Manifestation du 21 février : un « succès » destiné à faire « pschitt » ?

Jean Peltier 22 février 2013

Nous étions donc près de 40.000 à Bruxelles hier, une foule où se mélangeaient les couleurs rouges, vertes et bleues, déclinées en vareuses, chasubles, casquettes et autre ballons.

Ras-le-bol multiforme

Classiquement, on pourra dire qu’il y avait des contingents venus de toutes les provinces - Flamands, Wallons et Bruxellois mélangés - et de tous les secteurs. Aucune centrale ne manquait à l’appel, certaines ayant simplement fait un peu moins « service minimum » que d’autres. La présence des travailleurs de Ford et d’ArcelorMittal en tête de la manifestation était symbolique de l’importance de ces deux conflits aujourd’hui. Et la plus grande originalité de cette manifestation était le crochet par le Ministère des Finances qui pimentait un peu le traditionnel trajet Gare du Nord – Gare du Midi.

Pour le reste, ce qui frappe l’habitué de longue date des manifestants, c’est d’abord la disparition à peu près complète des anciennes formes de regroupement (des blocs homogènes organisés par province ou par couleur syndicale). Désormais, une manifestation syndicale, c’est un long cortège où une succession de délégations d’entreprises émergent plus ou moins d’une foule de manifestants. Cela a un bon côté : le côte à côte des manifestants en une seule masse, qui n’est plus divisée comme avant par des logiques d’appartenance et de soumission aux appareils.

Malheureusement, cette masse est de plus en plus une « masse d’individus », sans nouvelles colonnes vertébrales et sans présence visible de regroupements larges plus combatifs. Bref, les manifestations syndicales ressemblent de plus en plus à des manifestations « citoyennes », à l’image d’un monde du travail de plus en plus éclaté.

Une autre chose qui frappe, c’est l’évidence qui ressort ce que disaient les banderoles des entreprises et les pancartes « faites maison » : un ras-de-bol massif et multiforme des mesures d’austérité qui s’accumulent où qu’on tourne la tête : blocage des salaires, pertes d’emploi, cadeaux au patronat, fiscalité injuste, flexibilité accrue, conditions de travail qui se dégradent,… Rarement les motifs de mécontentement ont été aussi nombreux et réunis dans une même manif. Mais celle-ci n’en est pas devenue plus combative pour la cause : ces pancartes et calicots étaient relativement rares, il y avait fort peu de slogans, un peu d’agitation autour de quelques fanfares et camions-sono… le moyen de protestation le plus sonore restant le détestable pétard lancé vers les trottoirs… ou les pieds des autres manifestants.

Démonstration de force ?

Il faut la douce inconscience ou le franc cynisme (barrer la mention inutile, ce n’est pas trop compliqué) des directions syndicales pour y voir une démonstration de force. Et d’abord, comment apprécier ce nombre de manifestants ? Les sommets syndicaux avaient annoncé – sans rire - qu’il y aurait 20.000 personnes… sachant parfaitement bien que ce nombre serait tout de même facilement dépassé. Une façon commode de pouvoir crier ensuite au « triomphe » en dépassant un objectif de départ aussi limité. Mais il s’agit surtout d’une pure technique de communication qui ne sert en rien la mobilisation : pour bon nombre de personnes, entendre dire qu’une manif organisée par les trois syndicats du pays ne va rassembler que 20.000, face à tels enjeux, cela ne donne pas spécialement envie d’y participer.

On peut dire malgré tout que 40.000, ce n’est pas mal dans les conditions où cette manif a été organisée et démontre une certaine disponibilité à l’action. Mais qu’il y aurait pu en avoir 80.000 pour le même prix, simplement si les directions syndicales se donnaient les moyens de faire les choses correctement.

Bien sûr, dans les grosses entreprises (surtout industrielles) avec des délégations syndicales bien installées, il est encore possible de mobiliser sans trop de difficultés un contingent de manifestants. Mais partout, ailleurs - dans les PME, dans les administrations, les écoles, les hôpitaux,… - ne pas donner de mot d’ordre de grève et se contenter d’assurer que les participants à la manif seront « couverts » par le syndicat ne suffit absolument pas à organiser une mobilisation. Surtout si, en plus, l’information et le matériel de mobilisation ne suivent pas. Difficile de compter hier le nombre de personnes (simples affiliés mais parfois aussi délégués !) qui se plaignaient d’avoir attendu des jours et des jours des consignes syndicales claires, d’avoir dû téléphoner eux-mêmes au syndicat pour savoir s’il y avait grève ou pas, s’ils seraient couverts ou non, s’il y avait des tracts papier disponibles pour faire circuler autour d’eux,…

Enfin, la question clé demeure la même : et ensuite on fait quoi ? Car, derrière la taille des manifs, il y a évidemment un problème plus fondamental : depuis très longtemps, ce genre de manifestation est vu par les directions syndicales non pas comme un moment d’une lutte d’ensemble - une occasion de faire monter la combativité des travailleurs dans le cadre d’un plan d’actions démocratiquement discuté de la base au sommet pour aller à la confrontation dans de meilleures conditions – mais comme un simple élément de « pression » sur le gouvernement et la patronat... avant de se rasseoir bien sagement à la table de négociation de la sacro-sainte « concertation sociale ».

Ce qui pouvait encore faire illusion il y a dix ou quinze ans auprès d’un grand nombre d’affiliés passe aujourd’hui de moins en moins bien. Pour des tas de raisons bien connues, ce mode de pression impressionne de moins en moins ceux qu’il est censé effrayer. Plus personne n’imagine encore Lakshmi Mittal et même Alexandre de Croo faire dans leur pantalon à l’évocation d’un cortège de 40.000 personnes sur les boulevards bruxellois.

Mais, en plus, on a l’impression que les directions syndicales n’y croient même plus et « bâclent » leur propre travail, comme si ces manifestations ne servaient plus qu’à essayer de rassurer les militants de base qui y croient encore plutôt qu’à préparer un vrai combat plus indispensable que jamais.

Luc Coene sonne à nouveau la charge

En tout cas, un qui n’a pas été impressionné, c’est le gouverneur de la Banque Nationale de Belgique, le très libéral flamand Luc Coene. Les calicots syndicaux n’étaient pas encore repliés qu’il déclarait qu’il fallait modérer les « coûts salariaux » en réformant l’index, travailler plus longtemps et diminuer encore les dépenses publiques ! Trois orientations complètement à l’opposé des revendications salariales. Trois encouragements au patronat et à la droite libérale et chrétienne pour qu’ils repartent au combat contre les travailleurs et les allocataires. Et trois bombes déposées sur la table du gouvernement qui doit aujourd’hui donner – enfin – un avis précis sur les points d’accord négociés ces derniers mois par les « tops » nationaux du patronat et des syndicats.

Pour rabattre le caquet de Coene et faire plier patronat et gouvernement, il faudra bien autre chose que la manif d’hier. A nous ne nous battre, dans nos ateliers et nos bureaux, dans nos sections et nos centrales syndicales, pour imposer – enfin - un changement d’orientation, dresser un plan d’action et se battre d’une manière qui soit à la hauteur des enjeux.