16 janvier 2013
Michael Löwy était présent au Brésil à la fin de 2012 pour la promotion de son livre (pour la première fois traduit en Portugais) : « La théorie de la révolution chez le jeune Marx », publié en France en 1970 (aux éditions Maspero). A partir des concepts des classiques (principalement Marx et Walter Benjamin), il aborde dans cette interview les questions soulevées par la crise que traverse le capitalisme et par les mouvements contestataires qui ont surgis dans différentes parties du monde. Il y développe également les principes de l’écosocialisme. Outre son engagement politique et militant (notamment dans le Nouveau Parti Anticapitaliste en France), Michael Löwy est un auteur marxiste prolifique et est directeur de recherches au CNRS à Paris et professeur aux Écoles de Hautes en Sciences Sociales.
En quoi la théorie de la révolution chez le jeune Marx nous aide à comprendre la situation actuelle, avec les mobilisations des indignés dans l’Etat espagnol, en Grèce et dans d’autres pays d’Europe et autres mouvement « Occupy » dans le monde ? S’agit-il de mouvements anticapitalistes ?
Les mouvements des « Indignés » s’opposent aux politiques dictées par le capital financier, par l’oligarchie des banques et qui sont appliquées par des gouvernements d’orientation néolibérales. Leur principal objectif est que les travailleurs, les pauvres, la jeunesse, les femmes, les pensionnés (c’est-à-dire 99% de la population) payent la facture de la crise du capitalisme.
Cette indignation est fondamentale. Sans indignation, rien de grand et de significatif ne se fait dans l’histoire de l’humanité. La dynamique de ces mouvements est celle d’une croissante radicalisation anticapitaliste, bien qu’elle ne se fasse pas toujours de manière consciente. C’est dans le cours de son action collective, de sa pratique subversive que ces mouvements peuvent prendre un caractère radical et émancipateur. C’est ce qu’expliquait Marx dans sa théorie de la révolution, inspirée par la philosophie de la praxis.
Marx écrivait au XIXe siècle. Les révolutions socialistes ont eu lieu au XXe siècle. En quoi les différentes formes dans lesquelles se sont matérialisées les révolutions influent sur notre capacité de les comprendre au XIXe, au XXe et au XXIe siècle ?
Les révolutions prennent toujours des formes imprévues, innovatrices, originales. Aucune ne ressemble à la précédente. La Commune de Paris (1871) fut un formidable soulèvement de la population laborieuse de cette grande ville et la Révolution russe fut une convergence explosive entre le prolétariat urbain et les masses paysannes. Dans les autres révolutions du XXe siècle, de la Révolution mexicaine de 1911 à la Révolution cubaine de 1959, ou les révolutions asiatiques (Chine, Vietnam), les paysans furent le principal sujet dans le processus révolutionnaire.
Nous ne pouvons pas prévoir quelles seront les révolutions du XXIe siècle ; elles ne répéteront sans aucun doute pas les expériences du passé. D’autre part, il existe ce que Walter Benjamin appelait la « tradition des opprimés » : l’expérience de la Commune de Paris inspira la Révolution russe et aujourd’hui encore elle est un exemple d’auto-émancipation révolutionnaire des classes subalternes.
Avec la crise capitaliste de 2008 et l’intervention des Etats pour sauver l’économie, on avait pensé que l’ère néolibérale était arrivée à son terme. Depuis lors, la destruction des droits conquis dans le cadre de l’Etat Providence s’est au contraire intensifiée, comme on l’a vu en Europe. Qu’es-ce que cela signifie ?
L’intervention des Etats n’a aucunement signifié la fin du néolibéralisme. L’unique objectif de ces interventions était de sauver les banques, de sauver la dette et de garantir les intérêts des marchés financiers. C’est pour ces objectifs que l’on sacrifie les conquêtes de dizaines d’années de luttes des travailleurs : droits sociaux, services publics, pensions et retraites, etc. Pour la logique de plomb du capitalisme néolibéral, tout cela ne constitue que des « dépenses inutiles ».
Un vieux débat dans la gauche concerne le rapport entre réforme et révolution. Dans le contexte de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, avec des situations telles que, par exemple, la victoire électorale de partis de gauche en Amérique latine et même dans certains pays d’Europe, la question revient à l’ordre du jour. Comment analysez-vous ce rapport aujourd’hui ?
Rosa Luxemburg avait déjà expliqué, dans son merveilleux livre « Réforme ou révolution ? » (1899), que les marxistes ne sont pas contre les réformes ; au contraire, ils appuient toute réforme qui soit favorable aux intérêts des travailleurs : salaire minimum, assurance santé, garantie d’emploi, par exemple. Elle rappelait simplement que nous ne pouvons pas arriver au socialisme par l’accumulation graduelle de réformes : seule une action révolutionnaire qui renverse le mur du pouvoir politique de la bourgeoisie pourrait initier une transition au socialisme.
Le problème de la majorité des gouvernements de centre-gauche, tant en Europe qu’en Amérique latine, est que les « réformes » qu’ils appliquent sont très souvent de nature néolibérale : privatisations, dégradation de la situation des retraités, etc. Il s’agit de variantes du social-libéralisme, qui acceptent le cadre économique capitaliste, mais qui au contraire du néolibéralisme réactionnaire ont quelques préoccupations sociales. C’est le cas des gouvernements de Lula-Dilma au Brésil. Et je crains que dans le cas de la France (avec l’élection de François Hollande) on en arrive même pas jusque là.
Un défi pour la gauche qui est arrivée au pouvoir en Amérique latine est d’équilibrer la dépendance économique de l’exploitation des ressources naturelles (comme le pétrole au Venezuela ou le gaz naturel en Bolivie) avec la tentative de dépasser la logique capitaliste de destruction de l’environnement. A votre avis, un tel équilibre est-il possible ?
Contrairement aux gouvernements sociaux-libéraux, ceux du Venezuela, de Bolivie et d’Equateur ont mené à bien une véritable rupture avec le néolibéralisme, affrontant les oligarchies locales et l’impérialisme. Mais pour assurer leur propre survie économique et pour financer leurs programmes sociaux, ils dépendent de l’exploitation des énergies fossiles (pétrole, gaz), qui sont les principales responsables du désastre écologique qui menace l’avenir de l’humanité. Il est difficile d’exiger de ces gouvernements qu’ils cessent d’exploiter ces ressources naturelles, mais ils pourraient utiliser une partie de la rente pétrolière pour développer les énergies renouvelables (ce qu’ils ne font que très peu).
Une initiative intéressante à ce sujet est le projet de « Parc Yasuni », en Equateur, une proposition des mouvements indigènes et des écologistes assumé, après quelques hésitations, par le gouvernement de Rafael Correa. Il s’agit de préserver une vaste région de bois tropicaux, en laissant le pétrole sous la terre, mais en exigeant, en même temps, que les pays riches payent la moitié (9 millions de dollars) de la valeur de ce pétrole. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’initiatives comparables au Venezuela ou en Bolivie.
La critique de la destruction de l’environnement comme étant inhérente au capitalisme était-elle déjà présente chez Marx ?
De nombreux écologistes critiquent Marx en le considérant comme un productivistes, tout comme les capitalistes. Cette critique me semble complètement erronée : en faisant une critique du fétichisme de la marchandise, c’est précisément Marx qui a réalisé la critique la plus radicale de la logique productiviste du capitalisme, l’idée que la production de plus de marchandises est l’objectif fondamental de l’économie et de la société. L’objectif du socialisme, explique Marx, n’est pas de produire une quantité infinie de biens, mais de réduire la journée de travail, de donner au travailleur du temps libre pour participer à la vie politique, pour étudier, pour jouer, pour aimer…
En conséquence, Marx nous donne les armes pour une critique radicale du productivisme et, concrètement, du productivisme capitaliste. Dans le premier tome du Capital, Marx explique comment le capitalisme épuise non seulement l’énergie des travailleurs, mais aussi les propres forces de la Terre, gaspillant les richesses naturelles, détruisant la planète elle-même. Ainsi, cette perspective, cette sensibilité est présente dans les écrits de Marx, bien qu’elle n’ait pas été suffisamment étudiée.
Le « Manifeste Ecosocialiste » que vous avez contribué à écrire en 2001 dit que le capitalisme n’est pas capable de résoudre la crise écologique qu’il produit. Comment analysez vous les solutions à ce problème que présente le capitalisme lui-même, comme dans le cas de l’économie verte ?
La dénommée « économie verte » promue par les gouvernements et les institutions internationales (Banque mondiale, etc.) n’est rien d’autre qu’une économie capitaliste de marché qui cherche à traduire en profits et en rentabilité certaines proposition techniques « vertes » assez limitées. Bien entendu, tant mieux si une quelconque entreprise développe l’énergie éolienne ou photovoltaïque, mais cela n’amènera pas de modifications substantielles si cela ne s’accompagne pas de réductions drastiques dans la consommation marchande et la rentabilité du capital. D’autres projets « techniques » sont encore pires. Par exemple, les fameux « bio-combustibles » qui, comme le dit Frei Betto, devraient s’appeler « nécro-combustibles » parce qu’ils utilisent des sols fertiles pour produire du soi-disant carburant « vert » pour remplir les réservoirs des voitures au lieu de remplir les estomacs de ceux qui ont faim.
Est-il possible d’intégrer une perspective comme celle de l’écosocialisme dans le capitalisme ?
L’écosocialisme est, par nature, anticapitaliste. En tant que perspective, il implique le dépassement du capitalisme car il se veut être une alternative radicale à la civilisation capitaliste/industrielle occidentale moderne. D’autre part, la lutte pour l’écosocialisme commence ici et maintenant, dans la convergence entre les luttes sociales et écologiques, dans le développement d’actions collectives en défense de l’environnement et des biens communs. C’est au travers de ces expériences de lutte, d’auto-organisation, que se développera la conscience socialiste et écologique.
La perspective écosocialiste présuppose une critique du concept de progrès. En quoi consiste cette critique ?
Walter Benjamin insistait, avec raison, sur le fait que le marxisme devait se libérer de l’idéologie bourgeoise du progrès qui a contaminée de larges secteurs de la gauche. Il s’agit d’une vision de l’histoire en tant que processus linéaire, d’avancée, menant nécessairement à la démocratie et au socialisme. Ces avancées auraient leur base matérielle dans le développement des forces productives, dans les conquêtes de la science et de la technique.
En rupture avec cette vision (peu compatible avec l’histoire du XXe siècle, faite de guerres impérialistes, de fascisme, de massacres, de bombes atomiques), nous avons besoin d’une vision radicalement différente du progrès humain, qui ne se mesure pas par le PIB, par la productivité ou par la quantité de marchandises vendues et achetées, mais bien par la liberté humaine, par la possibilité pour les individus de réaliser leur potentialités ; une vision pour laquelle le progrès n’est pas quantifiable en biens de consommation mais en qualité de vie, en temps libre (pour la culture, la détente, le sport, l’amour, la démocratie) et pour un nouveau rapport à la nature. Pour l’écosocialisme, l’émancipation humaine n’est pas une « loi de l’histoire » mais une possibilité objective.
Quelles sont les principales différences entre l’écosocialisme et la forme avec laquelle le socialisme réel a abordé les problèmes environnementaux ? Et la social-démocratie, est-elle parvenue à construire des alternatives à cette logique destructive du capital ?
Le dénommé « socialisme réel » (très réel mais très peu socialiste) qui s’est instauré en URSS avec la dictature bureaucratique de Staline et ses successeurs a tenté d’imiter le productivisme capitaliste, avec des résultats environnementaux désastreux, aussi négatif que son équivalent en Occident. La même chose vaut pour les autres pays d’Europe orientale et pour la Chine. Les intuitions écologiques de Marx furent ignorées et on a mené à bien une forme d’industrialisation forcée en copiant les méthodes du capitalisme.
La social-démocratie est un autre exemple négatif : elle n’a pas cherché à remettre en question le système capitaliste et s’est limitée à une gestion plus « sociale » de son fonctionnement. Même dans les pays dans lesquels elle a gouverné en coalition avec des partis verts, la social-démocratie n’a pas été capable d’assumer la moindre mesure écologique radicale.
L’écosocialisme correspond au projet d’un socialisme du XXIe siècle, qui se distingue des modèles qui ont échoué au cours du XXe siècle. Cela implique une rupture avec le modèle de civilisation capitaliste et une vision radicalement démocratique de la planification socialiste et écologiste.
Source : http://www.rosa-blindada.info/?p=2130
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera