Tragédie de Lac-Mégantic au Québec : bien autre chose qu’une « négligence humaine »

Karel Mayrand, Marc Bonhomme 11 juillet 2013

Dans la petite ville de Lac-Mégantic, un train composé de 72 wagons de pétrole brut a déraillé et explosé en pleine nuit en détruisant tout le centre-ville. Cinq jours après la catastrophe, le bilan est de 15 morts et il y a toujours une quarantaine de disparus. Le propriétaire de la compagnie ferroviaire privée a essayé de reporter la faute sur les pompiers qui étaient intervenus quelques heures plus tôt dans ce train suite à un incendie.

Mais, en réalité, derrière cette catastrophe, il y a surtout la détérioration des contrôles de sécurité qui ont accompagné la privatisation des compagnies ferroviaires et la course au profit entre les compagnies pétrolières qui pilotent le développement énorme de l’exploitation pétrolière au Canada.

Une culture de négligence à dénoncer

Par Karel Mayrand

La tragédie qui accable les gens de Lac-Mégantic nous a bouleversés. Une petite ville paisible dont le cœur a été arraché. Des vies perdues, des familles brisées, une cicatrice qui marquera à jamais une communauté qui vivait loin des bouleversements et des catastrophes.

Il est difficile de trouver les bons mots pour dire toute la tristesse que cet événement nous inspire, et ceux pour exprimer notre impuissance à réconforter ces milliers de gens dont la vie a été bouleversée. L’heure est au recueillement, mais lorsque les braises de la catastrophe seront froides, il faudra bien se demander : comment une telle chose a-t-elle pu se produire ? Et comment faire pour que plus jamais une communauté ne soit affligée d’une manière aussi absurde et injuste ? Et les réponses à ces questions devront aller au-delà des causes immédiates du déraillement. C’est l’ensemble des risques liés au transport de pétrole qui est remis à l’avant-scène par cette tragédie.

Car il circule plus de pétrole par train et par pipeline que jamais auparavant. Le transport de pétrole par train a été multiplié par 25 depuis 2008. Parallèlement, les projets d’oléoducs se multiplient à un rythme inégalé : vers le Pacifique (Northern Gateway), le golfe du Mexique (Keystone XL), le golfe du Maine (inversion de la ligne 9 d’Enbridge, puis de la ligne Portland-Montréal) et finalement vers la baie de Fundy (Transcanada East). Tous ces projets sillonnent de petites communautés comme Lac-Mégantic. Deux de ces projets traversent le Québec.

Certains ont déjà commencé, dans une démonstration d’opportunisme aussi macabre que déshonorante, à faire valoir que le transport de pétrole par oléoduc est plus sécuritaire que celui par train, et que la catastrophe arrive à point nommé pour justifier ces projets d’oléoducs. Mais le débat qui s’amorce doit aller beaucoup plus loin et porter sur la culture de négligence qui afflige l’ensemble de l’industrie pétrolière en ce qui a trait au transport de ses produits. Cette négligence systématique doit être dénoncée.

Selon de Bureau de la sécurité des transports du Canada, le nombre de déversements d’oléoducs au pays n’a cessé d’augmenter depuis les dix dernières années. On dénombre 173 incidents en 2012 en comparaison à 167 en 2011, alors que la moyenne annuelle entre 2007 et 2011 se situait à 116 incidents. Bien qu’ils soient moins fréquents que les déversements par train, les déversements d’oléoducs sont en moyenne de plus grande importance. Les exemples récents inquiètent : le 25 juillet 2010, la ligne 6b d’Enbridge a déversé près de 900.000 gallons de pétrole [soit 3,4 millions de litres - NdT] dans la rivière Kalamazoo au Michigan. La compagnie a pris 18 heures avant d’intervenir, et ses interventions d’urgence ont été qualifiées de comédies burlesques par le Bureau américain de la sécurité des transports.

Le 29 mars 2013, l’oléoduc Pegasus appartenant à ExxonMobil a déversé de 5.000 à 7.000 barils de pétrole dans une communauté paisible d’Arkansas. La compagnie assurait pourtant qu’elle avait mis à niveau la sécurité de ses installations en 2010. Elle n’a eu à payer que deux millions de dollars d’amende.

Le 1er juin 2013, un pipeline opéré par la compagnie Apache en Alberta a déversé 9,5 millions de litres d’eaux usées hautement toxiques. Les autorités provinciales ont pris 10 jours pour en informer la population. Puis le 8 juin, 3.000 barils de pétrole se sont déversés d’un pipeline de la compagnie Plains Midstream dans la rivière Red Deer, toujours en Alberta. On pourrait poursuivre cette liste indéfiniment.

En Alberta seulement, près de 60.000 déversements de pétrole et d’eau toxique se sont produits depuis 1975. Deux déversements par jour pendant 37 ans. En fait, il ne se passe pas une semaine en Amérique du Nord sans qu’un déversement majeur ne se produise, contaminant l’air, l’eau, les écosystèmes et mettant en péril la santé publique. Un tel nombre de déversements est anormal, et il n’est certainement pas acceptable. Aucune autre industrie n’a un bilan aussi catastrophique. L’image qui ressort est celle d’une industrie négligente, d’une culture d’impunité soutenue par un incroyable laxisme dans les réglementations et la surveillance gouvernementales. On rogne sur l’entretien, on coupe les coins ronds sur la sécurité, et on accepte des risques plus élevés pour maximiser les marges de profit aux dépens de la sécurité des communautés.

Par exemple, Transcanada, qui veut acheminer du pétrole à travers le Québec, a déjà annoncé qu’elle refusait de se plier à la recommandation du Département d’État américain qui lui demandait d’installer sur le projet Keystone XL le système de surveillance des fuites le plus sophistiqué. La compagnie a déclaré que ce système n’était « pas pratique » (lire trop coûteux) sur ce projet. Ceci a fait dire au prestigieux magazine Forbes qu’il est insensé de prétendre que des pipelines ne fuiront pas. Les entreprises sont simplement trop laxistes sur la sécurité et l’entretien.

C’est cette culture de négligence et d’impunité qui a provoqué la tragédie du Lac-Mégantic. Et c’est cette même culture qui continuera de faire des victimes tant et aussi longtemps que les gouvernements de ce continent ne mettront pas en place des réglementations, des systèmes de surveillance et des amendes sévères en cas de déversement, et surtout tant qu’on cachera aux communautés la vraie nature des risques que le transport de pétrole leur fait courir.

La catastrophe de Lac-Mégantic est injuste et absurde. Les communautés ont le droit de vivre dans la sécurité et la transparence. C’est l’industrie pétrolière dans son ensemble qui se comporte comme un train fou. Ce drame doit sonner le début d’une nouvelle ère de responsabilité pour une industrie qui a trop abusé de son pouvoir.

Qui est le « Montreal, Maine and Atlantic Railway »

Marc Bonhomme

Selon le site web de Radio-Canada, le train sans conducteur de cette compagnie filait à tout allure en plein centre-ville convoyant 72 wagons de pétrole brut dont quatre ont explosé suite au déraillement, conséquence vraisemblablement d’un incendie dans une locomotive. Soixante personnes manquent à l’appel et mille personnes ont été évacuées et d’autres le seront. Oui, vous avez bien lu : sans conducteur, pétrole brut, toute allure, centre-ville, soixante personnes.

Qui est cette compagnie criminelle ?

« Le Montreal, Maine & Atlantic a commencé à fonctionner en janvier 2003 et possède plus de 510 miles de voies ferrées, desservant des clients dans le Maine, le Vermont, le Québec et le Nouveau-Brunswick. » (site web de la compagnie, ma traduction). Elle est la propriété de la compagnie Rail World basée en Illinois, « [u]n gestionnaire de chemins de fer, de consultation et sociétés d’investissement spécialisé dans les privatisations et les restructurations. Son but est de promouvoir la privatisation de l’industrie ferroviaire en réunissant les organismes gouvernementaux qui souhaitent vendre leurs participations au capital d’investissement et leur expertise » (site web de la compagnie, ma traduction). Vous avez bien lu : privatisation, restructuration.

Rail World, qui semble être l’instrument d’un certain Edward A. Burkhardt, a commencé à acquérir des compagnies de chemin de fer aux États-Unis, surtout au Wisconsin. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, « M. Burkhardt est président du conseil de surveillance de l’AS Rail Baltic, basée à Tallinn, qui développe le corridor ferroviaire Finlande — États baltes — Pologne impliquant le changement automatique de l’écartement à la frontière Lituanie / Pologne. Il a mené la privatisation des chemins de fer estoniens en 2001 et a servi comme président de son conseil de surveillance jusqu’à ce qu’il ait été racheté par le gouvernement estonien au début de 2007. »

Finalement, ce monsieur aux dents longues « …est président du Conseil de Surveillance de Rail Polska, basé à Varsovie. Rail Polska a réalisé deux acquisitions ferroviaires coup sur coup au début de 2003 : Kolex (basé à Oświęcim) et ZecTrans (basé à Wrocław). Rail Polska s’est vue accorder une licence d’opérateur sans restriction sur le réseau ferroviaire polonais, et a commencé l’exploitation des trains à longue distance convoyant principalement du charbon pour des centrales électriques, en octobre 2003. Rail Polska est actuellement en pleine expansion sur le marché ferroviaire européen libéralisé. »

Ce tycoon des chemins de fer, « En 1999, il a été nommé “cheminot de l’année” par le magazine Railway Age, puis en décembre 1999 Railway Age l’a nommé l’un des 16 “cheminots du siècle.” Car ses faits d’arme de privatisation incluent aussi la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande et l’Australie : « Alors avec le Wisconsin Central, M. Burkhardt a conduit la privatisation et a ensuite servi en tant que président de Tranz Rail Holdings Ltd, le système de rail et de traversier de la Nouvelle-Zélande […] de septembre 1993 à août 1999. […] M. Burkhardt a été président et chef de la direction de l’English Welsh & Scottish Railway Ltd au cours de la période allant de décembre 1995 à juillet 1999. Il a dirigé le groupe d’investisseurs qui a acheté cinq opérations ferroviaires de la British Railway Board, responsable de 93% du fret ferroviaire au Royaume-Uni. […] Il a également été président du Réseau de Transport australienne de 1997 à août 1999, qui a acheté Tasrail, un transporteur de fret opérant dans l’État insulaire de Tasmanie, en Australie. »

Cet aventurier néolibéral a surfé la vague de privatisation des compagnies de chemin de fer pour ensuite revendre certaines à prix fort une fois « rationalisées ». On sait maintenant ce que ce bandit de grand chemin entend par rationaliser. Qu’on exproprie sans compensation la partie québécoise de sa compagnie dans les plus brefs délais. C’est ce message sans fioritures ni moumouneries qu’on attend de Québec Solidaire et du NPD car il ne viendra sûrement pas du PQ.

AC-MÉGANTIC : nos vies avant leurs profits !

Voici quelques extraits de la couverture de presse de la tragédie de Lac-Mégantic qui font la démonstration que ce sont les soucis de rentabilité immédiate qui sont à la source de l’accident tragique de samedi dernier ; que les redresseurs d’entreprise comme Burkhardt ne sont que des carnassiers avides de juteux profits sur le cadavres de compagnies à l’article de la mort et qui n’hésitent pas à "couper dans le gras’ pour arriver à leur fins ; que la complicité des gouvernements permet à ces entreprises de nager dans une règlementation complaisante ; que l’industrie de l’exportation pétrolière ne se corrigera pas par auto-discipline et qu’il est grand temps de mettre à l’ordre du jour une sortie planifiée du pétrole afin de nous débarrasser de ces requins et de leurs solutions qui menacent tant les personnes que la nature.

La hausse de 28.000% de la quantité de pétrole expédié par train au cours des cinq dernières années au Canada fait l’objet d’une attention accrue à la suite du déraillement meurtrier survenu à Lac-Mégantic. (Le Devoir, 8 juillet 2013)

La Caisse de Dépôt est devenue actionnaire minoritaire au moment de la fondation de MM&A par Edward Burkhardt en 2003. (Le Devoir, 8 juillet 2013)

Le Bureau de la sécurité des transports évoque depuis des mois l’urgence d’installer des caméras vidéo dans les locomotives. (Le Devoir, 8 juillet 2013)

C’est en 2000 que M. Burkhardt, qui agit par ailleurs comme consul néo-zélandais à Chicago, fonde Rail World, une société de « gestion ferroviaire, de conseil et d’investissement » qui affirme se spécialiser dans « les privatisations et les restructurations ». (Le Devoir, 8 juillet 2013)

Le transport de pétrole par train connaît une croissance sans précédent. Au Canadien National, par exemple, la demande est si forte que les livraisons sont passées de 5.000 wagons-citernes par année en 2010 à environ 30.000 wagons en 2012. (Le Devoir, 8 juillet 2013)

La compagnie aurait fait fi d’un moratoire sur le transport de produits bitumineux dans le Maine. L’argument avancé a consisté à soutenir que l’État n’est pas habilité à s’approprier un domaine de compétence relevant d’un palier supérieur, c’est-à-dire du gouvernement fédéral américain. (Le Devoir, 8 juillet 2013)

« On pense même qu’il n’y a, somme toute, à peu près rien ou rien qui va se rendre au fleuve Saint-Laurent », a ajouté Yves-François Blanchet. (Radio-Canada, 8 juillet 2013)

Les wagons DOT-111, utilisés pour transporter des matières dangereuses, ne sont pas assez sécuritaires, selon un rapport publié en 2012 par l’Office national de la sécurité des transports (NTSB) des États-Unis. Depuis le début des années 2000, les wagons DOT-111 ont été impliqués dans une quarantaine d’accidents. Toutefois, l’industrie ferroviaire et les manufacturiers refusent de modifier la flotte de DOT-111 déjà en fonction, évaluée à 40 000 wagons. (Radio-Canada, 8 juillet 2013)

Questionné à savoir s’il avait l’intention d’agir pour empêcher d’autres catastrophes ferroviaires impliquant des matières dangereuses, le premier ministre canadien Stephen Harper s’est montré prudent. « Il est essentiel de ne pas faire de commentaires sur la situation avant de recevoir tous les faits » (Radio-Canada, 8 juillet 2013)

Des wagons utilisés, mais non sécuritaires, « Ce n’est bon à rien ça », a lancé Denis Allard, président du Fonds mondial du patrimoine ferroviaire. « Le principal critère qui fait qu’un wagon est sécuritaire, c’est une paroi d’acier d’un pouce. Si tu n’as pas cela, ça ne vaut rien. » (La Presse, 8 juillet 2013)

En furie contre les « trains de la mort » : « Ce train roulait sur des tracks surchargées qui auraient dû être changées il y a cent ans. Les tracks ne sont pas adéquates, on le sait parce qu’on les répare régulièrement pour eux. Il y a une semaine, ils ont eu un déraillement sur le chemin Woburn, et il y a eu un déversement de pétrole. Une autre fois, il manquait un pied de track à Snodown » (La Presse 8 juillet 2013)

« À première vue, je dirais que la voie ferrée n’est pas en bon état. Des herbes hautes poussent partout autour et au centre de celle-ci. Ça devrait être un sol de cailloux. Je dirais que cette voie serait acceptable dans une cour d’usine où passent deux trains par semaine à 10 km/h. Mais pas pour une voie où passent chaque jour trois trains de 80 wagons remplis de pétrole » (La Presse, 8 juillet 2013)

La Montreal, Maine & Atlantic Railway n’en est pas à son premier accident : le mois dernier un rail secondaire a percé le réservoir de carburant d’une locomotive non loin de Lac-Mégantic provoquant le déversement de 13.000 litres de pétrole. En avril 2011, MMA a accepté de payer une amende de 20.000$ à l’Environnemental Protection Agency pour un déversement dans la rivière Pascataquis en octobre 2009. L’EPA lui a reproché de ne pas avoir implanté de plan de prévention des déversements comme l’exige la loi américaine. Aux États-Unis, MMA est à l’origine de 13 déversements impliquant des matériaux dangereux. (...) L’Organisme a recensé huit accidents depuis que la société Rail World a acquis le chemin de fer en 2003. (La Presse, 8 juillet 2013)

Selon l’agence de presse financière Bloomberg, le CP (Canadian Pacidic NDLR) qui transportait en moyenne l’équivalent de 2.800 barils par jour en 2010 a haussé ses livraisons à 53.000 barils par jour en 2012 et prévoit atteindre les 70.000 barils par jour cette année. Le CN transborderait pour sa part l’équivalent de 110.000 barils par jour, rapportait le Globe and Mail. (La Presse, 8 juillet 2013)

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