Elections 2014 : Le sondage qui éclaire… la bouteille à encre

Jean Peltier 23 avril 2014

La RTBF et La Libre (plus trop) Belgique viennent de publier leur nouveau « Baromètre politique » trimestriel. Cette édition se situe pile à la moitié de la campagne électorale et sera donc la dernière avant les élections du 25 mai. C’est dire si les indications qu’elle fournit vont faire phosphorer dans les états-majors politiques.

Rappelons quand même qu’il reste six semaines de campagne et que bien des choses peuvent encore changer. Et rappelons aussi que ce sondage a été réalisé sur 2.767 électeurs, ce qui laisse une marge d’erreur significative (3% du côté francophone et 2% du côté flamand). Cela dit, il donne quand même des renseignements intéressants.

Situations et évolutions différentes selon les régions

La première indication, mais ce n’est évidemment pas une nouveauté, c’est que les équilibres politiques entre droite et gauche (en regroupant dans chaque camp les « traditionnelles » et les « radicales ») sont très différents : en Flandre, la droite est à 75% et la gauche à 25% ; à Bruxelles, la droite est à 50% et la gauche à 40% ; et en Wallonie, la droite à 40% et la gauche à 55%.

Mais ce qui est significatif, c’est que les évolutions récentes semblent se faire aussi en sens divergent dans les trois régions.

En Flandre, les glissements sont légers mais profitent aux partis les plus à droite (VLD +0,7% ; NV-A +0 ,6% ; VB +0,1%) et les plus à gauche (Groen +0,3% et PVDA/PTB +0,4%) au détriment du centre (CD%V -0,7% et SP.A -1,0%). Soit une polarisation droite-gauche, même si elle reste très limitée.

A Bruxelles, les 5 partis traditionnels reculent (MR, PS, CDH, FDF et Ecolo) tandis que les petits partis progressent (PTB-Go !, PP, VB et Debout les Belges, le nouveau mouvement de Laurent Louis). Soit un mécontentement grandissant contre les partis de l’establishment.

En Wallonie, par contre, les évolutions sont plus marquées et globalement la gauche - au sens large - progresse (PS +1,3%, Ecolo +0,4% ; PTB-Go ! + 0,5%) tandis que le centre et la droite – au sens large aussi - reculent (CDH -0,8% ; MR -1,5% ; PP -0,5%). Soit une gauche globalement en progrès, une quasi-exception en Europe.

Avant de voir les conséquences que cela pourrait avoir – si les résultats des élections confirmaient ce sondage - pour la formation des prochaines majorités et des gouvernements, il est intéressant de voir un peu plus précisément ce qui se passe du côté francophone.

En Wallonie, une progression globale de la gauche

On se demande souvent ce que signifie encore la « gauche » et la « droite » après 30 ans de politique néolibérale gaillardement mises en œuvre par les quatre grandes familles traditionnelles. Ce que ce sondage montre, c’est que la demande de « politique de gauche » reste forte dans la population wallonne et que celle-ci réagit positivement quand on lui en propose une.

En trois mois on assiste donc à un déplacement de voix spectaculaire (à cette échelle !) : la « droite » - classique et radicale ensemble - perd 4,5% tandis que la « gauche » - idem - en gagne 3% (le reste passant chez les inclassables et minuscules).

A gauche, le fait frappant, c’est la progression continue du PTB-Go ! qui gagne encore 0,5%, passe le cap des 8% et n’est aujourd’hui plus qu’à 1,3% du CDH ! Mais ce qui semble le plus étonnant, c’est que cette progression ne se fait pas aux dépens électoraux du PS et d’Ecolo. Au contraire : le PS met fin à la longue série de glissements vers le bas qu’il a enregistré ces derniers trimestres et gagne 1,3% ; et Ecolo que tous les analystes envoyaient à la chasse aux papillons reprend 0,4%.

Comment expliquer cette progression généralisée à gauche ? Deux facteurs jouent. Tout d’abord, le PS est entré en campagne et, comme en 2012, il le fait en pratiquant un virage sur l’aile vers la gauche. Certes Di Rupo continue à jouer au vieux sage au dessus de la mêlée et à l’homme d’Etat irremplaçable, expliquant urbi et orbi qu’il a sauvé le pays, la monarchie, la sécurité sociale, la compétitivité, le pouvoir d’achat et les pandas chinois à la force de ses petits bras. Mais, aux étages inférieurs, on ressort les vieux bazookas des tiroirs. Magnette dézingue la N-VA et accuse le MR de vouloir conclure une sainte-alliance avec celle-ci pour virer le PS du pouvoir et saigner les travailleurs et la Wallonie. Onkelinx présente le PS comme le bouclier des travailleurs et des allocataires face à la droite (l’exclusion prochaine de 50.000 chômeurs étant désormais présenté par le PS comme le prix bien malheureux à payer à celle-ci pour avoir enfin un gouvernement après un an et demi de crise politique). Et les divers responsables wallons du PS laissent entendre que finalement l’Olivier a bien travaillé et qu’ils continueraient bien quelques années de plus avec Ecolo et le CDH.

Ce « tournant à gauche » est un classique du PS en campagne électorale. Mais, cette fois-ci, le PS a une bonne raison supplémentaire de ne pas trop se la jouer « centriste responsable » : c’est la concurrence que le PTB lui fait sur sa gauche. Pour tout dire, Boulevard de l’Empereur, on commence à sentir, si pas encore le souffle dans le coup, en tous cas les morsures dans les flancs. Il est clair que le PS a gauchi son langage, placé quelques syndicalistes FGTB haut gradés (ou des fils et filles de) sur les listes et plagié ouvertement le slogan de cette même FGTB (au « "Ensemble on est plus forts" de la FGTB répond le "Plus forts ensemble" du PS !) pour ne pas laisser le PTB se présenter comme le seul défenseur des travailleurs et des valeurs de gauche.

Au passage, cette progression simultanée à gauche donne aussi raison au PTB quand il affirme que la part de la gauche dans l’électorat n’est pas figée et que l’existence d’une « gauche décomplexée » permet de garder à gauche une partie importante des bataillons de déçus du PS - qui, sans cela, iraient renforcer le MR ou le PP - mais aussi force le PS et Ecolo à durcir un peu le ton, déplaçant ainsi le curseur politique global vers la gauche (du moins en ce qui concerne les promesses électorales !).

A Bruxelles et en Wallonie, un discrédit grandissant des partis traditionnels

L’autre enseignement, complémentaire au premier, c’est que les cinq partis (PS, MR, CDH, Ecolo et FDF) qui ont participé à un moment ou un autre aux divers gouvernements ne regroupent plus que 75 % des voix en Wallonie et 70% à Bruxelles. Un gros quart des sondés se prononcent donc pour un parti « alternatif ». C’est un pourcentage record.

A l’intérieur de cette masse de mécontents, le partage est quasi égal en Wallonie entre gauche et droite « radicales » chacune autour de la barre des 10%. On est loin des années ’90 où le FN et les autres groupes fascistes passaient allègrement ce cap des 10% tandis que les petits partis de la gauche radicale broutaient les pissenlits par la racine. Autre fait marquant, c’est l ‘émergence d’un parti dominant dans les deux camps. A gauche, le PTB-Go ! (8,1%) a nettoyé le terrain de l’extrême-gauche « classique » et domine très largement les deux nouvelles petites formations « écosocialistes » Vega et le Mouvement de Gauche. A droite, l’avantage est moins net pour le Parti Populaire (5,4%) devant La Droite (2,4%) et Wallonie d’Abord (1,8%).

A Bruxelles, la situation est assez semblable, le PTB-PVDA-Go ! atteint 7,2% des intentions de vote. Avec les caractéristiques des élections en Région bruxelloise (proportionnelle plus stricte, pas de seuil d’éligibilité, accords techniques possibles entre listes), cela pourrait, selon les projections calculées par les responsables du sondage, assurer pas moins de 8 élus (sur 75) au PTB et 1 à chacun de ses alliés « techniques (Pro Bruxsel et Parti Pirate) !

Après le 25 mai, le bouteille à encre

Vous avez aimé la crise de 541 jours après les élections de 2010 ? Vous risquez d’adorer ce qui va sortir des élections de 2014 ! Parce que si les résultats du 25 mai confirment ceux de ce sondage, on est reparti pour la gloire… Car, si le « communautaire » ne domine plus aussi outrageusement la campagne qu’en 2010 (BHV a été scindé et le monde ne s’est pas arrêté de tourner pour la cause), la combinaison des élections au niveau régional et fédéral complique évidemment tous les jeux d’alliance.

Au nom de la stabilité du pays, tout le monde affirme qu’il vaudrait mieux que les futures majorités régionales coïncident avec la future majorité fédérale. Mais le dire est une chose, le faire en sera une autre. Chaque parti – en fonction de ses résultats, de son implantation régionale ainsi que de ses liens plus ou moins solides avec son partenaire de « famille » de l’autre côté de la frontière linguistique - va essayer de pousser son avantage ou de limiter la casse.

Certains vont donc pousser à constituer d’abord une majorité régionale, histoire de s’assurer ensuite une place incontournable à la négociation fédérale (par exemple la N-VA, qui n’a pas de correspondant francophone). Certains vont tenter le jeu inverse : ce sera sans doute le cas du MR, qui est actuellement au fédéral mais qui est maintenu depuis 2004 dans l’opposition en Wallonie et à Bruxelles, situation dont il voudrait sortir à tout prix) et aussi du PS (qui craint qu’une possible coalition de droite en Flandre serve de pivot pour une coalition fédérale similaire, le rejetant de ce fait dans l’opposition au fédéral). Les autres vont essayer d’avancer simultanément à tous les niveaux (comme les partis chrétiens, dont le poids diminue au fil des ans tant au Nord qu’au sud du pays, mais qui essayeront de rester dans le coup en se présentant comme des partenaires indispensables dans tous les cas de figure possibles de coalition). On peut donc s’attendre à une belle partie de « Je te tiens par la barbichette, tu me tiens par la barbichette » dès le soir du 25 mai.

Dans quel sens pourrait alors partir le balancier ? On sent bien qu’une partie grandissante du patronat voudrait débarquer Di Rupo au profit d’une coalition de droite incluant la NV-A, ce qui permettrait d’administrer une nouvelle cure d’austérité encore plus forte que ce que nous avons connu ces trois dernières années. Mais, au sein de ce patronat, de nombreuses voix (et pas uniquement en Wallonie) s’inquiètent du prix qu’il faudrait sans doute payer à la N-VA pour cela : un engagement à de nouvelles réformes institutionnelles faisant avancer le pays dans la voie d’un hyper-fédéralisme ou d’un pré-confédéralisme, ce qui ne serait pas un facteur de stabilité, dans un contexte où les transferts de compétences issus de l’accord gouvernemental de 2010 sont encore très loin d’être appliqués. Sans compter que, si la gauche fait bonne figure en Wallonie au soir du 25 mai, une politique d’austérité dure imposée par un gouvernement de droite pourrait conduire à un bras de fer loin d’être gagné d’avance.

Beaucoup dépendra donc des résultats des élections. C’est évidemment en Flandre – et plus précisément sur le score de la NV-A – que se concentre l’attention et c’est là que s’établiront les lignes de force de l’après-élection.

Faites vos jeux, rien ne va plus…

Le scénario le plus simple serait que la NV-A, sans reculer par rapport à ses 28% de 2010 (personne ne rêve aussi fort) ne passe pas la barre des 30% et ne soit pas incontournable, tant en Flandre qu’au fédéral belge. On reconduirait alors la majorité des trois familles traditionnelles (voire, si nécessaire, en intégrant les Verts s’il n’y a pas moyen d’obtenir autrement des majorités à tous les étages). C’est le scénario qui a la faveur de tous les partis francophones (sauf l’aile Reynders du MR) : ils considèrent que la NV-A est infréquentable et il est exclu de gouverner avec elle. Le hic, c’est que, après avoir connu une explosion dans les sondages où elle avait flirté un moment avec les 38%, puis plongé vers la barre des 30%, la NV-A est en train de remonter la pente depuis six mois. Son score le 25 mai ne sera certainement pas inférieur aux 33% que lui accorde le sondage RTBF/La Libre. Et, dans celui-ci, les trois partis traditionnels flamands n’ont plus ensemble que 44% des voix. Dès lors, la NV-A risque fort d’être incontournable en Flandre…. et donc en Belgique.

Cela ouvre-t-il la porte à des coalitions de droite à tous les niveaux ? Arithmétiquement, c’est tout à fait possible en Flandre… et à peu près impossible en Wallonie (sauf si Ecolo s’y joignait). Mais si la tendance à une remontée du PS (au-dessus de la barre des 30%) et d’Ecolo, couplée à une forte percée du PTB-Go !, se vérifiait au terme de la campagne, cela deviendrait politiquement impensable.

Reste encore le schéma où se mettraient en place d’abord des majorités régionales représentatives (conservatrice NV-A + CD&V + VLD en Flandre et « progressiste » PS + Ecolo + CDH en Wallonie). Mais avec quelle majorité fédérale ensuite ? Une combinaison des partis présents dans les deux majorités régionales étant inimaginable sur cette base, on pourrait prolonger avec la majorité « à trois familles et six partis » actuelle. Mais la capacité d’une telle majorité à gérer les rapports avec deux gouvernements régionaux tirant gaillardement en sens opposés serait quasiment nulle.

Retour donc à l’hypothèse d’une majorité « tri-familiale » à tous les étages. Mais, outre le fait que cela ressemblerait furieusement à un « syndicat des battus », on voit mal comment cela pourrait fonctionner politiquement en Flandre avec une NV-A à 33% et un Vlaaams Belang à 10%.

Beaucoup d’eau – et de salive - vont encore couler sous les ponts avant le dimanche 25 mai. Et, sans préjuger de l’avenir, on peut être sûr que cela continuera encore un bon bout de temps à partir du lundi 26 mai…