, , , 7 mars 2013
Décédé des suites d’un cancer le 5 mars 2013, Hugo Chávez a concentré sur son nom autant de haines que de passions. Hai à droite pour avoir osé remettre en cause la subordination du Venezuela aux intérêts US et l’accaparement de la rente pétrolière par les classes sociales privilégiées. Adulé par une population qui a vu reculer la misère, et qui a enfin profité d’une part non négligeable des revenus pétroliers.
A l’encontre du dogme néolibéral qui traite l’économie come un phénomène naturel et nie toute possibilité d’intervention politique pour la contrôler, Chávez a remis au goût du jour le primat du politique sur l’économie. Malgré un lourd héritage historique où le mouvement social a été lourdement réprimé pendant 40 ans d’alternance de gouvernements de droite et sociaux-démocrates, il a voulu inverser le mouvement en rompant avec le passé.
Sur le plan intérieur, il a utilisé les profits pétroliers pour faire reculer la pauvreté qui a diminué de moitié en moins de 14 ans de pouvoir. Il a apporté un accès gratuit à la santé et à l’éducation pour une population qui en était exclue. Dans une période où les politiques menées par la droite et la gauche social-libérales ne jurent que par les sacrifices imposés aux plus pauvres, aux classes populaires, rien d’étonnant à ce qu’il soit haï dans les médias français et par la quasi-totalité des gouvernements.
Nos gouvernements ont reculé l’âge de départ à la retraite, Chávez l’a avancé à 60 ans pour les hommes, 55 ans pour les femmes après avoir cotisé 750 semaines (soit environ 15 ans). Chez nous, ils privatisent les services publics et démantèlent le code du travail, Chávez nationalise plusieurs secteurs économiques essentiels et crée un nouveau code du travail bien plus protecteur pour les salariés. Rien d’étonnant à ce que la population vénézuélienne soit descendue dans les rues pour pleurer sa disparition.
A l’échelle internationale, sa mort est un coup dur pour les pays les plus proches, les membres de l’ALBA (Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América) qui bénéficient d’une politique d’échange favorable, notamment Cuba, la Bolivie, l’Equateur ou le Nicaragua. Mais plus largement l’Amérique latine est secouée par la disparition d’un président qui a contribué à la création de la nouvelle union latino-américaine, la CELAC (Communauté d’Etats Latino-Américains et Caraibéens), contribuant ainsi à desserrer l’étau imposé par le géant US.
Outre ses succès politiques et sociaux, la « révolution bolivarienne » porte sa part d’ombre.
Sur la scène internationale, Chávez a frappé un coup dans le dos des peuples arabes en soutenant les dictateurs comme Kadhafi, Assad et compagnie.
Au Venezuela, les mouvements sociaux se sont fortement développés sous Chávez, notamment le mouvement syndical, mais les chavistes ne les imaginent qu’inféodés au gouvernement.
Sur le plan économique, il n’y a pas de projet alternatif de développement. Les réformes portent sur une correction des aberrations du capitalisme, par exemple sur le contrôle bancaire, en créant des sociétés d’économie mixte ou en nationalisant des secteurs économiques, comme les hydrocarbures, l’électricité, la production de ciment, …
Le socialisme du XXIe siècle reste un mot d’ordre sans concrétisation. Même si les réformes sociales ont sorti des millions de personnes de la misère, la conception du pouvoir populaire est coincée entre autonomie et subordination. Enfin, l’hyper présidence de Chávez a étouffé les débats critiques au sein même de son propre camp et les principaux problèmes vont ressortir avec force une fois passée la période de deuil.
Le premier porte sur le rôle futur de la « bolibourgeoisie », couche sociale qui s’est enrichie sur le dos du processus et qui fera tout pour limiter l’approfondissement révolutionnaire du processus.
Le deuxième concerne l’autonomie des mouvements sociaux et la construction d’un pouvoir alternatif aux institutions actuelles.
Le troisième porte sur la rupture avec le capitalisme et la dépendance externe.
Mais malgré toutes les critiques, Chávez restera celui qui aura rendu possible l’espoir d’un changement politique et social. De ce point de vue, sa disparition attriste tous ceux qui partagent un idéal d’émancipation et de justice sociale.
Patrick Guillaudat
Source : http://www.npa2009.org/content/apr%C3%A8s-la-mort-de-ch%C3%A1vez
Patrick Guillaudat est auteur avec Pierre Mouterde de « Hugo Chávez et la révolution bolivarienne ».
Olga Rodríguez
A la seule mention de « président Chavez » surgissent déjà des réactions sur les réseaux sociaux d’Internet : « Président ? Tu veux dire dictateur ! » écrivait hier soir un internaute. Ou encore : « Hitler aussi a été élu par les urnes ».
La haine que Chavez provoque dans certains secteurs de la société espagnole ne peut s’expliquer qu’en tenant compte du fait à quel point les grands médias de masse s’en sont pris au président vénézuélien, en le diabolisant et en le ridiculisant tandis qu’ils faisaient les éloges des politiques de gouvernants tels que l’ex président colombien Álvaro Uribe, sous le mandat duquel on a pourtant enregistré de manière « systématique et généralisée » des assassinats de civils. Ou tout en se taisant sur les pratiques illégales et même criminelles d’autres gouvernements « amis ».
Chávez n’était pas un dictateur, en dépit de ce qu’affirmait hier encore la chaîne de télévision CNN, toujours encline à offrir une information biaisée dans les affaires où confluent des intérêts délicats. Il fut un président du Venezuela élu démocratiquement à trois reprises. Sous son mandat, la pauvreté a été réduite de moitié et l’analphabétisme a été pratiquement éradiqué.
Selon le coefficient Gini, de 1999 à 2010, le Venezuela est devenu le pays ayant le moins d’inégalités dans la région et il a été le second pays d’Amérique latine à connaître la plus grande réduction de la pauvreté, qui est passée de 49,4% à 27,8%. Selon les données de l’UNESCO, en dix ans, les programmes de scolarisation et d’alphabétisation ont appris à lire au 92,5% de la population jusqu’alors non instruite. Depuis 2003, on a impulsé les « missions », destinées à faciliter l’assistance médicale de base gratuite, les aliments subventionnés et l’éducation primaire et secondaire.
Le Venezuela a également gravi des échelons dans l’Indice de Développement Humain du Programme des Nations Unies, en atteignant le chiffre de 0.735, ce qui le place à la 14e place sur les 33 nations d’Amérique latine et des Caraïbes, devant le Pérou, l’Equateur, le Brésil et la Colombie. Le fait que Chavez a réduit de moitié la pauvreté a même été souligné la nuit dernière par l’ex-président étasunien Jimmy Carter.
Ces faits ne sont pas souvent divulgués et cela, avec la polarisation que provoque la figure de Chavez, explique que beaucoup de gens confondent information et opinons biaisées.
Lorsqu’un coup d’Etat s’est produit au Venezuela en 2002, plusieurs médias espagnols imposèrent la consigne suivant : éviter le terme même de « coup d’Etat ». « Le Venezuela force la démission de Chavez » titrait ainsi le journal « El Pais », « Le Venezuela renverse Chavez » fut le titre de la Une de « El Mundo ».
Deux jours plus tard, le 13 avril 2002, le journal « El Pais » sortit avec un éditorial intitulé « Un coup d’Etat contre un caudillo », dans lequel on excusait d’une certaine manière le coup d’Etat en disant que « la situation avait atteint degré de détérioration que ce caudillo erratique a été poussé dehors ».
Aucun mea culpa n’a été fait après la publication de ces titres qui affirmaient que le pays avait forcé le départ de Chavez, même quand la réalité têtue a clairement démontré le contraire. Chavez et ses partisans ont gagné le référendum de 2004, les élections régionales de 2004, les parlementaires de 2005, les présidentielles de 2006, avec 62,84% des votes et celles de 2012 avec 54,84% et un taux de participation élevé.
Le président vénézuélien a remis en question le modèle néolibéral et critiqua le capitalisme. Il combattit les privilèges de l’élite vénézuélienne riche et blanche, instaura des politiques favorables aux plus pauvres et s’est refusé à remettre le pétrole du Venezuela dans des mains étrangères. Il a maintenu d’étroites alliances avec Cuba, offrant du pétrole à La Havane en échange de médecins formés, s’est opposé au Traité de Libre Echange, l’ALCA, qu’il taxa d’ « hégémonique et impérialiste » et impulsa comme alternative l’ALBA, l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques.
Dans une région marquée par le colonialisme et le néocolonialisme, par les interventions étrangères sur le terrain politique et économique, il a voulu défendre une indépendance réelle pour son pays, en le dotant d’une identité propre, loin des manœuvres du Nord et du pouvoir financier international. Cela explique qu’il a provoqué autant de rejet parmi les groupes de pouvoir européens et étasuniens.
Il a nationalisé des installations de raffineries de pétrole lourd, ce qui a provoqué le départ de deux entreprises étasuniennes, Exxon Mobil et ConocoPhilips qui n’ont pas acceptées les conditions proposées, il a renationalisé l’entreprise sidérurgique Ternium Sidor, étatisé la plus grande entreprise de télécommunication et la plus grande entreprise privée d’électricité du pays et exproprié des grandes propriétés terriennes pour en finir avec le latifundio. Bien entendu, ces mesures ont molesté bien des intérêts.
Parmi son héritage négatif il y a plusieurs questions qui, au contraire de ses acquis, ont été amplement diffusées : l’inflation, la dévaluation de la monnaie, le pourcentage élevé de délinquance dans les rues du pays, son personnalisme, le fait d’avoir fait tourner autour de sa personne toutes les questions politiques, ou encore ses relations avec le régime syrien qu’il a continué à soutenir après l’éclatement des révoltes, ce qui a noirci son image dans le monde arabe et l’a transformé en allié d’une dictature qui attaque militairement sa propre population. Ses ennemis l’ont accusé de délimiter la liberté d’expression et l’ont taxé d’autoritaire et sectaire.
Il est certain que sa rhétorique et ses erreurs seront rappelées à nouveau aujourd’hui. Certains iront même jusqu’à dire, sans aucune pudeur, que « la mort de Chavez rappelle beaucoup celle de Franco », comme l’a déjà fait sur Twitter Pedro Jota Ramírez. Face aux fleuves d’encre qui ont été écrit et s’écriront encore sur lui, il est toujours utile de prendre distance, de lire, de contraster les choses et de tirer ses propres conclusions plutôt que de succomber au commentaire facile et à l’adjectif méprisant dépourvus de contenu et bourrés de désinformation.
Source : http://www.eldiario.es/zonacritica/presidente-Chavez-Presidente_6_108199183.html
Guillermo Almeyra
Hugo Chávez est mort après une lutte terrible et courageuse pour sa vie. Une longue phase de son leadership s’est refermée tandis que s’ouvre celle du post-chavisme au Venezuela et dans toute l’Amérique latine.
Le vide politique existant après le « caracazo » et la mise en lumière du rôle des vieux partis (Action Démocratique et Copei) comme instruments de l’oligarchie et du capital financier international, ainsi que l’échec de la montée éphémère de Causa Radical, furent remplis par l’échec du coup d’Etat (tenté par Chavez en 1992, NdT) qui a transformé en héros populaire un jeune militaire nationaliste qui ne comptait jusqu’alors que sur le soutien d’un groupe de partisans dans les forces armées.
Chávez a personnifié une espérance massive ; il lui donna d’abord son nom et ensuite la forme de cette exigence populaire massive de changement social et d’indépendance nationale. Les travailleurs vénézuéliens, le peuple pauvre, les intellectuels anti-impérialistes reconnurent Chavez et le renforcèrent avec ses compagnons d’armes. Quand il fut fait prisonnier pendant un coup d’Etat civil et militaire pro-impérialiste (en avril 2002, NdT), ils le sauvèrent et le libérèrent et, avec leur mobilisation, ils inclinèrent en faveur du Commandant la balance politique et morale dans les forces armées.
Les exploités et les opprimés du Venezuela ont intronisés Chavez, ils en ont fait leur leader en reconnaissant en lui – et dans la haine dont il était l’objet de la part des ennemis de classe – la possibilité d’instaurer une alternative, de changer radicalement le pays.
Chávez fut le résultat du chavisme - qui n’avait pas encore ce nom - ; autrement dit, d’une exigence de changement social profond, de libération nationale, d’une vague de nationalisme anti-impérialiste, d’une nécessité de développement national et de démocratie qui trouvèrent en lui le canal pour le Venezuela et qui impulsa ensuite des changements similaires dans d’autres pays de la région.
Il s’est établi ainsi une interaction féconde entre Chavez et les pauvres du Venezuela, dans laquelle l’initiative et la direction ne correspondaient pas toujours au premier. En réalité, tant la redécouverte partielle de Trotsky que la pression de Chavez en faveur de l’auto-organisation populaire et son rejet de la bureaucratie sont venus d’en bas. Tout comme l’idée de former une « Cinquième Internationale », qui dégénéra rapidement en une tentative sans principe de rassembler les ennemis de Washington (Téhéran, Kadhafi, Bashar Al-Assad et d’autres du même style) et qui fut finalement enterrée par la droite de l’appareil chaviste.
Chavez a surtout recueilli la nécessité d’avoir un parti avec des idées et des militants, ce qui donna naissance au Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV), où tout n’est pas carriérisme bureaucratique, électoralisme et verticalisme. Il favorisa les organismes de pouvoir populaire, qui sont en grande partie asphyxiés ou n’ont pu se développer à cause du contrôle de la bureaucratie et de l’armée.
Mais ce que Chavez n’a pas pu faire, à cause de sa propre confusion idéologique (puisqu’il a mélangé les idées et les pratiques de l’ex Union soviétique dans sa version cubaine avec un christianisme social et des idées trotskystes sur l’auto-organisation et l’autogestion), c’est d’ouvrir une discussion démocratique sur quel doit être le contenu essentiel d’un socialisme qui répète par l’expérience délétère du « socialisme réel ». Mais aussi une discussion sur quels doivent être la stratégie et l’instrument politique qui, dans un Etat capitaliste dépendant, peuvent permettre de commencer à changer la subjectivité des travailleurs et d’asseoir les bases pour le socialisme - entendu comme la participation politique pleine et entière, la solidarité et le contrôle de l’économie par les travailleurs eux-mêmes et la construction d’une culture et d’une citoyenneté dans la vie quotidienne.
Ce vide a permis le développement de la corruption dans les couches privilégiées de la société et de la « bolibourgeoisie » (la bourgeoisie « bolivarienne », NdT), cette bourgeoisie de parvenus surgie à l’abri de l’Etat et - dans les couches plus basses, celles formées dans une économie rentière et corrompue -, d’une vaste délinquance. Autrement dit, des secteurs qui renforcent socialement et politiquement la droite pro-impérialiste et qui menacent le processus révolutionnaire national et démocratique en cours.
Cela a également permis que se cristallise dans l’appareil d’Etat une alliance entre technocrates et bureaucrates à l’idéologie capitaliste, qui a également des liens avec des secteurs des forces armées puisque ces dernières sont habituées à la décision verticale. L’absence d’indépendance des dirigeants, élus pour leur fidélité plus que pour leur personnalité intellectuelle et leurs capacités, fait que le secteur des partisans du leader, sans le stimulant de Chavez, ne peut pas agir avec suffisamment de contrepoids contre les influences de la droite.
La droite maintient ses liens avec l’impérialisme et conserve son poids économique, qui dérive du caractère capitaliste et mono-producteur de l’économie vénézuélienne mais, dans l’immédiat, elle n’incarnera pas le danger principal si elle ne parvient pas à entraîner une partie des forces armées et des dirigeants chavistes.
Comme Chavez l’a dit lui-même, le véritable péril capitaliste réside dans les « thermidoriens » ; dans la droite conservatrice dans l’appareil d’Etat ; dans ceux qui veulent empêcher le contrôle et l’organisation populaire ; dans les militaires de droite qui veulent « l’ordre », leur « ordre » ; dans les bureaucrates qui veulent s’enrichir en manœuvrant avec le marché qui dépend du capital international.
Après la mort de Chavez, c’est sans un directoire ou un gouvernement collectif qui va le remplacer et qui agira comme un front unique entre les différentes personnalités et tendances du chavisme actuel, à l’exception de l’aile révolutionnaire plébéienne qui ne fait pas partie de l’appareil. La pression de la droite politique oligarchique et de Washington se fera très fortement sentir et la politique économique actuelle, avec son soutien à Cuba, à l’ALBA et à ses projets d’intégration sud-américaine sera sans doute rediscutée et fortement limitée pour renforcer, dans l’immédiat, au nom du nationalisme – mais pour la préservation de l’appareil -, une politique assistantielle et d’importation qui calme le front social. Tel est le danger que seule la mobilisation et l’auto-organisation des travailleurs peut empêcher.
Source : http://www.jornada.unam.mx/archivo_opinion/autor/front/13
Atilio A. Boron
Il est très difficile d’assimiler la douloureuse nouvelle du décès de Chávez Frías. On ne peut cesser de maudire l’infortune qui prive Notre Amérique de l’un de l’un des ces peu d’ « indispensables », comme disait Bertolt Brecht, dans la lutte non conclue pour notre seconde et définitive indépendance.
L’histoire rendra son verdict sur la tâche accomplie par Chavez, même si nous ne doutons pas qu’il sera très positif. Au-delà de toute discussion qui peut légitimement se produire à l’intérieur du camp anti-impérialiste – même si ce n’est pas toujours avec suffisamment de sagesse pour distinguer avec clarté les amis et les ennemis – il faut partir de la reconnaissance du fait que le leader bolivarien a tourné une page dans l’ histoire vénézuélienne et, pourquoi pas, de l’Amérique latine.
A partir d’aujourd’hui on parlera d’un Venezuela et d’une Amérique latine antérieurs et postérieurs à Chavez. Il n’est pas téméraire de prédire que les changements qu’il a impulsé et dont il fut l’acteur, comme bien peu le furent dans notre histoire, portent la marque de l’irréversible. Les résultats des récentes élections vénézuéliennes – reflets de la maturité de la conscience politique d’un peuple – donnent du crédit à ce pronostic.
On peut encore se détourner du chemin des nationalisations et privatiser les entreprises publiques, mais il est infiniment plus difficile de parvenir à ce qu’un peuple qui a pris conscience de sa liberté recule jusqu’à s’installer à nouveau dans la soumission. Dans sa dimension continentale, Chavez a été l’acteur principal de la défaite du plus ambitieux projet de l’empire pour l’Amérique latine ; l’ALCA (accord de libre-échange des amériques, NdT). Cela suffirait pour l’installer dans la galerie des grands patriotes de Notre Amérique. Mais il a fait bien plus que cela.
Ce leader populaire, représentant authentique de son peuple avec lequel il communiquait comme aucun gouvernant ne l’avait fait avant, ressentait depuis sa jeunesse un rejet viscéral de l’oligarchie et de l’impérialisme. Ce sentiment évolue ensuite pour s’incarner dans un projet rationnel : le socialisme bolivarien, ou du XXIe siècle. Ce fut Chavez qui, au milieu de la nuit néolibérale, a réinstallé dans le débat public latino-américain – et en grande mesure international – l’actualité du socialisme. Plus encore : la nécessité du socialisme comme unique alternative réelle, non illusoire, face à l’inexorable décomposition du capitalisme, en dénonçant la fausseté des politiques qui prétendent résoudre sa crise intégrale et systémique tout en préservant les paramètres fondamentaux d’un ordre économique et social historiquement condamné.
Comme nous le rappelions plus haut, Chavez fut également le commandant en chef qui a fait subir à l’impérialisme la défaite historique de l’ALCA à Mar del Plata, en novembre 2005. Si Fidel Castro fut le stratège de cette longue bataille, la concrétisation de cette victoire aurait été impossible sans le rôle joué par le leader bolivarien, dont l’éloquence persuasive précipita l’adhésion de l’amphitryon du Sommet des président des Amériques, Néstor Kirchner ; de Luiz Inacio « Lula » da Silva et de la majorité des chefs d’Etat présents, initialement peu enclins – quand ce n’était pas ouvertement opposés – à défier l’empire. Qui, si ce n’est Chavez, aurait pu renverser cette situation ? Le sûr instinct des impérialistes explique l’implacable campagne que Washington lança contre lui dès les débuts de son mandat. Une croisade qui, répétant une déplorable constance historique, compta avec la participation de l’infantilisme d’ultra-gauche qui, à l’intérieur et à l’extérieur du Venezuela se plaça objectivement au service de l’empire et de la réaction.
C’est pour cela que sa mort laisse un vide qu’il sera difficile, si pas impossible, de combler. Sa stature exceptionnelle en tant que dirigeant de masse s’accompagnait de la clairvoyance de ceux qui, peu nombreux, savent déchiffrer et agir de manière intelligente dans le panorama géopolitique complexe dans lequel l’empire veut perpétuer la subordination de l’Amérique latine. Un contexte qui ne pouvait être combattu qu’en renforçant – en cohérence avec les idées de Bolívar, San Martín, Artigas, Alfaro, Morazán, Martí et, plus récemment, du Che et de Fidel – l’union des peuples d’Amérique latine et des Caraïbes.
Véritable force de la nature, Chávez a « reformaté » l’agenda des gouvernements, des partis et des mouvements sociaux de la région avec un interminable torrent d’initiatives et de proposition d’intégration ; de l’ALBA à Telesur, de Petrocaribe à la Banque du Sud ; de l’UNASUR et le Conseil Sud-américain de Défense à la CELAC. Toutes ces initiatives partagent un même code génétique : un anti-impérialisme fervent.
Chávez ne sera plus parmi nous, irradiant sa débordante cordialité ; ce net et fulminant sens de l’humour qui désarmait la rigidité austère du protocole ; cette générosité et cet altruisme qui le faisaient tellement aimer.
Disciple de José Marti jusqu’à la moelle, il savait que pour être libre il fallait être cultivé. De là découlait une curiosité intellectuelle qui n’avait pas de limites. A une époque où presque aucun chef d’Etat ne lit plus rien – que lisaient donc ses détracteurs Bush, Aznar, Berlusconi, Menem, Fox, Fujimori ?- Chávez était le lecteur rêvé par tout auteur pour ses livres. Il lisait partout, malgré les obligations pesantes imposées par ses responsabilités gouvernementales. Et il lisait avec passion, armé de crayons, de stylos-billes et de marqueurs fluo de toutes les couleurs avec lesquels il soulignait et annotait les passages les plus intéressants, les chiffres les plus interpellants, les arguments les plus profonds du livre qu’il était en train de lire.
Cet homme extraordinaire, qui m’a honoré de son attachante amitié, est parti pour toujours. Mais il nous a laissé un héritage immense, inoubliable, et les peuples de Notre Amérique, inspirés par son exemple, poursuivront le chemin qui conduit jusqu’à notre seconde et définitive indépendance.
Il arrivera avec lui ce qui est arrivé avec le Che : sa mort, loin de l’effacer de la scène politique, grandira au contraire sa présence et sa force de gravitation dans les luttes de nos peuples. Par l’un de ces paradoxes que l’histoire réserve seulement aux grandes statures, sa mort le transforme en un personnage immortel. Pour paraphraser l’hymne national vénézuélien ; gloire au courageux Chavez ! ¡Hasta la victoria, siempre, Comandante !
Source : http://www.rebelion.org/noticia.php?id=164801
Santiago Alba Rico
Aucun être humain n’a vécu ce lent processus géologique de bouillonnement marin, d’émergence de la terre du plus profond des abîmes, de division et de formation des continents, d’éruption de volcans et de solidification des montagnes qui a peu à peu transformé la Terre en un lieu apte à la vie.
Mais cela n’est pas vrai. Nous avons tous assisté dans la dernière décennie à une sorte d’accélération géologique inespérée ; nous avons tous vu surgir une montagne, le recul des vagues, la formation d’un continent. Personne n’aurait pu prévoir que cela aurait lieu au Venezuela ni que l’activateur de cette danse terrestre fut ce jeune et obscur officier qui, en 1992, se fracassa l’échine dans l’échec d’une aventure donquichottesque.
En réalité, s’il y a bien quelque chose que doivent admettre y compris ses ennemis – et c’est bien pour cela qu’ils l’ont combattu bec et ongles –, c’est que Hugo Chavez et le peuple vénézuélien ont changé en vingt ans la destinée géologique de l’Amérique latine et l’inertie de la défaite de la gauche mondiale. Quand la « pédagogie de la terreur » appliquée dans le sous-continent américain pendant la Guerre Froide semblait avoir atteint ses objectifs, de sorte qu’on pouvait permettre de laisser les voter les latino-américains avec l’assurance qu’ils allaient choisir le « candidat correct », la révolution démocratique de 1998 au Venezuela renversa tous les rapports de force, contaminant de son courage – contaminant sa santé – à toute la région.
Hugo Chávez fut la victoire collective sur une peur vieille de plusieurs dizaines d’années, et même de plusieurs siècles, tout comme les forêts furent une victoire sur le froid mésozoïque et l’Himalaya une victoire sur le déluge Thétis.
Ceux qui ont régulièrement visité le Venezuela ces dernières années savent que ce saut géologique inattendu a à voir avec un concept cardinal prolongé plusieurs années plus tard par les peuples arabes : la dignité. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut obtenir à force de méditation ou par l’intervention d’un psychologue, ni avec des adulations rhétoriques populistes. La dignité est une force matérielle démiurgique, sidérurgique, qui change ainsi l’orographie du terrain et qui surgit du sol en enracinant et en embellissant les corps : le droit de vote, le droit aux lettres, le droit à la santé et au logement, la découverte socratique – lorsque l’on sort de sa poche la Constitution, et non un revolver, pour discuter avec chaleur à la queue d’un marché – de la capacité à intervenir dans la propre formation matérielle de l’existence et dans le destin politique de la nation.
Ce changement géologique, dont l’importance est parfois difficile à mesurer depuis l’Europe, une femme du « 23 de Enero », l’un des quartiers les plus pauvres et les plus chavistes de Caracas, le résumait très bien : « Des citoyens ? Mais nous ne savions même pas que nous étions que des êtres humains ».
Ces derniers jours, des dizaines d’articles soulignent les conquêtes sociales de Chavez et je ne vais pas les répéter ici. Je ne vais pas non plus insister sur les limites et les erreurs de ses politiques qui démontrent, en tous les cas, à quel point on peut se prendre le pied dans le tapis quand on n’obéit pas aux marchés et aux Etasuniens (quelle erreur concrète pourrions critiquer chez Rajoy ?). Je ne vais pas non plus répondre aux mensonges de notre presse, à la désinformation systématique de nos médias, aux manipulations de classe et racistes accumulées contre le Venezuela, car ce sont aussi une autre manière de mesurer la hauteur de l’Himalaya. Mais j’aimerai par contre rappeler ce qu’une Europe sans cesse moins démocratique tente d’occulter à tout prix : que le processus constituant du Venezuela, avec ses métastases équatorienne et bolivienne, avec ses institutions continentales, ne configure pas seulement un projet de souveraineté régional sans précédent mais qu’il prend aussi pour la première fois au sérieux, même « formellement », cette démocratie que les Occidentaux promeuvent à l’extérieur à coups de missiles et de bombardements tandis qu’il l’a réduisent sans cesse plus pour leurs propres citoyens.
Certains diront que Chavez meurt au pire moment, quand les dangers sont plus grands, quand on a le plus besoin de lui. Mais quel aurait été le « bon » moment ? Nous pouvons tous mourir à n’importe quel instant et ce moment sera toujours celui d’une lutte non conclue. Chavez – il faut l’accepter – n’aurait jamais pu vivre autant que les peuples dont il est issu et qui continueront à avoir besoin de lui. Ce qu’il faut dire, c’est que Chavez a surgi au moment adéquat, depuis les fonds marins, pour configurer un nouveau continent, pour détourner la « Patria Grande » de son fatalisme historique et réordonner, en à peine 14 ans, un destin géologique qui, dans tous les cas, aura encore besoin de plusieurs années pour fertiliser les forêts et élever les montagnes.
Dans ce sens, Hugo Chávez n’a pas de remplaçant possible. Il ne peut être substitué que par le peuple du Venezuela, dont la responsabilité acquiert soudain des dimensions planétaires.
Depuis ce monde arabe qu’il n’a pas su bien comprendre, mais qui ne peut plus être regardé non plus dans le miroir d’une Europe coloniale en faillite qui, submergée dans la bataille, doit pour cette raison s’« hugochaviser » et se « latinoaméricaniser » ; depuis cette Europe fracassée et coloniale au bord de son propre « caracazo », droguée de narcissisme et frappée à mort ; depuis tous les recoins d’une planète en danger de mort, avec douleur, avec solidarité, avec espoir, nous nous appuyons aujourd’hui sur le peuple du Venezuela, le successeur du président Chavez, qui est parti trop tôt en nous laissant incertains et tristes mais qui est arrivé à temps pour nous laisser plus nombreux et forts.
Chávez est aujourd’hui un autre nom du versant sur lequel nous sommes debout.
Source : http://www.lajiribilla.cu/articulo/3833/el-sucesor-de-chavez
Traductions françaises pour Avanti4.be : Ataulfo Riera