travers la capitulation totale de la social-démocratie et la chute de l’affiliation syndicale. Cela a évidemment des effets, particulièrement en rendant très difficile pour les travailleurs les plus exploités et les plus mis sous pression de voir la possibilité d’une autre façon d’organiser la société. De toutes les choses importantes que doit faire la gauche - lutter contre l’oppression, établir la solidarité, construire des partis et des syndicats – celle qui est peut-être la plus importante, ou celle qui devrait être le fil conducteur à travers tout le reste, c’est la nécessité de réaffirmer la nécessité et la possibilité d’une alternative socialiste à la crise actuelle, de réaffirmer - comme le disait le slogan de 1999 – qu’un autre monde est possible.
Cette interview a été publiée en collaboration par la revue ukrainienne " Спільне " (Commons - Revue de critique sociale) et LeftEast, un site militant de gauche consacré à l’analyse et au débat sur l’Europe de l’Est. Les questions ont été posées par Yuriy Dergunov. Elles ont été envoyés le 28 février et les réponses ont été reçues le 2 mai 2014.
Source : http://www.criticatac.ro/lefteast/ukraine-political-revolution/
Traduction française pour Avanti4.be : Jean Peltier
Neil Davidson est un historien et sociologue écossais, professeur à l’École des sciences sociales et politiques de l’Université de Glasgow. Ses domaines de recherche incluent les théories de la révolution et du développement depuis le siècle des Lumières, le nationalisme et l’ethnicité, la relation entre l’économie capitaliste et l’État-nation, le néolibéralisme, et les mouvements sociaux de droite ; il s’intéresse aussi à l’aspect écossais de tous ces thèmes.
Il est l’auteur de plusieurs livres, dont The Origins of Scottish Nationhood (Les origines de la nation écossaise - 2000), Discovering the Scottish Revolution (A la découverte de la Révolution écossaise - 2003), pour lequel il a reçu le Prix commémoratif Deutscher pour le meilleur livre marxiste en anglais, How Revolutionary Were the Bourgeois Revolutions ? (A quel point les révolutions bourgeoises ont-elles été révolutionnaires ? - 2012) et un recueil d’essais sur divers penseurs marxistes, Holding Fast to an Image of the Past (la tenue rapide d’une image du passé - 2014). Récemment, il a achevé une importante étude sur la relation entre la transformation néolibérale du capitalisme mondial et le changement dans les consciences ethnique et de classe, et il prépare maintenant la publication de deux livres What Was Neoliberalism ? (Qu’était le néolibéralisme ?) et Violating All the Laws of History : Combined Development, Nation-States and Neoliberal Capitalism (En violation de toutes les lois de l’histoire : le développement combiné, les Etats-nations et le capitalisme néolibéral)