La face cachée de la monarchie

Jean Peltier, Pierre Bonsin 3 juillet 2013

L’histoire officielle de Belgique présente nos rois successifs comme de nobles personnages se tenant au-dessus des partis et des classes sociales, uniquement soucieux du bien de la Nation et de tous les Belges, et ne disposant que de peu de pouvoirs personnels, exercés sous le contrôle du gouvernement et du parlement.

L’histoire réelle de nos différents monarques montre bien qu’il ne s’agit là que d’un mythe et que, de Léopold Ier à Albert II, les rois se sont faits les fidèles défenseurs des intérêts des classes dominantes… tout en n’oubliant jamais les leurs.

Clé de voûte

« Jeune pays cherche monarque pour travail de relation publique et de construction de nation. Bonne présentation. Dot appropriée bienvenue ». Cette petite annonce aurait très bien pu paraître dans les journaux de 1830. En effet, lorsque contre toute attente, une insurrection chasse les troupes hollandaises de ce qui n’est pas encore la Belgique, il n’existe aucun mouvement populaire organisé et la bourgeoisie hérite du pouvoir.

Celui-ci est pourtant très instable à cause de la menace hollandaise et de la crise économique, source d’agitation sociale. La bourgeoisie belge va donc devoir rechercher une institution susceptible de contrôler la situation et de symboliser une nation qui n’existe pas encore. Cette institution, ce sera la monarchie. Plus qu’un symbole, le roi va constituer la clé de voûte d’un édifice social, le garant de sa stabilité et l’ultime recours en cas de crise.

Intérêts financiers…

Altruistes et désintéressés, nos illustres souverains ? Ce sont surtout des hommes d’affaires ayant leurs intérêts propres. Léopold Ier était en étroite relation avec l’une des principales puissances financières de l’époque, la famille Rothschild. En 1837, il devint le principal actionnaire de la Société Générale, ce qui lui assura de solides bénéfices et lui permit d’arrondir une fortune personnelle déjà coquette. Son fils Léopold II poursuivit dans cette voie. Il tira un immense profit du Congo, à la fois comme souverain de ce territoire, qui fut pendant 24 ans sa propriété personnelle avant de devenir la colonie de la Belgique, mais aussi comme actionnaire de la Société Générale qui en exploitait de larges territoires.

Depuis Léopold Ier, des relations très étroites se sont maintenues entre la monarchie et la principale banque du pays. Les principaux dirigeants de la Société Générale ont été le plus souvent des proches du roi et la Cour a toujours été représentée dans la direction de la banque.

…et pouvoirs politiques

Démocrates et soucieux de représenter les aspirations de toute la société nos bons rois ? Les pouvoirs réels dont ont disposé les rois sont loin d’être négligeables et ceux-ci ont toujours tenté de les élargir au maximum. De Léopold Ier à Léopold III, ils sont intervenus directement et souvent ouvertement, dans le jeu politique. Ce n’est qu’après la Question Royale que la monarchie, affaiblie, sera forcée d’agir d’une manière plus discrète.

Léopold Ier a été mis sur le trône par un Congrès élu par 1% de la population (seules 40.000 personnes avaient le droit de vote) et évidemment composé uniquement d’aristocrates et de grands bourgeois : il ne s’en est jamais plaint.

Léopold II vouait une haine ouverte aux idées socialistes et combattit toute sa vie le suffrage universel.

Albert Ier mena lui aussi une politique autoritaire, usant très largement de ses pouvoirs constitutionnels. S’il accorda le suffrage « universel » (car pour les hommes seulement !) en 1919, malgré l’opposition des milieux politiques de droite, ce fut, intelligemment, pour désamorcer la menace réelle d’explosion sociale.

Quant à Léopold III, il ne manqua pas une occasion avant 1940 pour montrer son mépris pour la démocratie et le système parlementaire. La guerre lui offrit l’occasion pour tenter de substituer au régime démocratique parlementaire un régime plus autoritaire ayant la royauté comme clé de voûte. En novembre 1940, il rencontra Hitler afin d’imaginer l’avenir de la Belgique dans une Europe sous la domination des Nazis.

Léopold III souhaitait revenir sur le trône en 1944 mais une grande partie des organisations de la résistance et du mouvement ouvrier ne voulait plus de lui à cause de son attitude ambiguë envers les Nazis. Pendant six ans, son frère Charles assuma la régence. A travers lui, la monarchie continua à intervenir dans la vie publique : il travailla activement à désagréger toute possibilité d’action commune de la gauche.

Lorsque Léopold III voulut revenir en Belgique en 1950, l’opposition fut vive. Lors d’une consultation populaire, 57% des voix s’exprimèrent pour un retour du roi mais en Wallonie comme à Bruxelles une majorité s’opposa à celui-ci. Quand Léopold rentra en Belgique en juillet ’50, grèves et manifestations se multiplièrent. Devant le risque d’un affrontement général, Léopold abdiqua en faveur de son fils Baudouin. Ebranlée, la monarchie dut dès lors se créer une nouvelle image : ce fut Baudouin, le roi démocrate et charitable.

Baudouin, le « roi démocrate »…

Au cours de son long règne (1951-1993), une image pieuse de Baudouin a été construite et diffusée avec constance et opiniâtreté afin de redorer le prestige de la royauté : celle d’un homme ayant un profond sens démocratique et un grand respect des institutions, et doté de surcroît d’un caractère profondément charitable. Derrière l’image, la réalité est une nouvelle fois passablement différente.

Même s’il n’avait plus l’influence de ses prédécesseurs, Baudouin est intervenu à plusieurs reprises dans la vie politique du pays. En 1959-60, il a essayé de freiner au maximum le processus d’accession du Congo à l’indépendance, et, l’année suivante, il a poussé le gouvernement de droite à la fermeté face à la grève générale de l’hiver 60-61. En janvier 1982, alors que le nouveau gouvernement de droite de Martens-Gol cherchait les moyens d’imposer une austérité radicale face à la crise économique (déjà !), Baudouin a tenu le 26 janvier un discours mémorable dans lequel il critiquait la lenteur et le blocage trop fréquent des institutions et leur incapacité à agir… c’est-à-dire à imposer une politique d’austérité plus dure. Quatre jours plus tard, le parlement vota les pouvoirs spéciaux qui permirent au gouvernement de passer au-dessus du contrôle de ce même parlement pour mener cette politique d’austérité et de violentes attaques contre les acquis sociaux.

…et le « roi charitable »

L’autre face de sa personnalité complaisamment mise en avant, c’était son caractère charitable et sa préoccupation permanente pour les plus défavorisés. Ses discours en appelaient à plus de justice sociale et il n’hésita pas à dénoncer « le cancer du racisme qui ronge la société ». Mais, derrière ces belles paroles, il ne s’est jamais opposé ni aux mesures prises pour faire payer la crise aux travailleurs, même les plus pauvres, ni à celles prises à l’encontre des immigrés et des réfugiés.

Il aimait les enfants, même ceux qui ne sont pas encore nés. Il prit donc publiquement parti en refusant de voter la loi dépénalisant l’avortement (obligeant les constitutionnalistes et les dirigeants politiques à inventer une prétendue « incapacité provisoire de régner », ironiquement rebaptisée Interruption Volontaire de Gouverner). Par contre, il resta d’un silence de marbre devant le calvaire de centaines de milliers d’enfants irakiens, souffrant et mourant à cause d’un embargo international auquel la Belgique participait activement.

Baudouin avait aussi une conception très particulière du slogan « Touche pas à mon pote ». Il a ainsi entretenu tout au long de son règne de très bonnes relations personnelles avec nombre de chefs d’Etat fort peu démocrates, au premier rang desquels le dictateur espagnol Franco et le président Mobutu du Congo-Zaïre. En octobre 1990, il a pesé de tout son poids sur le gouvernement belge pour qu’il envoie les paras au Rwanda pour sauver le régime dictatorial en place qui était très lié à l’Eglise catholique. Membre de l’Ordre de Malte et proche de l’Opus Dei par sa femme, Baudouin a aussi entretenu d’étroites relations avec ce que le monde catholique international compte de plus conservateur.

Loin d’être une autorité purement morale, neutre et au-dessus des partis, Baudouin a été un conservateur décidé et actif, aux interventions politiques multiples et dont l’entourage appartenait en grande partie au monde catholique le plus réactionnaire. Sa grande habileté fut d’emballer cet engagement dans les plis de la compassion et de l’humanisme chrétiens.

A suivre : Albert II, le « roi sympathique »