Kurdistan : Le « Newroz » et les élections municipales

Tino Brugos 7 avril 2014

Chaque 21 mars, une bonne partie des peuples du Moyen-Orient fête le « Newroz ». Cette date, qui coïncide avec l’équinoxe de printemps, est considérée par les Kurdes comme le début de l’année nouvelle. Il s’agit d’une fête traditionnelle dont l’origine se perd dans la nuit des temps. S’il existe la légende du héros Kawa afin d’expliquer son origine, la vérité est que pour des peuples comme les Kurdes, qui vivent au milieu d’imposantes chaînes montagneuses, l’arrivée du Newroz signale la fin de l’hiver et la reprise des activités traditionnelles de pâturage, paralysées pendant les mois où la neige empêche tout déplacement. De l’Anatolie jusqu’au Tadjikistan, les peuples indo-européens de la région (Kurdes, Perses, Tadjiks) s’unissent ainsi dans une fête qui, aux dires de certains, rappelle la fin de l’empire assyrien et le début de l’hégémonie des Mèdes et des Perses.

Tel a été le Newroz durant des siècles, jusqu’à ce que dans la décennie des années 1980 du dernier siècle, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) décide de convertir cette date en une journée de lutte pour les droits du peuple kurde. Associée au feu, élément sacré dans l’ancienne religion du mazdéisme, sa persistance nous rappelle que l’Islam s’est imposé dans la région sans pouvoir éradiquer certaines pratiques et croyances antérieures. Ainsi, chaque 21 mars, les gens allument des bûchers, se prennent par la main et dansent autour de ces derniers pour ensuite sauter au dessus des cendres. De manière symbolique, à une époque où certains d’entre eux mourraient victimes de la torture et des mauvais traitements, les prisonniers du PKK enfermés par la dictature militaire allumaient des allumettes dans les prisons.

A partir de ces exemples on est passé à une nouvelle étape où la célébration familiale s’est transformée en une revendication politique massivement suivie par la population. La répression s’est alors également fait sentir. L’Etat turc a très vite compris le défi que supposait cette commémoration dans les rues et c’est pour cette qu’en 1992, en pleine Guerre du Golfe, l’armée réprima durement le Newroz à Cizre, laissant un bilan de plus de 200 morts. Depuis lors, le Newroz est devenu la Journée Nationale Kurde et elle est massivement célébrée dans tous les recoins du Kurdistan ainsi que dans la diaspora. La Turquie a fini par mener une tentative d’assimilation avec un « Nevruz » officiel et sans racine traditionnelle parmi la population d’origine turque.

L’an dernier, avec le développement du processus de paix, le Newroz kurde a été reconnu comme une activité légale. Des millions de personnes se sont rassemblées à Amed, nom kurde de Diyarbakir, pour écouter le message d’Abdulah Ocalan (dirigeant historique du PKK, NdT), emprisonné depuis 1999, et dans lequel il annonçait le début d’une nouvelle phase dans la lutte du peuple kurde à partir d’un processus de paix incertain. Une année est passée depuis lors au cours de laquelle les armes se sont tues pour jauger les possibilités d’une issue pacifique à un conflit qui affecte un peuple incrusté au cœur du Moyen-Orient et qui se trouve divisé entre quatre grands Etats : Turquie, Irak, Iran et Syrie.

Cette année, comme l’an passé, la population kurde d’Amed s’est rassemblée dans le parc du Newroz. Elle continue à revendiquer une solution démocratique qui mette fin à la situation existante depuis près d’un siècle, quand, à la fin de la Première Guerre mondiale, les puissances impérialistes se partagèrent la région en fonction de leurs intérêts, niant le droit à l’autodétermination aux peuples qui s’y vivaient. Comme l’an passé, Ocalan a envoyé à travers ses avocats un message dans lequel il insiste sur la nécessité d’ouvrir un nouveau cadre qui mette un terme au sacrifice de milliers d’hommes et de femmes jeunes pour la libération du Kurdistan. Il a également insisté sur la nécessité d’une solution démocratique qui permette de rénover les liens historiques existants entre Kurdes et Turcs, mais avec égalité et respect mutuel.

Raz-de-marée violet au Kurdistan

Le Newroz a coïncidé cette année avec les élections municipales, qui se sont déroulées quelques jours plus tard. A cette occasion, les Kurdes étaient représentés par le BDP (Parti de la Démocratie et de la Paix), héritier d’autres forces politiques antérieures qui ont été interdites de manière consécutive par l’Etat turc (HEP, DEP, HADEP, DEHAP, DTP), sans que cette mesure parvienne à faire taire les voix qui exigent la fin du conflit.

Il régnait à l’occasion de ces élections un certain optimisme face à l’usure du président Erdogan et à la relance des mobilisations dans les grandes villes turques comme Istanbul ou Ankara. L’idée qu’il allait se produire un bouleversement électoral était fort présente dans les esprits. Comme aux élections précédentes, une alliance électorale a été formée, regroupant le Parti de la Démocratie Populaire (HDP) et la gauche alternative. Ainsi, le BDP et le HDP se présentaient en alliance avec l’espoir d’augmenter leur présence dans les institutions locales et de se faire l’écho des aspirations exprimées par de larges secteurs sociaux ; libertés démocratiques et rejet des tentatives d’imposer la censure sur Internet ; condamnation de la dérive autoritaire d’Erdogan ; rejet du processus d’islamisation de l’AKP (le parti au pouvoir, NdT), etc.

En ce qui concerne le BDP, sa participation électorale a été marquée par la présentation de listes où les femmes occupaient une place prépondérante. En effet, plus de la moitié des candidats étaient des femmes qui, en outre, étaient situées sur des places éligibles. Face au 55% de femmes sur les listes du BDP, les autres forces politiques, comme l’AKP islamiste, présentaient un misérable 2,5%, les laïcs du CHP 4% et les ultra-nationalistes du MHP à peine 1%. En elle-même, cette présence des femmes est un succès vu qu’il a servi à mettre sur la table le débat sur le rôle de la femme dans la société turque. En plaçant en tête de ses listes des femmes de valeur dans des grandes villes comme Amed/Diyarbakir, Istanbul, Urfa et d’autres plus petites, l’orientation de l’alliance BDP-HDP était à ce sujet très claire.

Cette décision visait aussi à présenter l’image d’une force politique moderne, proche des secteurs sociaux émergents dans lesquels les femmes jouent un rôle important. Il faut tenir compte du fait que le parti d’Erdogan, qui se définit comme islamiste modéré, est en train d’impulser un processus d’islamisation de la société qui suppose un défi pour les femmes. Face à l’image officielle d’un Erdogan qui apparaît sur les photos avec son épouse portant le foulard islamique, les candidates du BDP posaient sur les affiches électorales habillées à l’européenne. On offrait de cette manière l’image d’une force capable de défier les traditions culturelles de l’Anatolie profonde et qui, en même temps, veut se lier aux secteurs urbains laïcs et progressistes. Et tout cela dans un contexte régional où les révoltes arabes sont entrées dans une phase de stagnation avec le renforcement des secteurs islamistes traditionnels. Une fois de plus, le mouvement kurde apparaît comme une force laïque et un facteur de rénovation et de progrès dans la région.

Les résultats électoraux

Par rapport aux prévisions les plus optimistes, les résultats finaux ont représenté une relative déception. Erdogan et l’AKP ont certes subis une érosion, mais ils conservent suffisamment de forces que pour se maintenir au pouvoir. Malgré tout, il faut souligner qu’il y a eu une légère progression dans les votes. Lors des élections de 2009, le BDP avait obtenu 5,2% des suffrages et, cette année, il a atteint 6,3%.

Parmi les données le plus significatives, il faut signaler la présentation de listes dans des villes comme Mardin, Agri ou Bitlis, qui sont des capitales provinciales. Dans la première, une liste dirigée par l’ex-député Ahmed Turk a raflé 52% des votes ; à Agri ce fut 44% et il y a eu une majorité plus courte à Bitlis. A ces faits nouveaux, il convient d’ajouter le maintien des mairies d’Amed/Diyarbakir, mais où l’on passe de 65% à 57% des votes. D’autres villes sont conservées comme Batman, Van, Dersim, Sirt, Hakkari, Sirnak et Igdir. Pour le BDP, il s’agit d’une victoire et de la réaffirmation que le mouvement kurde est une force représentative qui sera capable d’avancer vers une autonomie démocratique imposée à partir du pouvoir municipal.

Source :
http://vientosur.info/spip.php?article8911
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera