« Il faut empêcher que la Syrie devienne un nouvel Irak ». Entretien avec Salameh Kaileh, marxiste syrio-palestinien

Mónica G. Prieto, Salameh Kaileh 5 décembre 2012

Mónica G. Prieto a rencontré Salameh Kaileh (Birzeit, Palestine, 1955) à Beyrouth pour le site d’infos « Cuarto Poder ». L’intellectuel syrio-palestinien, qui fut membre du Fatah dans le passé, ne pouvait s’empêcher de penser à Gaza (l’entretien s’est déroulé pendant que les bombes israéliennes tombaient sur la ville), mais aussi à la Jordanie, où il a été récemment déporté (le pays est actuellement secoué par des vagues de protestations contre le roi Abdallah). Mais c’est surtout la Syrie qui occupe son esprit, pays où il a passé la majeure partie de sa vie et où il a souffert des représailles du régime pour sa participation à l’opposition intellectuelle contre la dictature. (Avanti4.be)

Sa dernière arrestation lui a valu 20 jours de tortures. « C’était le 23 avril. Ils m’ont d’abord interrogés en me frappant, mais ils avaient reçu l’ordre de ne pas laisser de marques, aussi ils n’ont pas enlevé mes vêtements. Ils ignoraient que j’ai une maladie cutanée et que leurs coups ont fait que ma peau est devenue violacée. Ils m’ont ensuite transféré à un hôpital militaire et c’est là qu’ils m’ont réellement torturé. Ils nous enchaînaient deux par deux, sur chaque lit et les coups étaient continus. Les bastonnades étaient si brutales que deux prisonniers sont morts en ma présence. » Ils n’ont pas hésité à le torturer malgré le fait qu’ils savaient que leur prisonnier souffre d’un cancer. En dépit de tout, Salameh relativise les mauvais traitements subis ; rien de sérieux, selon lui, en comparaison avec les huit années de prison sous la dictature d’Hafez Al Assad.

La renommée internationale de ce penseur marxiste, l’un des plus respectés dans la région et auteur de nombreux livres sur l’impérialisme, le marxisme, le nationalisme arabe et ses limites, la globalisation ou le sionisme, ne lui ont pas évité la persécution du régime. Et cette dernière n’a en rien minée ses convictions sur la révolution qui se déroule dans le pays.

Mais son esprit critique le porte à être très lucide sur les grands défis et les difficultés qu’affronte une insurrection qui, depuis un certain temps, a du prendre les armes. « L’un des plus graves problèmes est que le chaos augmente, malheureusement à cause du manque d’unité politique. Les groupes qui composent l’ASL (Armée syrienne libre) entrent en compétition les uns contre les autres et l’absence de contrôle et le soutien du régime permet à des bandes criminelles de s’organiser et de se présenter comme membres de l’ASL. Il y a aussi un manque d’expérience militaire, une augmentation des groupes fondamentalistes et tout cela entraîne des mauvaises pratiques préjudiciables pour la société. A cela s’ajoute le fait que des rebelles se cachent dans les villes au lieu de le faire dans les zones ouvertes des campagnes pour éviter des pertes civiles ». Kaileh rappelle que, tout récemment, les habitants d’un quartier de Damas ont demandé à l’ASL qu’elle abandonne les lieux pour éviter sa destruction.

Considéré comme l’une des voix les plus indépendantes de la révolution, Salameh Kaileh critique l’ASL, le régime et les groupes djihadistes qui sont arrivés en Syrie et qui pourraient séquestrer la révolution ; des groupes comme « Ahrar al Islam » ou « Jahbat al Nousra », qui se déclarent proches d’Al Quaeda et qui se sont déjà démarqués de la coalition de l’opposition en exile en annonçant qu’ils aspirent à la création d’un Etat islamique.

« L’ASL commet des erreurs avec la population civile, mais ce sont surtout les salafistes qui en sont responsables » explique-t-il. « Il faut chercher une solution pour unifier les milices et organiser un organe de sécurité et de justice dans les zones contrôlées par l’ASL, avec ses propres tribunaux. Le plus important est de ramener l’ordre parce que Bachar n’est toujours pas tombé par notre faute, à cause du caractère chaotique de la révolution ».

« Les politiciens (de l’opposition) à l’étranger sont très loin des aspirations et des inquiétudes des gens sur place. En outre, la dictature a détruit toute une génération politique, ce qui fait que les gens n’ont pas de représentants sur le terrain. L’exil ne répond pas aux besoins de la Syrie ». Kaileh se prononce durement sur la nouvelle coalition d’opposition, qui a déjà reçu le soutien de l’Union européenne – et tout particulièrement de la France, de la Grande-Bretagne, de la Turquie et du Conseil de coopération du Golfe Persique. « Je ne crois pas que sa création aura un quelconque impact sur la révolution syrienne. Ses membres proviennent du même sérail que le Conseil précédent, ce sont des dissidents du Conseil national syrien. Ils continuent à vivre en dehors du pays, même les jeunes qui ont été invités à intervenir dans le forum vivent en exil. Soheir Atassi et Riad Seif (vice-présidents) viennent bel et bien quant à eux de l’intérieur, mais ils sont très éloignés des gens. Nous avons toujours des partis d’opposition à l’intérieur de la Syrie qui sont déconnectés de la réalité ».

Kaileh s’émeut quand on mentionne l’existence d’une guerre civile en Syrie. « Je ne crois pas qu’il s’agit d’une guerre civile mais bien d’une révolte contre le régime. Dès les premiers instants, la dictature a tenté de semer la haine sectaire en perpétrant des massacres dans le but de provoquer une réaction. Il est évident que les personnes sur le terrain sont conscientes de ce danger et c’est pour cela qu’on a pu éviter jusqu’à présent une guerre sectaire ».

Pour l’intellectuel marxiste, le principal danger qu’affronte aujourd’hui la révolution – au-delà de la dictature elle-même – est la consolidation des groupes salafistes ; « Ils ne luttent pas pour des idéaux mais pour la religion et ils voient tout comme une lutte entre sunnites et chiites, une bataille contre les infidèles. Nous sommes certains que ces groupes externes arrivés en Syrie vont nous apporter des problèmes et qu’ils risquent même de provoquer ce que le régime n’a pas encore réussi ; pousser les Alaouites à livrer une guerre sectaire. »

Mais la solution, au milieu du chaos, n’est pas facile. « Le défi est de comment les affronter, vu qu’ils arrivent avec de l’argent et qu’ils profitent du vide du pouvoir. Nous devons chercher une forme d’unifier les milices syriennes et d’en finir avec ces groupes avant qu’ils ne deviennent plus forts et parviennent à croître. L’ASL a des conflits avec eux, mais elle a essayé jusqu’à présent d’éviter l’affrontement. Un responsable de l’ASL, Moustafa Sheikh, leur a demandé de partir en les prévenant que, dans le cas contraire, ils seraient considérés comme des mercenaires. Nous devons chercher une solution avant que la Syrie ne se transforme en un nouvel Irak, où les salafistes sont arrivé avec le prétexte de combattre les envahisseurs et ont fini par déclencher une guerre civile contre les chiites, obligeant les régions sunnites à se soumettre à une système religieux rétrograde ».

Malgré tout, Salameh Kaileh ne considère pas comme probable de voir un jour un Etat islamique dans la Syrie post Assad. « La Syrie n’aura jamais un gouvernement religieux parce qu’aucun de ces groupes, même pas les Frères Musulmans, n’a suffisamment de soutien populaire. La Syrie ne sera pas l’Egypte, ni la Tunisie, ni la Libye. En Syrie, les islamistes ne sont pas les bienvenus, surtout après les événements des années 1980, qui furent motivés par le sectarisme et non par la politique. Les religieux ne gagneront jamais dans des élections. »

Pour lui, le fait que le régime est toujours debout ne tient qu’au « propre chaos que vit la révolution. Son pouvoir s’est affaibli ces derniers mois et le sentiment que ses jours sont comptés s’est généralisé, y compris à l’intérieur du régime lui-même. Ses propres hommes ont de sérieux doutes sur la viabilité de la dictature et cet état d’esprit contamine les hauts gradés de l’armée. Les cercles plus proches du dictateur, comme les Moukhabarat (services de sécurité et de renseignement), la Force Aérienne ou la Garde républicaine ont commencé à se méfier de la loyauté des autres institutions et cela les isole. Actuellement, la force du régime repose essentiellement dans la force des shabiha (milices pro-Assad)  ».

Source : http://www.cuartopoder.es/elfarodeoriente/debemos-acabar-con-los-salafistas-antes-de-que-siria-sea-el-nuevo-irak/3727
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera