, 22 mai 2013
Christophe Dejours est un psychiatre et psychanalyste français, fondateur de la psychodynamique du travail. Il est directeur du Laboratoire de Psychologie du Travail et s’est spécialisé sur la question des nouvelles formes d’organisation travail et de leur impact sur l’augmentation des cas de suicides sur les lieux de travail. Son ouvrage le plus connu sur ce thème est « Souffrance en France - La banalisation de l’injustice sociale », éditions du Seuil, 1998. (Avanti4.be)
Pourriez-vous nous expliquer pourquoi, selon votre point de vue, le travail peut se transformer en un facteur de santé et d’émancipation ou, au contraire, de maladie et d’aliénation ?
En principe, l’explication réside dans le rapport entre l’organisation du travail et la subjectivité ou santé mentale. Certaines formes d’organisation du travail sont particulièrement nocives pour la santé mentale. Depuis les années 1990, de nouvelles méthodes d’organisation du travail ont provoqué une grande détérioration par rapport à la santé mentale, au point que sont apparus des cas de suicides sur les lieux de travail. Le premier cas connu en France fut en 1995.
Parmi les nouvelles méthodes d’organisation du travail, les plus nocives sont liées à la question de la gestion. Jusqu’alors, la tâche de l’organisation du travail reposait sur les ingénieurs et elle est passée aux mains des managers.
Les nouvelles méthodes impliquent l’introduction de l’évaluation individuelle du rendement, l’introduction de la « qualité totale » et de la précarisation en tant que modèle qui remplace le statut antérieur qui tendait à la stabilité, avec des contrats de travail à durée indéterminée.
L’évaluation individualisée du rendement amène tous les travailleurs salariés à un processus de concurrence généralisée, y compris entre eux-mêmes, et si cette évaluation est associée à une menace sur leur emploi, la concurrence devient encore plus grave. On déclenche ainsi une lutte individuelle où chacun ne pense qu’à lui-même, où le succès d’un collègue est une mauvaise chose pour nous, où tout est permis, même la concurrence déloyale, où la solidarité est généralement détruite. Chacun se retrouve seul dans un monde hostile. Cela représente un changement profond de l’organisation du travail.
Pour inverser cette situation, il faut laisser de côté l’évaluation individuelle et s’intéresser au travail collectif et aux conditions qui rendent possibles la formation d’une coopération. Cette dernière est impossible si les gens ne se parlent pas ; pour coopérer il faut écouter l’autre, il faut exprimer son propre point de vue, accepter le débat, chercher des solutions intermédiaires, des accords, etc. Et cette dynamique nécessaire pour construire la coopération est également une dynamique qui se reconstruit en même temps que le savoir vivre, le vivre ensemble, la convivialité et la solidarité.
La véritable prévention des maladies mentales dans le travail n’est pas une question qui ne concerne que les psychologues ou les médecins. On n’enregistrait pas auparavant de suicides sur les lieux de travail parce qu’il existait ce vivre ensemble, il y avait une solidarité et jamais on aurait laissé un collègue tomber dans la dépression. Ses collègues se seraient intéressés à lui, lui auraient parlé, auraient exigé qu’il parle et ne l’auraient pas laissé seul.
Ainsi, la véritable prévention c’est cette question du vivre ensemble dans le travail et que la coopération soit le principal principe dans la production. Vivre ensemble ne dépend pas seulement de belles intentions, cela se constitue dans le rapport avec le travail, pour affronter les difficultés du travail et cela nécessite l’aide des autres (…)
L’ Europe est submergée dans une crise énorme. Les conditions objectives ne sont pas les meilleures pour générer une situation de solidarité qui évite la souffrance au travail. Dans quelle mesure la situation actuelle approfondit ce que vous décrivez dans vos livres ?
Je ne suis pas certain que la crise soit la cause de l’aggravation des pathologies mentales. Je vais être peut être un peu provocateur en disant que je pense le contraire : c’est la transformation du travail qui a provoqué la crise. L’introduction de nouvelles méthodes, en particulier la gestion qui a mis de côté les ingénieurs et qui a permis d’appliquer un processus de réduction du personnel. Il ne s’agit pas seulement d’un changement scientifique de l’ingénierie à la gestion, il s’agit d’une transformation des méthodes de domination.
L’arrivé des sciences de la gestion a permis d’initier un processus de réduction du personnel et cela est un paradoxe parce qu’il implique de méconnaître complètement en quoi consiste le travail et dans ce contexte les managers ont décidé qu’on pouvait réduire les effectifs. Le raisonnement du manager consiste d’une part à tenir compte des objectifs qu’il doit atteindre et, d’autre part, du rendement. Objectifs d’une part et rendement de l’autre, entre les deux choses il ne veut rien savoir du travail.
Les personnes qui savaient ce qu’est le travail se sont fermement opposés aux managers et pouvaient même démontrer que leurs points de vue étaient faux, erronés, et il y a eu une lutte entre eux, qui incluait les salariés, mais cette lutte a été perdue. Cela fut très grave. En France, en particulier, mais aussi dans toute l’Europe, il est nécessaire d’analyser les causes de cette défaite qui a aujourd’hui des conséquences tragiques et qui provoque la crise qui, pour nous, est une crise de l’emploi, mais non une crise pour les managers, vu que ces derniers et les dirigeants des entreprises continuent à s’enrichir. Ils n’ont jamais été aussi riches qu’aujourd’hui. Il s’agit d’un recul historique qui remet en question le compromis social, l’accord social qui était connu par les économistes sous le nom de « compromis fordiste ».
Nous sommes donc revenus à une époque antérieure à ce compromis et à des formes du capitalisme sauvage du XIXe siècle. Pourquoi avons-nous perdus cette lutte ?
En simplifiant les choses, principalement pour deux raisons. La première est que les syndicats n’ont pas compris l’importance de ce tournant en faveur des managers, ils l’ont y compris soutenu et ce fut une erreur historique très grave. On peut expliquer en deux mots leur analyse. Ils pensaient que l’évaluation individuelle du rendement, objective et quantitative, serait juste et qu’elle permettrait même d’obtenir plus de plus justice puisque tout le monde allait être évalué avec les mêmes instruments de mesure. Ce fut une grave erreur, j’y reviendrai.
La seconde raison est que la quasi-totalité des scientifiques ont également apporté leur aide et soutenu l’idéologie de l’évaluation en affirmant que tout peut être évalué et mesuré. Les responsabilités des scientifiques fut plus grande encore parce qu’ils ont cru que l’automatisation allait remplacer le travail vivant, le travail humain. Ils ont cru en la thèse absurde de la « fin du travail ». Tout le monde ou presque acceptait cette thèse de la fin du travail, qui est une absurdité intellectuelle : comment pourrions nous produire de la valeur, de la richesse, sans passer par le travail humain ?
Ils y ont presque tous cru pourtant. Cette confiance aveugle dans les moyens de mesure du travail a joué un rôle essentiel pour affermir l’autorité des sciences de la gestion du travail qui se sont imposées dans le monde entier. Il est très facile de démontrer que les thèses des managers sont fausses, mais les scientifiques les ont soutenues. Avec quelques autres, mais nous n’étions pas nombreux, j’ai discuté et lutté contre la communauté des scientifiques autour de la thèse de la fin du travail et de sa mesure.
En réalité, on ne peut pas mesurer le travail, on ne le fait en réalité pas et on ne le fera jamais. Il y a un certains temps déjà, j’ai fait une présentation dans laquelle j’ai démontré que le travail est le résultat de l’intelligence des travailleurs et si on ne mobilise pas cette intelligence, il n’y a pas de production de valeur. C’est précisément tout ce que les travailleurs ajoutent à l’organisation du travail prescrite pour la rendre efficace, mais cette intelligence des travailleurs dépend de la mobilisation de toute leur personnalité.
Il faut alors penser au travail en dehors de lui, on ne peut plus dormir la nuit ou alors on rêve avec le travail et cela fait également partie du travail. En dehors de tout cela, la souffrance au travail, le plaisir, la reconnaissance, n’appartiennent pas au monde visible mais bien à la subjectivité tout comme l’amour, la haine, l’amertume, la déception, qui n’appartiennent pas non plus au monde du visible ; on ne les voit pas mais, précisément, il n’y a que ce que l’on voit ou que l’on peut rendre visible que l’on peut mesurer.
Quand on réalise une évaluation individualisée du rendement, on mesure donc quelque chose, mais ce n’est pas le travail, parce qu’il n’existe aucune proportionnalité entre le résultat du travail et le travail en lui-même.
Supposons que j’ai quelques élèves difficiles provenant de milieux défavorisés, je travaillerai alors beaucoup plus et ce sera plus difficile que pour un professeur qui enseigne dans un milieu bourgeois avec des enfants cultivés et les résultats seront meilleurs dans le cas du second qui travaillera moins. Si je prends le cas d’un malade difficile, par exemple un enfant psychotique, alors le travail sera plus important et les résultats seront mauvais. Par contre si je travaille avec des jeunes qui souffrent de dépression aigue dans des milieux favorisés, mon effort sera moindre et je pourrai guérir plus de gens et mes résultats seront meilleurs. (…)
Si quelqu’un réalise un travail difficile, le résultat ne va pas nécessairement refléter la qualité du travail. L’idée de l’évaluation quantitative du travail est fausse ; le travail ne s’évalue pas mais cela a cependant été accepté avec la collaboration et l’appui des scientifiques. Ils ont tous cru que le travail était mesurable. Aujourd’hui en France et dans le reste de l’Europe, et y compris en Australie, les scientifiques ont fait également des évaluations individuelles de rendement aux scientifiques. Que mesure-t-on dans ce cas ? La quantité de publications dans des revues avec des comités de lecture en anglais. Quel rapport y a-t-il entre la quantité de publications et le travail réalisé par le chercheur ? Cela est absurde, mais les scientifiques sont tombés dans leur propre piège. Et ils le méritaient.
Entretien réalisé par Mario Hernandez.
Source :
http://www.rebelion.org/noticia.php?id=168121&titular=la-transformaci%F3n-del-trabajo-provoc%F3-la-crisis-en-europa-%28i%29-
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera