La Palestine dans les révolutions arabes

Nicolas Dot-Pouillard 12 mars 2014

Il est un peu difficile de parler aujourd’hui de la Palestine dans les révolutions arabes et de l’approche des Palestiniens vis-à-vis des révolutions arabes, puisqu’on est quand même dans une période extrêmement troublée, ce que j’appelle la période “non-idéaliste” des révolutions arabes.

Il y a d’abord une première période “idéaliste” qui est la période de la chute des régimes, où on a un peu l’image de peuples unis face aux régimes autoritaires, notamment dans le cas tunisien ou égyptien. Aujourd’hui on est passé dans une autre phase. Il y a eu la crise libyenne avec l’intervention de l’OTAN, il y a des divisions profondes qui parcourent le monde arabe sur la Syrie, avec aujourd’hui une guerre civile avec un fort caractère confessionnel qui s’est surajoutée au contexte révolutionnaire du soulèvement populaire initial, qui déborde et qui interagit avec les cadres libanais et irakiens, avec des frontières de plus en plus poreuses. Il y a eu un certain écroulement de toute institution étatique en Libye, avec un pays très divisé géographiquement. Il y a eu le coup d’Etat de Sissi, à l’été 2013, en Egypte avec un rétablissement du régime autoritaire et il y a aussi la résilience de certains régimes, notamment le régime de Bahreïn qui finalement a résisté au soulèvement populaire à l’époque, résilience aussi d’autres régimes, souvent des monarchies que ce soit au Maroc ou en Jordanie.

De ce point de vue, on peut dire que seule la Tunisie fait un peu exception puisqu’il y a eu la nouvelle constitution, il y a une bipolarisation politique entre les camps islamistes et modernistes, certes, mais aujourd’hui, il y a tout de même une dynamique positive à bien des points de vue.

Les Palestiniens sont aussi affectés et divisés par la question des révolutions arabes, puisqu’aujourd’hui les révolutions arabes, ou les processus révolutionnaires arabes, et leurs fruits contrastés, divisent aussi sur certains points les rues arabes, même à un niveau populaire. Deux analystes, Robert Malley et Hussein Agha, disaient il y a plus d’un an dans un article publié dans le New York Times qu’on est passé d’un paradigme à un autre. On est passé d’un paradigme "peuple contre régime", qui était le paradigme des révolutions à leurs origines, à un paradigme aujourd’hui “peuple contre régime” certes, mais aussi "régime contre régime" et "peuple contre peuple", même si le paradigme "peuple contre régime" n’a pas totalement disparu. Ils en tiraient la conclusion selon laquelle il n’y avait pas de révolution, point sur lequel je suis en désaccord. Le grand changement aujourd’hui est qu’on est dans une situation de division dont la Syrie est devenue un peu l’emblème. Cette division, on la voit directement dans le champ politique palestinien.

La Palestine présente

Poser la question "La Palestine dans les révolutions arabes", ça peut sembler un peu décalé de prime abord, parce que naturellement la question palestinienne n’a pas été au centre des révolutions arabes, ni en Tunisie en décembre 2010, ni en Egypte en février 2011. Donc pourquoi se poser la question de la Palestine dans le cadre des révolutions arabes ?

Certains analystes ont postulé la mort de la question palestinienne lorsqu’il y a eu les premiers soulèvements arabes. Certains ont dit : "Regardez, les révolutions arabes annoncent de nouvelles thématiques : la jeunesse, l’individu, la démocratie. On est en train de dépasser les vieilles idées tiers-mondistes, l’attachement à la question palestinienne, l’anticolonialisme, tout ça disparaît avec les révolutions arabes."

Or, ce n’est pas tout à fait vrai, puisque certes, la Palestine n’a pas été et n’est pas au centre des soulèvements arabes et des différents processus révolutionnaires, pour des raisons évidentes – on se mobilise d’abord contre l’autoritarisme, mais aussi pour plus de justice sociale, contre la corruption et le népotisme qui sont liés, etc. mais ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas existé, ou que la question palestinienne aurait magiquement disparu. Le cas de la Tunisie est assez parlant.

En Tunisie, la question palestinienne a été au centre de nombreuses discussions dans l’Assemblée nationale constituante, notamment sur la question de la normalisation (”tatbia”) avec Israël. Il y a eu de très longs débats dans l’Assemblée constituante sur : "Est-ce qu’on met la criminalisation des rapports avec Israël dans la constitution ?" La criminalisation des rapports avec Israël ne faisait pas consensus, elle n’est pas passée, mais elle a été l’objet d’un débat houleux et violent à l’Assemblée.

Il y a finalement eu un compromis en Tunisie au dernier moment : la question palestinienne apparaît dans le préambule de la constitution, avec un paragraphe entier dédié au “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, ”au soutien aux mouvements de libération juste, et en premier lieu, le mouvement de libération palestinien”. On a une question palestinienne qui, en Tunisie, a été littéralement constitutionalisée. C’est plus qu’un symbole, cela a touché à quelque chose de structurel et d’historique.

Un autre cas, c’est quand Ennahda (le parti islamo-conservateur alors au pouvoir – NdT), lors de son congrès en juillet 2012, a invité Khaled Mechaal, l’un des principaux dirigeants du Hamas. C’était plus qu’une invitation symbolique, parce que Khaled Mechaal a fait un très long discours stratégique sur la politique du Hamas, mais aussi, plus généralement, sur la politique des Frères musulmans dans la région, leur approche de la question démocratique et des soulèvements arabes, leur stratégie à tenir sur un long terme. Le premier ministre du Hamas à Gaza, Ismaël Hanniye, a aussi été invité en janvier 2012 par Ennahda. Il y a aussi eu une politique offensive diplomatique tunisienne assez forte lors de la guerre à Gaza en novembre 2012 avec la visite à Gaza de Rafiq Abd Salem, qui était ministre tunisien des Affaires étrangères à l’époque.

Dans d’autres pays arabes, la question palestinienne a aussi été présente. Il y a eu des manifestations en Egypte en septembre 2011 avec une attaque de l’ambassade israélienne. Le drapeau israélien avait été retiré de l’ambassade et remplacé par le drapeau palestinien.

En Jordanie, on a vu des mobilisations continues aussi sur la question palestinienne, notamment en novembre 2011 de la part de Frères musulmans qui avaient organisé une manifestation près de la frontière avec la Cisjordanie. Dernièrement, alors que l’opposition jordanienne est complètement divisée face à la Syrie et au roi jordanien, l’un des seuls sujets sur lesquels l’ensemble de l’opposition - les nationalistes arabes, le front d’action islamiste, la gauche - a pu se mettre d’accord, c’est sur le refus de la visite de John Kerry en Jordanie et de l’approche jordanienne des négociations israélo-arabe. On a donc une question palestinienne qui n’est pas centrale, mais qui reste là, en filigrane, et qui continue à exister malgré tout.

La Palestine instrumentalisée

La question palestinienne est donc présente, mais d’une façon qui peut sembler paradoxale : elle est aussi instrumentalisée. La question palestinienne dans les révolutions arabes est apparue un peu comme un enjeu de discours, rhétorique et symbolique, où tout le monde va se réclamer de la question palestinienne pour se donner une légitimité. Bachar Al Assad va parler de la libération de la Palestine, Hassan Nasrallah parle de la Palestine avec un message : "Aujourd’hui les Arabes sont divisés sur la Syrie et les divisions sur la Syrie sont une occasion d’oublier la question palestinienne qui doit rester pour les Arabes le problème central." A l’inverse, on verra les ennemis du Hezbollah défendre aussi la question palestinienne, mise en valeur par exemple par le prédicateur, proche des Frères musulmans Youssef Al Qardawi, qui a récemment visité Gaza. On voit que la question palestinienne est instrumentalisée et utilisée par divers acteurs. Ce n’est pas nouveau, cela a toujours été le cas.

L’instrumentalisation n’est pas que négative. Lorsque je dis instrumentalisation, il faut se demander : pourquoi cette instrumentalisation et ce référent symbolique – la Palestine - continuent-ils à fonctionner sur un long terme, et peuvent-ils être partagés par des adversaires politiques ? A l’heure où les divisions sont multiples dans le monde arabe, il y a une chose sur laquelle les gens peuvent avoir un discours à peu près unifié, c’est la question palestinienne. C’est un peu le grand paradoxe.

Pourquoi cette référence en permanence à la Palestine dans les processus révolutionnaires actuels ? D’abord parce qu’il y a un substrat historique de moyen terme. Lors de tous les mouvements de contestation des années 2000 la question palestinienne – a été centrale dans les mouvements d’opposition aux régimes autoritaires.

En Egypte, par exemple, les premiers vrais mouvements de contestation contre Moubarak naissent à travers les comités de solidarité avec l’Intifada, qui ensuite se mobilisent contre l’intervention en Irak. Dans ces comités, les membres, qu’ils soient Frères musulmans ou de gauche ou nationalistes arabes, peuvent discuter ensemble avec la Palestine centrale pour la mobilisation de l’opposition.

En Tunisie, il y a en 2005 un grand mouvement de grève de la faim des avocats et des dirigeants politiques. L’opposition se structure autour de cette grève. Cette grève naît à partir de l’emprisonnement d’un avocat militant, Mohamed Abou. Il avait été enfermé pour la publication de deux articles. Le premier comparaît la prison de Ben Ali aux prisons d’Abou Ghraib en Iraq. Et un deuxième article dénonçait avec force l’invitation d’Ariel Sharon par la Tunisie au sommet mondial de l’information à Tunis. Naturellement, le mouvement d’opposition en 2005 en Tunisie n’est pas dû à la question palestinienne mais, pour attaquer le pouvoir, Mohamed Abou a pris le biais de la question palestinienne. La Palestine reste une question extrêmement sensible, aussi au niveau populaire. On passe ainsi de la question palestinienne à la critique des régimes autoritaires.

Interaction historique et permanente

La question palestinienne a aidé les différentes oppositions politiques à se mobiliser ces dernières années, mais il y a quelque chose d’historique sur long terme qui fait qu’on ne voit pas pourquoi la question palestinienne disparaîtrait, comme beaucoup d’analystes le souhaitaient en 2011. C’est parce qu’il y a une interaction historique et permanente entre la question palestinienne et la question arabe.

D’abord pour une raison sociologique pure et simple : il y a une diaspora palestinienne importante au Liban, en Syrie, en Jordanie. Le nationalisme palestinien naît en exil, dans un exil profondément arabe. Le Fatah naît en 1959 au Koweït, fait ses premières actions armées en 1965 à partir de la Jordanie. Si on prend l’ensemble du spectre politique palestinien, il naît en interaction arabe. Une partie de la gauche palestinienne vient du Mouvement des Nationalistes arabes de Georges Habache, proche à l’époque des idées du professeur Constantin Zoureik. La création de l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP) est très liée à l’histoire de l’Egypte. De 1964 à 1967, l’OLP est dirigée par Ahmed Choukeiri, avant Arafat. Choukeiri est un proche du général Abdel Nasser. Si on pense à l’histoire politique palestinienne, on pense à des formations palestiniennes et libanaises qui, dans les années 1960 et 1970, sont tout à fait entrecroisées ; l’Organisation d’Action communiste au Liban (OACL) de Traboulsi est proche du Front Démocratique pour la Libération de la Palestine de Hawatmeh, ils partagent même les mêmes pages de leur journal ; le Parti d’Action socialiste arabe est lié au Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) de Habache, etc…

Quand les Palestiniens constituent leur lutte armée et leur mouvement politique, une des références principales pour eux c’est l’Algérie avec le Front de Libération Nationale (FLN) algérien, avec lequel d’ailleurs ils vont établir des liens profonds dans les années suivantes. Ce cadre arabe est aussi symbolisé par une des figures principales du nationalisme palestinien, qui n’est pas un Palestinien. Tous les partis politiques palestiniens aujourd’hui reconnaissent Azzedine Al Kassam comme une des figures fondatrices du nationalisme palestinien. Or, Azzedine Al Kassam est né à Lattaquie en Syrie. Il va combattre les Français à Haïfa dans les années 20. Il va mourir en 1936 en combattant l’armée britannique. Il incarne l’interaction de la question palestinienne avec son environnement arabe.

Le fait colonial

Une dernière raison pour laquelle la question palestinienne parle encore est que c’est l’un des derniers conflits coloniaux au sens propre (l’implantation de colons et une bataille pour l’appropriation de la terre). On a une sphère d’alliance israélienne qui associe immédiatement Israël aux anciennes puissances coloniales, ou aux Etats-Unis, qui restent encore perçues largement soit comme d’anciennes puissances coloniales, soit, en ce qui concerne les Etats-Unis, comme un acteur impérial – le cas irakien a à peine dix ans.

Dans le monde arabe, il y a un rapport avec les Etats occidentaux extrêmement problématique, qui perdure et qui est lié également aux fruits historiques de l’expérience coloniale. De ce point de vue, le paradigme postcolonial est encore bien vivant, et la Palestine parle encore car elle fait écho à certaines séquelles passées et présentes de cette expérience coloniale. La question palestinienne fait écho à une expérience coloniale qui n’est pas du passé. Il n’y a pas que la question palestinienne qui y fait écho, naturellement, même si elle la symbolise : les débats en Tunisie autour de l’arabisation de l’enseignement (actuellement), du rapport difficile aux élites “francophones”, renvoie aussi à cela. On peut voir cela dans d’autres pays.

Donc, conclusion : une question palestinienne dans le monde arabe qui continue à exister, qui n’a pas été centrale dans les processus révolutionnaires arabes, mais qui n’a pas disparu et qui sûrement ne disparaîtra pas dans les prochaines années.

La Palestine face aux révolutions arabes naissantes

Vient maintenant une question complexe : comment les Palestiniens ont-ils, eux, appréhendé ces révolutions arabes ? Il y a plusieurs problématiques dans cela. D’abord, est-ce que les Palestiniens ont essayé de traduire les révolutions arabes avec leurs propres mots. Je dirais qu’en 2011, il y a eu une tentative palestinienne de s’approprier avec ses propres mots les révolutions arabes. Naturellement, en 2011, les Palestiniens n’ont pas manifesté pour la chute du régime dans un contexte où ils n’ont pas d’Etat. Il y a eu des manifestations dans le prolongement de ce qui s’était passé en Tunisie et en Egypte autour du thème "Le peuple veut l’unité nationale" ou "la réconciliation nationale". Les Palestiniens disaient : "Notre propre problématique, c’est qu’on n’a pas d’Etat, on est colonisé et occupé ; et on est divisé." C’est une division politique, sociale, mais aussi une division géographique entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, entre le Fatah et le Hamas. Donc il y a eu un peu cette tentative de traduire dans ses propres mots les révolutions arabes. Au début du moins.

En mai 2011, il y a eu de très importantes manifestations à la frontière entre le sud du Liban et la Syrie lors de la commémoration de la Nakbah. Certains manifestants avaient réussi à traverser la frontière. Le même genre de manifestation s’est reproduit en juin 2011. Le débat syrien commence alors à diviser les Palestiniens : certaines personnes avaient été tuées par des forces israéliennes mais, lors de l’enterrement de ces activistes au camp de Yarmouk, se sont produits des affrontements entre militants pro-régime syrien et anti-régime syrien puisque certains manifestants reprochaient au Front Populaire pour la Libération de la Palestine - Commandement Général (FPLP-CG), qui est un parti palestinien très proche du régime syrien, d’avoir instrumentalisé et manipulé cette manifestation. Il y a eu des combats dans le camp Yarmouk avec plusieurs morts.

Là on voit que cet espoir palestinien en 2011 d’avancer ses propres revendications sur la question coloniale, sur la question de la réconciliation nationale entre le Fatah et le Hamas est venu très tôt buter sur les divisions dans le monde arabe, entre islamistes et non islamistes, et plus particulièrement sur une division fondamentale qui affecte aujourd’hui complètement les Palestiniens : la crise syrienne.

L’impact de la crise syrienne

La situation des Palestiniens par rapport à la crise syrienne est extrêmement complexe. Les Palestiniens en Syrie ont le statut de réfugiés, certes avec un certain nombre de droits sociaux, mais ils sont un acteur faible sans Etat, sans armée, ils ne peuvent pas vraiment peser sur tout ça. Dans les années 2000, les Palestiniens, que ce soit le Hamas ou la gauche palestinienne, sont pris dans une alliance avec le régime à Damas. Le Hamas est présent à Damas avec sa direction politique. De 2000 à 2011, beaucoup de partis palestiniens font partie de ce qui s’appelle “l’axe de la résistance” qui est constitué de l’Iran, de la Syrie, du Hezbollah libanais, du Hamas palestinien et d’une bonne partie des organisations politiques palestiniennes.

Concernant la crise syrienne, on a un mouvement national palestinien qui est pris entre plusieurs contradictions. Dans les camps de réfugiés palestiniens en Syrie, à Yarmouk et ailleurs, il peut y avoir un sentiment de sympathie et d’empathie envers les manifestants syriens. Il y a même des Palestiniens de Yarmouk qui ont participé à des manifestations contre le régime mais, en même temps, les Palestiniens sont dans une situation difficile, ils sont dans un pays où ils bénéficient de droits beaucoup plus étendus qu’au Liban. Si vous êtes déjà allés dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, ce sont des véritables bidonvilles qui n’ont strictement rien à voir avec ce qu’on peut voir en Syrie ou même en Jordanie. Les Palestiniens sont dans une situation où ils sont face à un régime avec lequel ils se sont affrontés dans les années 70 et 80 mais qui, dans les années 2000, a de fait accueilli leur direction politique et leur a donné de l’argent et un appui logistique ; donc les Palestiniens sont dans une situation assez complexe à l’époque.

Situation assez complexe aussi, parce qu’il y a chez beaucoup de militants activistes le souvenir de l’histoire palestinienne : lorsque les Palestiniens ont trop pris parti dans un conflit arabe, ils en ont payé un prix élevé. Ils ont ce souvenir de la guerre civile au Liban, où les Palestiniens étaient un acteur politico-militaire central de la guerre civile. Les Palestiniens en sont sortis en 1990 dans une situation beaucoup plus difficile qu’elle l’était en 1969. Lorsqu’une bonne partie de l’OLP a pris parti pour Saddam Hussein en Irak, tout cela s’est terminé par l’expulsion d’une bonne partie des Palestiniens du Koweït.

Il y a chez beaucoup de Palestiniens le sentiment qu’une prise de parti trop grande soit pour l’opposition soit pour le régime, peut mener à des catastrophes plus grandes parce qu’on ne connaît jamais à l’avance qui sera le perdant et qui sera le gagnant.

Fluctuations et attentisme au Hamas

D’où le fait qu’au début des événements syriens, tous les partis palestiniens, y compris le Hamas, ont adopté une attitude attentiste. Au début du soulèvement syrien, le Hamas participe à côté du Hezbollah libanais aux tentatives de médiation entre l’opposition et le régime. Il va tenir cette ligne pendant plusieurs mois. Et puis, un bout d’un moment, le Hamas va changer de politique, surtout à partir de février 2012, puisqu’un de ses principaux dirigeants à Gaza, Ismail Haniye, va faire un discours à la mosquée Al Azhar au Caire, où il va prendre clairement parti contre le régime et pour l’opposition syrienne.

Cette prise de parti est aussi due, de la part du Hamas, à une certaine lecture des révolutions arabes : il y a en février 2012 chez le Hamas un espèce de pari politique : "Parions sur la dynamique tunisienne et égyptienne, avec la force des Frères musulmans et la montée du Qatar sur la scène régionale. Prenons acte de cette conjoncture politique pour renverser le régime en Syrie et pour gagner de nouveaux appuis régionaux." C’était le pari politique du Hamas, un pari qui a entraîné chez eux de nombreuses discussions internes. Ce pari a plus ou moins échoué parce que la conjoncture a changé.

En Egypte, Morsi a été renversé. Le Hamas a donc perdu son appui révolutionnaire égyptien. C’est extrêmement problématique pour lui. Le général Sissi au pouvoir actuellement en Egypte est quelqu’un qui est particulièrement opposé aux Frères musulmans et au Hamas. Depuis que Sissi est arrivé au pouvoir, il y a une politique de siège de la bande de Gaza qui n’est plus seulement un siège israélien, mais qui est de nouveau un siège égyptien avec une destruction systématique des tunnels qui permettaient d’approvisionner la bande de Gaza avec une fermeture de la frontière. Donc le Hamas est considérablement isolé. Sissi le vise directement : le Hamas est de fait interdit en Egypte, et reste perçu comme proche de Morsi.

D’autre part, la politique du Qatar a un peu changé : il est en retrait maintenant sur les révolutions arabes. Quant à l’Arabie Saoudite, elle n’est pas véritablement dans une dynamique de soutien au Hamas. C’est même plutôt le contraire : l’Arabie Saoudite a été parmi les premiers à soutenir le coup d’Etat de Sissi en Egypte.

Aujourd’hui le Hamas est de nouveau plongé dans une réflexion par rapport aux révolutions arabes et à la crise syrienne. Un de ses principaux dirigeants, Khaled Mechaal, qui est au Qatar, n’est pas marginalisé mais, en tout cas, son poids politique a diminué. D’après les dernières informations, dans le nouveau contexte - où on voit que le régime syrien va tenir, où le Hamas n’a plus l’appui des Frères musulmans, où le président Morsi est emprisonné - une partie de la direction du Hamas estime que le mouvement doit être prêt à renégocier ses liens avec ses alliés d’avant, principalement l’Iran et le Hezbollah. C’est un peu la ligne de Ahmed Youssef et de Mahmoud Zahar, deux des principaux dirigeants dans la bande de Gaza.

Cela n’implique pas un nouveau soutien du Hamas à Bachar Al-Assad. Les relations entre la Syrie de Assad et le Hamas ne reviendront pas en arrière, mais le Hamas aujourd’hui grosso modo se dit : renégocions avec nos vieux partenaires d’autrefois, notamment le Hezbollah, avec qui les liens en réalité n’ont jamais été coupés mais simplement refroidis. Les liens ont aussi été refroidis avec l’Iran, mais l’Iran n’a pas arrêté, par exemple, son soutien financier au Hamas.

La prudence du Jihad islamique

Le positionnement du Hamas n’a pas été partagé par les autres organisations palestiniennes. C’est important à savoir. Ceux qui ont le plus fait le pari "révolutionnaire", le pari du changement, du renversement du régime, c’est le Hamas. L’autre organisation palestinienne islamiste principale, le Jihad islamique, est un mouvement qui depuis des années a des liens profonds avec l’Iran. Il n’a pas appuyé le soulèvement syrien… mais il n’a pas complètement pris parti pour le régime non plus.

Sur les révolutions arabes, le Jihad islamique dit : « Nous saluons les revendications démocratiques des peuples arabes mais, en tant que parti politique palestinien, nous restons concentrés sur la politique palestinienne. En Syrie, nous devons participer au maximum aux négociations entre le régime et l’opposition quand c’est possible, notamment pour préserver la neutralité des camps de réfugiés. Et nous ne devons pas nous ingérer dans les affaires intérieures syriennes ; donc, ni avec le régime, ni avec l’opposition. » Donc en fait, le Jihad islamique observe le rapport de force qui est actuellement plus en faveur du régime que de l’opposition.

La neutralité ambiguë de la gauche palestinienne, du Fatah et de l’Autorité palestinienne

Ce positionnement de neutralité a été aussi le positionnement d’une partie de la gauche palestinienne. Le Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) et le Front Démocratique pour la Libération de la Palestine (FDLP) n’ont pas officiellement pris position sur la question syrienne. Les deux organisations ont affirmé le principe de la neutralité en disant : « Nous ne prenons position pour aucun des belligérants en présence. Nous sommes des réfugiés en Syrie. Nous sommes des invités, donc nous ne pouvons pas prendre parti pour un camp ou pour un autre. »

Mais cette neutralité est ambiguë, parce que certains dirigeants du FPLP ont clairement pris parti pour le régime. Leila Khaled, qui est membre du bureau politique du FPLP en Jordanie, est arrivée à Tunis pour le 40ème jour de l’assassinat de Chokri Belaid et, lors du meeting, elle est montée sur la scène en brandissant deux drapeaux : le drapeau palestinien et le drapeau du régime syrien.

Cela ne veut néanmoins pas dire que toute la gauche palestinienne soutient le régime d’Assad. Il y a des désaccords dans ces partis.

On trouve cette neutralité aussi chez le Fatah. C’est étonnant, parce que le Fatah a eu des relations assez exécrables avec le régime syrien, dans les années 70 et 80, mais aussi dans les années 2000. Pourtant le Fatah, lui aussi, va tenir ce discours de neutralité, tandis qu’une partie du mouvement s’est même de nouveau rapprochée du régime d’Assad, parce que le Fatah regarde la crise syrienne par rapport au Hamas en se disant : « Un renversement du régime syrien permettra à des forces islamistes de prendre le pouvoir en Syrie et celles-ci soutiendront de facto le Hamas. Donc, nous avons tout à y perdre, donc rapprochons-nous un peu plus du régime. » Cette position n’est pas partagée par tout le Fatah.

Donc, en conclusion, cette neutralité exprimée par la plupart des organisations palestiniennes est une neutralité assez relative.

Cette neutralité est dure à tenir, parce que le positionnement des organisations palestiniennes reflète la situation sur le terrain. On entend, par exemple, la gauche palestinienne dire : « Au début, nous étions en empathie avec les révolutionnaires syriens, mais la montée du courant salafiste nous fait peur ; donc, entre la peste et le choléra, nous choisissons le moins pire. » Cette logique est aussi à l’œuvre.

On trouve cette logique aussi chez l’Autorité nationale palestinienne, même si cette Autorité est en lien avec les pays occidentaux, avec les Etats-Unis, ce qui rend sa politique encore plus prudente.

Certains de ses dirigeants, comme Yasser Abbed Rabbo, ont dénoncé violemment la politique syrienne, notamment en août 2011 quand il y avait des bombardements sur le camp des réfugiés palestiniens près de Lattaquié. L’Autorité palestinienne n’a officiellement pas pris position dans le conflit syrien mais elle a tenté de se positionner en médiateur diplomatique. Mahmoud Abbas et le comité exécutif de l’OLP sont intervenus dans certaines libérations d’otages en Syrie, ont négocié avec certains acteurs de l’opposition syrienne et du régime, tentant de faire des Palestiniens des médiateurs en attendant que les choses se clarifient. Donc les organisations palestiniennes se trouvent dans une position d’attentisme par rapport à la crise syrienne.

Il y a des prises de position pour l’opposition syrienne comme le Hamas, d’autres plutôt en faveur du régime, mais dans toutes les organisations palestiniennes, il y a des débats. Tout le monde sait que la bataille n’est pas terminée et que le sort des diverses forces palestiniennes sera en grande partie déterminé par l’issue de la bataille syrienne. C’est pour cela que les perspectives de la réconciliation inter-palestinienne sont pour le moment bloquées.

La crise de Yarmouk

Quelques petites organisations palestiniennes se sont explicitement prononcées et engagées aux côtés du régime, comme le Front Populaire – Commandement Général (FPLP-CG) d’Ahmed Jibril ou le Fatah-Intifada. Ces organisations sont financées par le régime et elles ont participé aux combats à Yarmouk aux côtés de l’armée gouvernementale.

La question syrienne n’a pas mené à une guerre inter-palestinienne en dehors de la Syrie. En Cisjordanie et à Gaza, il n’y a pas eu de batailles entre les Palestiniens autour de la crise syrienne.

Par contre dans le camp de Yarmouk – un important camp abritant depuis 60 ans des réfugiés palestiniens, qui est situé à huit kilomètres au sud du centre de Damas (NdT) - il y a eu une réelle division entre les Palestiniens. La guerre civile syrienne est devenue une guerre civile palestinienne, parce qu’il y a des combattants palestiniens à la fois dans des groupes de l’opposition armée au régime d’Assad et dans l’armée gouvernementale.

A Yarmouk, il y a une présence tant d’Al Nosra que de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (deux groupes liés à Al-Qaeda – NdT). Des Palestiniens ont pris parti pour ces groupes. Mais il y a aussi des Palestiniens, membres du FPLP-CG de Jibril et du Fatah-Intifada, qui combattent avec l’armée gouvernementale. Donc, on peut parler d’une guerre civile syrienne qui est devenue une guerre civile inter-palestinienne. Au milieu, des partis politiques comme le Fatah et le FPLP essaient de se positionner plutôt comme médiateurs, mais ça ne marche pas vraiment.

La crise syrienne a ainsi quand même finalement abouti à des clivages dans les rangs palestiniens qui ont débouché sur cette crise de Yarmouk, avec une famine due principalement au long siège imposé par l’armée syrienne gouvernementale. Le camp est vidé de la plupart de ses habitants, qui se trouvent aujourd’hui dans les camps de réfugiés au Liban dans une situation extrêmement difficile, et qui sont donc deux fois réfugiés…

Récemment, un accord a été trouvé et signé par 14 groupes palestiniens, dont le Hamas et le FPLP-CG. De la nourriture a de nouveau pu être amenée dans le camp de Yarmouk. L’accord stipule à la fois la levée du siège par l’armée et le retrait de groupes armés de l’opposition. C’est la base de l’accord mais, pour le moment, tous les groupes armées ne sont pas partis du camp et le siège de l’armée gouvernementale syrienne n’a pas été complètement levé, même si certains passages ont été ouverts à un niveau infime. Il y a peu de chances que cet accord tienne.

Conclusion

La crise syrienne affecte le plus directement les Palestiniens et ils en discutent beaucoup actuellement, plus que de la révolution arabe. C’est la crise syrienne qui clive la rue palestinienne.

La question palestinienne n’a pas disparu des processus révolutionnaires arabes. Ceux-ci n’ont pas mis la question palestinienne en leur centre – ce qui est normal, parce qu’ils ont posé leurs propres questions sociales, démocratiques – mais ils ont, malgré tout, souvent utilisé la question palestinienne comme quelque chose d’important auquel se réfèrent les acteurs politiques. La question palestinienne a gardé tout son symbolisme dans les révolutions arabes.

La rue palestinienne est profondément divisée sur la crise syrienne et cette crise syrienne bloque pour le moment toute perspective de réconciliation nationale palestinienne et de réforme de l’OLP, parce que les Palestiniens sont, comme beaucoup d’autres gens dans la région, en attente de voir quelle sera l’issue de la crise syrienne.

La question palestinienne est effectivement instrumentalisée, elle sert d’abord à combattre l’autre, son adversaire politique. De ce point de vue-là, l’instrumentalisation est problématique. Mais, en même temps, il est intéressant de voir que dans le cadre actuel arabe - avec toutes ses divisions de nature confessionnelle, politique, militaire, identitaire, religieuse - un des seuls sujets qui fait consensus, c’est encore la question palestinienne.

Certains disent qu’on parle toujours de la Palestine, parce que les Arabes n’arrivent pas à résoudre leurs propres problèmes, qu’il s’agirait en somme d’une sorte de dérivatif utile. Mais j’aimerais voir les choses d’une façon plus optimiste : le fait que les gens continuent à agir et parler de la Palestine, et qu’ils sont d’accord sur le fond de cette question, en dépit de leurs divisions, signifie que, dans la période actuelle de délitement et de division, la question palestinienne apparaît bien également comme un élément qui continue à créer du commun et du lien politique et social.

Nicolas Dot Pouillard est chercheur à l’Institut français du Proche-Orient.
Ce texte est la transcription d’une intervention qu’il a faite pendant un séminaire à Sciences Po, Paris, le 21 février 2014, organisé par le Palestinian Youth Movement (PYM).

Transcription et intertitres pour Avanti : Chris Den Hond