Dossier : La Chine est-elle capitaliste ?

Guillermo Almeyra, Pierre Rousset, Rolando Astarita 21 novembre 2012

Après un précédent dossier essentiellement consacré à la montée de la lutte des classes en Chine, nous revenons ici sur une série d’autres questions soulevées par l’évolution récente de ce pays clé : les résultats du derniers congrès du PCC et ses luttes internes, les défis de son économie et, surtout, la question de la nature du régime chinois. Pour l’économiste marxiste Rolando Astarista, ou pour Guillermo Almeyra, dont nous reproduisons ici les contributions, elle ne fait aucun doute : il s’agit d’un régime capitaliste. (Avanti4.be)

Congrès du PC chinois : À l’heure des déchirements fractionnels

Pierre Rousset

Le 18e congrès du Parti communiste chinois s’est réuni du 8 au 14 novembre. Il a renouvelé les organes dirigeants : Xi Jinping, 59ans, doit devenir le nouveau secrétaire général, avant qu’en mars 2013 l’Assemblée nationale populaire ne l’élise président de la République – et Li Keqiang, 57ans, Premier ministre.Le congrès a été précédé d’intenses luttes de fractions qui se sont soldées par la condamnation pour corruption et l’exclusion du Parti de Bo Xilai, patron de la municipalité autonome de Chongqing, dans le sud-ouest du pays. Il est difficile de juger de la portée réelle de ces déchirements fractionnels derrière le langage codé propre au PCC et cela alors que l’information reste soit censurée soit manipulée. Mais ils annoncent peut-être d’importantes fractures au sein de la dite « gauche » (néo)maoïste.

Critiques au sein du parti

Les courants dits « maoïstes », nationalistes et opposés à des réformes néolibérales trop prononcées, opèrent au sein du régime. Ils se réclamaient souvent du « modèle de Chongqing » garantissant (officiellement au moins) une plus grande protection sociale face au développement d’un capitalisme sauvage. Ils se sont cependant violemment divisés face à la chute de Bo Xilai et une partie d’entre eux déclarent maintenant ne plus vouloir s’aligner sur l’une ou l’autre des fractions du PCC, mais en appellent à une nouvelle révolution.

La question est d’importance. Cependant, pour l’heure, aucun courant de la « gauche » du PCC n’a remis en cause les pouvoirs autoritaires du parti. Même s’ils s’élèvent contre des procès truqués qui frappent leurs proches, ils ne défendent toujours pas une séparation des pouvoirs politiques et judiciaires. Ils affichent une sensibilité sociale, mais ne rompent pas avec le modèle d’État hérité du maoïsme historique.

Des résistances limitées

Le monopole du pouvoir dont bénéficie le PCC est certes par ailleurs remis en cause, ou pratiquement contesté, en particulier sur la Toile, avec des blogs qui peuvent connaître une immense popularité. Mais ces milieux – comme hier les promoteurs de Charte08 – s’en tiennent généralement à l’exigence de droits démocratiques politiques, mais restent silencieux sur les droits démocratiques sociaux. Ils expriment plus les aspirations de nouvelles élites que les intérêts des secteurs surexploités de la population.

La fusion entre les aspirations démocratiques et le combat contre les inégalités de classes n’est semble-t-il pas encore réalisée par des courants politiques d’ampleur significative. Les élites et le régime gardent la main. Cependant, les résistances sociales se multiplient et commencent même à emporter des victoires revendicatives. Et surtout la corruption généralisée interdit au Parti et à l’État de gérer rationnellement (de leur point de vue) le développement du nouveau capitalisme chinois.

Le régime post-maoïste est né de la corruption –de la privatisation des biens sociaux–, elle fait partie de son ADN. Tous les discours moralisateurs de congrès n’y changeront rien. C’est bien le talon d’Achille du pouvoir.

Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 170 (15/11/12) et sur le site du NPA :
http://www.npa2009.org/content/congr%C3%A8s-du-pc-chinois-%C3%A0-l%E2%80%99heure-des-d%C3%A9chirements-fractionnels

L’avenir se décide en Chine

Guillermo Almeyra

L’effondrement sans gloire du régime bureaucratique et oppressif appelé « socialisme réel » à la fin des années 1980 a offert au capital financier mondial d’énormes opportunités : de nouveaux marchés et une vaste quantité de main-d’œuvre qualifiée très bon marché. En même temps, il a puissamment stimulé le capitalisme en Chine, déjà en germe depuis la visite de Nixon à Pékin en pleine guerre du Vietnam et depuis le triomphe de la politique de Deng Xiao Ping. Avec l’immense réserve de main-d’œuvre chinoise, sans syndicat digne de ce nom ni droits sociaux, les transnationales obtinrent une nouvelle bouffée d’oxygène.

Comme Trotsky l’avait prévu dès 1936, dans près de la moitié du monde, le stalinisme a conduit à la liquidation de l’Union soviétique et au renforcement du capitalisme mondial. La monstruosité des goulags, le conservatisme idéologique et culturel, la corruption massive de la caste bureaucratique, ont vacciné contre les idées socialistes l’immense majorité des masses de l’ex-URSS et de l’Europe orientale et y ont encouragé un nationalisme xénophobe, clérical et d’ultra-droite. En conséquence, le capitalisme à la hongroise, à la roumaine, ou à la polonaise et russe n’a rencontré aucun obstacle et s’est imposé avec des caractéristiques mafieuses, néo-coloniales et de surexploitation.

Mais en Chine, le développement fut différent. Le Parti communiste y avait canalisé une énorme révolution paysanne pour la terre, pour les droits démocratiques, pour l’unité nationale et pour l’expulsion des enclaves impérialistes. Cette révolution a transformé une semi-colonie en une grande puissance mondiale, en rien communiste mais orgueilleusement indépendante.

La Chine, en outre, mis à part le Japon et la Corée, constitue une exception en Orient car la majorité écrasante de sa population appartient à une seule ethnie, les Hans, et a un glorieux passé millénaire. L’énorme extension de l’éducation, du développement scientifique et de l’unification du pays ont certainement favorisé le capitalisme, mais ils ont également donné un soutien au régime puisque ce dernier a été vu comme progressiste par la grande majorité des Chinois.

Tandis qu’en Union soviétique le régime de Staline a mené une industrialisation à marche forcée par le massacre de millions de paysans et par les camps de travail servile, sans jamais parvenir à résoudre le problème agraire, le régime des staliniens chinois quant à lui, malgré la barbarie du « Grand Bon en avant » et des « Communes » qui ont également provoqué des millions de victimes, n’a jamais perdu le soutien de la campagne et a changé la vie des habitants des villes. De sorte qu’en Chine, bien que les idées de Marx se réfugient dans des petits cercles et que domine l’exploitation sauvage du capital, parler de la nécessité du socialisme n’est pas automatiquement compris comme l’imposition d’une dictature bureaucratique.

En effet, alors que les « communistes » russes officiels d’aujourd’hui comme Ziouganov sont des nostalgiques de Staline et de sa dictature bureaucratique, en plus d’être des nationalistes xénophobes, les Chinois, également nationalistes, sont divisés en plusieurs tendances dont certaines reconnaissent que la Chine est toujours un pays dépendant et arriéré, qu’elle doit être anti-impérialiste et elle se pose la question de comment intervenir dans la crise mondiale du capitalisme. En conclusion, on peut espérer bien plus en Chine de possibles développements anticapitalistes qu’en Russie.

Le jour où la lutte pour un meilleur niveau de vie et pour une vie plus harmonieuse, pour le respect de l’environnement et pour les droits démocratiques s’unira dans ce pays au combat contre les inégalités sociales et pour les revendications des travailleurs sera un grand jour pour toute l’humanité et un jour sombre pour le capitalisme. Parce que l’avenir de l’anticapitalisme, à l’échelle planétaire, dépend aujourd’hui des peuples d’Orient, qui luttent à la fois pour leur indépendance contre l’impérialisme occidental, pour les droits démocratiques élémentaires et contre les conséquences criminelles du capitalisme, mêlant ainsi une révolution anti-colonialiste, agraire et démocratique non achevée avec une révolution anticapitaliste en germe, mais sans laquelle c’est le désastre écologique et social qui les attend.

Les améliorations dans l’éducation, l’apprentissage massif de langues étrangères qui donne accès à ce qui se passe dans le reste du monde d’une part, et la pénurie croissante de main-d’œuvre rurale ainsi que le vieillissement de la population économiquement active, d’autre part, sont des facteurs qui tendent à élever les salaires, à améliorer les conditions de travail et qui rendent intolérables les conditions de travail prévalant jusqu’à présent.

Li Jian Min écrit que, depuis 2003, la pénurie de main-d’œuvre dans le Delta du Fleuve des Perles s’est étendue au Delta du Yang Tsé et à la Zone Côtière et qu’elle embrasse, depuis 2009, la zone centrale en cours d’industrialisation et d’urbanisation croissantes. Entre 2005 et 2010, selon lui, le salaire mensuel moyen chinois est passé de 875 yuans à 1.690 (quelques 220 dollars) et il augmente sans cesse. La main-d’œuvre agraire, qui en 2000 représentait pas moins de 71% de la population totale, tend à croître de plus en plus lentement : 1,39% dans les années 1990, 1,28% en 2005 et 0,81% en 2010. En nombre de travailleurs, la croissance annuelle en 2005 était de 10,2 millions et de 8,6 millions en 2010. Pour l’année 2015, on estime qu’elle sera de 2,36 millions et, en 2017, la main-d’œuvre rurale ne connaîtra plus de croissance et commencera à diminuer.

L’ « excédent » de population rurale s’épuise et la population en général est en train de vieillir tandis que ses exigences augmentent. Si, pour échapper aux conséquences du ralentissement de la croissance économique et de la réduction des exportation en Europe, la Chine fait le choix d’élever la consommation interne, elle devrait alors augmenter la productivité agraire en mécanisant massivement l’agriculture, ce qui jetterait sur le marché du travail de nouvelles vagues de millions de bras paysans pour l’industrialisation. Elle devrait en outre réduire la pollution brutale qui oblige à stopper la production pendant plusieurs jours dans les grandes villes et cela augmenterait les coûts de la protection écologique. Tel est le panorama qui servira de toile de fond au prochain congrès du PCC. Les pressions sociales et la lutte des classes y seront présents.

Source : http://www.sinpermiso.info/textos/index.php?id=4705

La Chine capitaliste

Rolando Astarita

Pouvons nous considérer que la Chine d’aujourd’hui est capitaliste ? Ma réponse est oui : nous sommes face à un système capitaliste. S’il s’agit bien d’une économie en transition et qu’il existe de nombreuses formes intermédiaires, la clé de la caractérisation de la Chine est que l’ensemble de l’économie est soumise à la loi de la valeur et que la propriété capitaliste s’y développe sans cesse plus librement. Dans cette analyse, je commencerai par revenir brièvement sur l’évolution des réformes appliquées depuis la fin des années 1970 pour présenter ensuite quelques données qui confirment l’idée que la société chinoise est aujourd’hui capitaliste.

Un début « boukharinien »

Les réformes économiques appliquées par le Parti communiste ont commencé en décembre 1978 (Mao était mort en 1976) et elles se sont depuis lors toujours étendues et approfondies en direction du capitalisme. Au début, elles n’affectèrent que la campagne et consistèrent à permettre aux paysans de vendre la production de leurs lots privés sur les marchés. On est ensuite passé au « système de responsabilité » par lequel on remettait à chaque ménage paysan une certaine portion des terres collectives destinée à la culture du blé, du riz et d’autres produits similaires. Les paysans pouvaient vendre, soit à l’État, soit au marché libre, tout ce qu’ils pouvaient produire au dessus de certains minimums.

En quelque sorte, le processus de réforme chinois a commencé comme une réédition de la politique qu’avait appliquée la Russie soviétique au milieu des années 1920, sous l’instigation de Nicolas Boukharine (dont l’œuvre fut traduite et étudiée en Chine dans les années 1980). L’objectif de Boukharine n’était pas de revenir au capitalisme, mais bien d’utiliser le marché comme stimulant afin d’intéresser les paysans à augmenter leur productivité. La Révolution de 1917 avait donné la terre aux paysans (bien que, formellement, elle appartenait à l’État) et en conséquence la Russie était devenue un pays plus « petit bourgeois » qu’avant l’arrivée au pouvoir des bolcheviques et les paysans rechignaient à avancer vers des formes collectives de production. C’est pour cette raison que Boukharine pensait que la seule manière d’augmenter la productivité agricole – indispensable pour réduire les coûts de la faible industrie soviétique de l’époque – était de permettre que les paysans obtiennent des bénéfices de leurs exploitations.

À un certain point, on a même attribué à Boukharine d’avoir lancé le slogan « paysans, enrichissez-vous ». Par cette voie, on créait les conditions pour une accumulation capitaliste. De fait, à la veille de la collectivisation forcée (réalisée à la fin des années 1920), le travail salarié était réapparu dans les campagnes, ainsi qu’une croissante différenciation sociale dans la campagne russe.

Ainsi, ce qui fut interrompu en Russie par la collectivisation forcée a été poursuivi et étendu en Chine avec des mesures sans cesse plus ouvertement favorables au marché et au capitalisme. Il est probable que la crise économique de la fin des années 1970 a créé les bases pour que ces réformes soient acceptées pratiquement sans résistance. Le régime maoïste avait échoué dans sa tentative de forcer la marche en avant vers une économie socialiste (le dénommé « Grand Bond en avant » des années 1950) et le pays avait subit d’importants bouleversements et convulsions dans les années 1960 avec la Révolution culturelle. De nombreux spécialistes soutiennent que le régime se trouvait dans une impasse. À la fin des années 1970, les secteurs de gauche étaient en recul et affaiblis quand la réforme s’est imposée. Dans les années 1980, outre la poursuite et l’approfondissement des réformes à la campagne, la direction chinoise a établit que toutes les entreprises devaient être responsables pour leurs bénéfices et leurs pertes et qu’elles devaient fermer quand elles n’étaient plus rentables. Plus significatif encore, on établit des zones économiques spéciales afin de permettre l’installation d’entreprises étrangères. Dans ces zones, les entreprises jouissent d’importants avantages fiscaux, de facilités pour transférer leurs bénéfices à l’extérieur et elles peuvent exploiter une main d’œuvre bon marché.

C’est au cours de ces années 1980 qu’on commença à démanteler la sécurité sociale. Jusqu’alors, les communes paysannes et les entreprises d’État assumaient la responsabilité des dépenses sociales de leurs travailleurs. Elles ne garantissaient pas seulement leur emploi, mais géraient également des garderies scolaires et des écoles, des centres sanitaires, garantissaient les pensions de retraite (sauf à la campagne), payaient les allocations de chômage, prenaient en charge les enterrements et aidaient les veuves et les orphelins. Ce système a commencé à être démantelé dès 1986 avec l’abolition de la garantie du travail à vie. Mais c’est dans les années 1990, après la répression du soulèvement de Tienanmen, que se développa ouvertement un processus rapide de privatisation des entreprises étatiques. De 1995 jusqu’à 2005, le nombre des entreprises d’État s’est réduit de 118.000 à 50.000. Le nombre de travailleurs employés par l’État est passé de 145 millions (80% de l’emploi urbain) à 75 millions (30% de l’emploi urbain). Entre 80% et 90% des travailleurs licenciés du secteur d’État sont passé au secteur privé ou se sont établis à leur propre compte.

Une structure capitaliste

Naturellement, vu l’ampleur des changements opérés, il existe encore en Chine de nombreuses formes de propriété qui se situent à mi-chemin entre la propriété étatique et la pleine propriété capitaliste. Selon The Economist (voir la bibliographie), on peut distinguer aujourd’hui plusieurs types d’entreprises.

Pour commencer, il y a les secteurs considérés comme stratégiques, comme la banque, l’énergie et les télécommunication, où l’État préserve sa propriété sur ces entreprises, bien que dans certains cas il a vendu une partie des actions à des investisseurs privés. Ce sont par exemple des entreprises comme la China Construction Bank, China Mobile et China Unicom (télécommunications) ou encore China National Petroleum Corp.

Un second groupe d’entreprises est constitué par des consortiums communs entre capitalistes privés, majoritairement étrangers, et des entités soutenues par l’État. Elles sont très fréquentes dans des branches importantes comme la fabrication d’automobiles, la logistique et l’agro-industrie. Les entreprises étrangères apportent la technologie et la partie étatique garantit l’accès au marché chinois. Exemples : Shanghai Volkswagen, Xian-Janssen (biomédicale), Denghai (agro-industrie), DHL-Sinotrans (logistique), Ameco (manufacture).

En troisième lieu, il y a les entreprises pleinement privées, bien qu’elles soient soumises à de forts contrôles étatiques et qu’elles soient très liées à l’appareil gouvernemental. Exemples : BYD, Geely, Chery (automobiles), Goldwind (énergie), Huawei (télécommunications).

Il existe enfin le groupe d’entreprises qui sont alimentées par les investissements des gouvernements locaux, mais aussi parfois par des capitaux qui appartiennent aux municipalités et à des fonds privés. Il existe dans ce sens une vaste variété de degrés de contrôle ou d’implication publique et les limites ne sont pas toujours bien définies. Bon nombre de ces entreprises se consacrent aux travaux publics. Exemples : Shangai Environment Group, Nanhai Development (protection de l’environnement), Digital China (services en technologie informatique), China WLCSP (processeurs informatiques).

Malgré toutes ces formes intermédiaires, c’est la domination des rapports d’exploitation capitaliste qui est essentielle. Même les entreprises pleinement étatiques sont toujours plus soumises à la logique du marché et du profit (bien qu’avec quelques nuances importantes dans certains secteurs déterminés) et elles sont régies par les lois de la concurrence capitaliste. De manière significative, plus des deux tiers des travailleurs chinois sont des salariés du secteur privé. En 2004, l’emploi dans le secteur privé représentait les deux tiers de l’emploi urbain total.

La propriété collective de la terre est également minée à la campagne. Il est important de tenir compte du fait que c’est la petite exploitation paysanne qui prévaut en Chine : il y a quelques 800 millions de paysans, et la moyenne des terres cultivées par foyer est de 0,33 hectares (Hu Jing, 2008). De nombreux paysans voient leurs exploitations menacées. D’après plusieurs organismes d’aide internationale, au cours de ces dernières années, près de 40 millions de paysans ont perdu leurs lots privés du à l’accaparement des terres par les autorités afin de satisfaire les demandes du développement urbain. Cela est d’autant plus facile parce qu’il y a beaucoup d’ambiguïté sur la définition des droits à la propriété du sol dans les villes mais aussi de la propriété collective des terres rurales. Dans de nombreux cas, les bureaucrates profitent des vides juridiques pour s’approprier des terrains à peu de frais et y développer des projets urbains à haute valeur immobilière ou des exploitations agricoles. Selon les statistiques officielles, entre 1995 et 2002, il y a eu près d’un million de cas d’occupation illégale de terres et de transactions frauduleuses, pour un total de 189.000 hectares de terrains (Lin y Ho, 2005). Cela constitue l’une des principales sources de corruption mais aussi de mécontentement social. « L’État a constamment introduit des changements institutionnels, y compris des amendements successifs à la Constitution, afin de répondre aux intérêts du capital privé » (idem). « Les tendances croissantes à la polarisation spatiale, et particulièrement de classes, sont le résultat de la marchandisation du travail, de la terre et du capital, enracinée et permise par une alliance entre le capital domestique et international et l’élite bureaucratique locale » (Kwan Lee et Selden, 2007).

La nature capitaliste de la Chine est également mise en évidence par sa relation avec le capital international. À la fin du premier trimestre 2010, la Chine avait des investissements directs à l’étranger pour une valeur de 317 milliards de dollars et des investissements en portefeuilles de 263 milliards. L’investissement étranger direct en Chine représente 1.526 milliards de dollars et l’investissement en portefeuilles, 223 milliards (State Admnistration of Foreign Exchange, SAFE.gov. cn). En 2010, les entreprises chinoises ont conclu 4251 contrats de fusions et acquisitions, tant à l’étranger que dans le pays, ce qui représentait une augmentation de 16% par rapport à 2009. Le total de ces transactions a représenté une valeur de 200 milliards de dollars, soit 29% de plus qu’en 2009. En termes d’investissements étrangers, en 2010, les entreprises chinoises ont conclu 188 contrats d’acquisitions et de fusions, soit une augmentation de 30% par rapport à l’année antérieure, ce qui constitue un record historique. Le total des transactions s’élève à 390 milliards de dollars, contre 300 milliards en 2009. L’Union européenne, l’Australie, l’Afrique et l’Asie sont les principales destinations des capitaux chinois. Mais aussi les États-Unis : le nombre de contrats de fusions et acquisitions avec ce pays est passé de 21 en 2009 à 32 en 2010 (Market Watch, The Wall Street Journal, 18/01/11). On estime que cette activité de fusions et acquisitions a poursuivi sa progression en 2011.

Conséquences sociales

Au vu de ce qui précède, il n’est pas étonnant que les maux les plus typiques du mode de production capitaliste soient apparus en Chine, à commencer par le chômage. Le chômage a commencé à croître dans les années 1980, mais il est passé au premier plan dans la décennie suivante quand des millions de travailleurs des entreprises étatiques fermées ont été licenciés.

Le taux de chômage officiel est monté de 2,9% en 1995 à 4,2% en 2005 et à 6,1% en 2010. Cependant, le chiffre réel est plus important. Tout d’abord car de nombreux travailleurs qui ont été licenciés des entreprises étatiques ne sont pas reconnus en tant que sans emploi. Les statistiques ne comptent pas non plus les travailleurs qui étaient employés dans les fermes mais qui ont émigré dans les villes pour y chercher du travail, ni les diplômés du secondaire ou des université qui ont quitté les études depuis moins de 6 mois. Pour toutes ces raisons, si l’on utilisait pour la Chine les normes internationales pour mesurer le taux de chômage, ce dernier était de 7,3% en 2002, tandis que celui des résidents permanents dans les zones urbaines s’élevait à 11,1% cette même année (Vodopivec et Hahn Tong, 2008). Si, en 1999, on a établit un système universel d’allocations de chômage dans les zones urbaines, une bonne partie des travailleurs du secteur privé n’en bénéficient pas (Rutte, 2010).

Autre conséquence de la dynamique du capital, les inégalités sociales s’accroissent. Dans les années 1970, la Banque Mondiale estimait que le coefficient Gini en Chine était de 0,33 (un taux élevé de ce coefficient signifie une plus grande inégalité). En 2002, il se situait à 0,45 (Li y Luo, 2008). Selon l’Académie des sciences sociale de Chine, il atteignait 0,496 en 2005. Par contre, en utilisant d’autres données, l’OCDE soutient qu’il était de 0,45 en 2005 et qu’il est descendu à 0,408 en 2007 (The Wall Street Journal, 3/02/10). En tous les cas, il existe une différence de revenus plus importante que dans les pays capitalistes avancés. Toujours dans ce sens, d’autres données sont fort révélatrices. D’après Su Hainan, directeur de l’Institut d’études du travail et des salaires, qui dépend du Ministère chinois des Ressources humaines et de la Sécurité sociale, les revenus des habitants des villes sont 3,3 fois supérieurs aux revenus des habitants des campagnes ; les revenus des employés de l’industrie ayant les salaires les plus élevés sont 15 fois supérieurs aux revenus des plus bas salaires ; les revenus des principaux dirigeants des entreprises d’État sont 18 fois supérieurs à ceux de leurs employés et, en moyenne, les revenus des hauts fonctionnaires sont 128 fois plus élevés que le salaire moyen national.

Li Shi, directeur du Centre de recherche sur la distribution du revenu et sur la pauvreté, de l’Université normale de Pékin, dit que la différence de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres était de 23 fois supérieure en faveur des premiers en 2007 contre 7,3 fois en 1988 (Global Times, 10/05/10). D’après la « Liste Hurun », qui enregistre les riches, il y avait 271 multi-millionnaires chinois en 2011, c’est-à-dire des gens qui possèdent une richesse de plus d’un milliard de dollars. C’est le second pays au monde à en avoir autant, après les États-Unis (où ils sont 400). Selon la revue « Forbes », il y aurait 115 multi-millionnaires chinois (contre 413 aux États-Unis). D’autre part, et d’après certaines études récentes, 1% de la population chinoise contrôle 70% des richesses ; 80% de la population se considère comme pauvre ou avec des revenus moyens et bas et de ce groupe 44% sont dans la pauvreté (School of Social Welfare, University of California, Berkeley). En outre, il existe de vastes secteurs de la population qui vivent dans des conditions désespérantes, en particulier les personnes âgées et sans enfants en milieu rural et les enfants orphelins, handicapés ou abandonnés dans les villes, qu’on estime à plusieurs centaines de milliers (Rutten, 2010).

En ce qui concerne les conditions de travail, elles sont typiques de n’importe quel pays capitaliste où l’accumulation repose sur un taux élevé d’exploitation du travail. Les salaires sont bas, les journées de travail sont longues et il y a peu de droits sociaux et syndicaux. Le cas de Foxconn, l’entreprise d’origine taïwanaise qui est le plus grand employeur de main-d’œuvre privée en Chine, est emblématique. En 2010, les nouveaux travailleurs de ses usines en Chine recevaient un salaire minimum de 130 dollars, en plus du logement et de la nourriture. Même s’il s’agit de bas salaires, ils sont plus élevés que la moyenne des salaires des autres entreprises. Pourtant, vu les horaires de travail exténuants et les dures conditions de travail, beaucoup de travailleurs n’y résistent pas et le « turn over » des effectifs est très élevé. En plus, il y a une véritable vague de suicides ces dernières années. Les travailleurs de Foxconn sont régulièrement obligés de dépasser les 36 heures de travail supplémentaire par semaine qui est le maximum autorisé en Chine (The Economist, 27/05/10).

D’après une enquête menée par Appel, un tiers des travailleurs de l’usine de Longhua travaillait plus de 60 heures par semaine. Dans le reste des entreprises, les choses fonctionnent d’une manière similaire. C’est tout particulièrement les millions de travailleurs récemment arrivés de la campagne et qui sont sans papiers, et donc quasiment sans droit, qui souffrent des plus hauts taux d’exploitation. En 2002, il y avait 95 millions de travailleurs dans le secteur informel urbain, sur un total de 244 millions de salariés urbains. Il faut tenir compte du fait que l’emploi informel – qui comprend des personnes qui travaillent à leur compte, des micro-entreprises, des travailleurs aux contrats temporaires, des domestiques et des journaliers – relève entièrement du secteur privé, autrement dit capitaliste. On estime que le secteur informel occupe approximativement la moitié des travailleurs, passant de 32 millions en 1995 à 125 millions de personnes en 2004, ce qui représentait 47% de l’emploi total (Banque Mondiale).

Par ailleurs, l’insalubrité et les maladies du travail semblent s’accroître. En 2000, le Ministère de la Santé reconnaissait que dans de nombreuses entreprises les patrons « sacrifiaient la santé de leurs travailleurs pour faire du profit » (déclaration du vice-ministre de la Santé, Yin Dakui). La pneumoconiosis (une maladie mortelle, également connue comme « le poumon noir ») affectait au moins 420.000 travailleurs au début des années 2000 et on considère qu’elle en tué 130.000 tandis qu’on détecte entre 15.000 et 20.000 nouveaux cas par an. (People’s Daily, 28/02/00).

Le système de sécurité sociale a également souffert d’un changement considérable. En 1978, l’âge de la retraite des femmes était de 50 ans, et pour les hommes à 60 ans, tandis que le système de retraites couvrait 78% des salariés urbains. Vu que dans les campagnes les personnes âgées dépendaient de leurs familles, seulement 19% de la force de travail était protégée par le système de retraite étatique, mais il s’agissait en tous les cas d’un acquis important pour un pays arriéré comme la Chine à l’époque. Il y avait eu des améliorations dans le système sanitaire, des campagnes massives de prévention et de soins et une amélioration des conditions d’hygiène et de l’accès à l’eau. Aujourd’hui, le panorama a changé et le système de sécurité sociale actuel ressemble à celui des autres pays capitalistes arriérés. Depuis le début des réformes, et avec l’approfondissement des inégalités, l’État s’est encore plus retiré des services sociaux dans les zones rurales et a également cessé de répondre aux besoins des travailleurs précaires ou de ceux qui travaillent à leur compte dans les villes. (Rutten, 2010).

En conséquence, on estime qu’en 2002 près de 50% des personnes âgées dans les zones urbaines et 80% dans les zones rurales, n’avaient pas d’épargne et dépendaient de leurs enfants ou de leur famille pour survivre (en Chine, les enfants sont obligés de subvenir aux besoins de leurs parents âgés). Plus de 57% du total des personnes âgées dépendaient de leurs familles, 25% de leurs propres revenus et seulement 2,2 pouvaient vivre grâce à la sécurité sociale (Global Action on Aging, Economic Information Daily, 26/06/2002). Des données plus récentes indiquent que 40% de la population a accès aux pensions, ce qui est une amélioration (Rutten, 2010). Mais cela reste un chiffre très bas.

D’autre part, on a perpétué et consolidé la division entre la ville et la campagne dans les villes elles-mêmes (Rutten, 2010). La grande majorité des travailleurs d’origine rurale ne sont pas autorisés à résider en ville et n’ont pas accès au système de sécurité sociale urbaine. De nombreux travailleurs migrants gardent ainsi leurs lots personnels à la campagne pour substituer l’absence de sécurité sociale. En outre, le système de sécurité sociale chinois avantage les droits des travailleurs étatiques par rapport à ceux des travailleurs du secteur privé. Parallèlement, on assiste à une privatisation croissante de la santé et de l’éducation, à la fois parce que l’État a cessé de financer des centres sanitaires et éducatifs que l’apparition pure et simple d’entreprises privées dans ces secteurs. Par exemple, dans un entretien réalisé en 2007, le directeur de l’hôpital de Pékin soulignait que le financement du gouvernement ne couvrait que 2 à 3% des dépenses annuelles et que, économiquement parlant, ce n’était plus un hôpital public (Beijing Review, 1/03/07). De nombreux cas similaires ont été dénoncés.

Comme résultat de ces évolutions, des maladies épidémiques qui avaient été éradiquées après la Révolution sont resurgies (Rutten, 2010). L’enseignement a également subi les effets des réformes pro-marché. Si le taux d’alphabétisation a significativement augmenté depuis 1978, tout comme le nombre d’élèves dans les écoles primaires et secondaires, une partie de l’enseignement a été purement et simplement privatisé. Tout comme dans le secteur de la santé, l’État a cessé de financer tous les établissements et les directions des collèges font payer des frais d’inscription sans cesse plus élevés (ce qui permet à certains de faire de bonnes affaires). En 2004, on signalait que l’enseignement était la seconde activité la plus rentable en Chine (la première étant l’immobilier) et aussi la plus corrompue. « Les bénéfices illégaux proviennent des plus de 300 millions d’enfants qui dépendent de l’éducation publique primaire et de leur famille qui doivent payer les frais d’inscription » (The Epoch Times, 2/3/04). Cette année là, les statistiques indiquaient que le pays utilisait 1,4% du total des fonds publics éducatifs mondiaux pour répondre aux besoins de 22,9% des étudiants du monde (China Daily, 15/01/04).

Dans ce cadre, les écoles privées poussent comme des champignons. D’après le rapport de la Banque Mondiale de 2002, il y avait plus de 56.000 écoles privées en 2001, avec plus de 9 millions d’étudiants. À cette époque, il y avait déjà 436 instituts d’enseignement supérieur privés. À l’autre extrême, bon nombre de jeunes sont en décrochage scolaire. Le « Rapport sur l’enseignement et les ressources en capital humain » de 2003 du Ministère de l’Enseignement signalait que seulement 18% de la population entre 25 et 64 ans avait reçu une éducation secondaire complète et que 42% n’avaient pas été plus loin que l’enseignement primaire. Plus de 30% des étudiants des zones rurales qui étaient autorisés à accéder aux collèges secondaires ne pouvaient pas le faire.

En conclusion, tout indique que la Chine d’aujourd’hui est un pays capitaliste. Les lois du marché se font sentir de manière croissante dans chaque recoin de la société. Les contradictions de classes s’accroissent ainsi que la polarisation sociale. Même du point de vue idéologique, le PC chinois a mis de côté son discours sur le socialisme et l’a remplacé par le nationalisme. Sa base sociale est constituée par les nouvelles classes moyennes et surtout par les hauts fonctionnaires qui tirent profit des affaires capitalistes ou de l’administration des entreprises liées à l’État.

Pour toutes ces raisons, les conflits entre, d’une part, l’immense masse exploitée et, d’autre part, les capitalistes et le gouvernement, répondent sans cesse plus à la logique de la lutte de classes propre à tout mode de production capitaliste.

Textes cités :

• Cohen, S. F. (1973) : Bujarin y la revolución bolchevique, Madrid, Siglo XXI.
• Hu Jing (2008) : « A Critique of Chongquing’s “New Land Reform” », China Left Review Nª 1, en www.chinaleftreview.org.
• Kwan Lee, C. y M. Selden (2007) : « China’s Durable Inequality : Legacies of Revolution and Pitfalls of Reform », « The Asian-Pacific Journal : Japan Focus », en www.japanfocuos.org.
• Li, S. et C. Luo (2008) : « Growth Pattern, Employment and Income Inequality : What the Experience of Republic of Korea and Taipei, China Reveals to the People’s Republic of China », Asian Development Review, vol. 25, pp. 100-118.
• Rutten, K. (2010) : « Social Welfare in China : The role of equity in the transition from egalitarism to capitalism », Asia Research Centre, CBS, Copenhagen Discussion Papers 32, Mars.
• The Economist : « Capitalism confined », 3 septembre 2011.
• Vodopivec, M. et M. Hahn Tong (2008) : « China : Improving Unemployment Insurance », Banque mondiale Discussion Paper Nº 0820, Juillet.

Source : http://rolandoastarita.wordpress.com/2011/10/10/china-capitalista/
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera