Dossier Chine : Montée de la lutte des classes dans l’atelier du monde

Leo Stern, Mathieu Parant , Minqi Li 7 novembre 2012

Le jeudi 8 novembre s’ouvre le 18e congrès du Parti communiste chinois dans un contexte national et international particulier. Modernisation et réformes capitalistes accélérées, montée des luttes paysannes et des luttes ouvrières pour les salaires, début d’essoufflement du taux de croissance, tensions stratégiques croissantes avec certains pays voisins… Alors que le poids de la Chine dans une économie capitaliste mondiale en pleine crise semble de plus en plus déterminant, les contradictions et les difficultés internes s’aiguisent. Les préoccupations des dirigeants chinois se centrent sur quatre points qui seront au coeur des débats de ce congrès : comment garantir à la fois un haut taux de croissance économique, la stabilité sociale, la souveraineté nationale et l’hégemonie politique du PCC. Pour aborder cette actualité, nous publions ici un dossier consacré à la réalité et aux rapports entre les classes en Chine aujourd’hui, et en particulier aux luttes de la classe ouvrière. Le premier texte que nous reproduisons dans ce dossier offre ainsi une série d’éléments forts intéressants sur les rapports entre les classes chinoises et sur les perspectives économiques à moyen terme. Bien qu’il se situe clairement sur le terrain de la nécessité d’une nouvelle révolution socialiste, de la révolution mondiale et de la prise en compte des questions écologiques, on ne peut par contre partager toutes les caractérisations de l’auteur sur la période maoïste de l’histoire chinoise, ainsi que l’absence de critique vis à vis du « collectivisme autoritaire » et de « l’Etat-Parti unique ». Les deux autres articles de ce dossier proviennent quant à eux de la revue française « Convergences révolutionnaires ». (Avanti4.be)

La classe ouvrière et l’avenir de la révolution chinoise

Minqi Li

En juillet 2009, les travailleurs de l’aciérie d’état Tonghua de Jilin, en Chine, ont organisé une protestation massive contre la privatisation de leur entreprise. Un an plus tard, pendant l’été 2010, c’est une puissante vague de grèves qui s’est étendue dans les provinces côtières du pays. Ces événements peuvent représenter un point d’inflexion historique. Après des décennies de défaites, de reculs et de silence, la classe ouvrière chinoise est en train de ressurgir comme une nouvelle force sociale et politique.

Quelles seront les conséquences de cette montée de la classe ouvrière chinoise pour l’avenir du pays et du monde ? La classe capitaliste chinoise parviendra-t-elle à relever le défi lancé par cette classe ouvrière en maintenant le cap de la restauration capitaliste ? Ou bien la croissance de la classe ouvrière chinoise conduira-t-elle à une nouvelle révolution socialiste chinoise qui pourrait, à son tour, ouvrir la voie à une révolution socialiste mondiale ? Les réponses à ces questions détermineront, dans une grande mesure, le cours de l’histoire mondiale au XXIe siècle.

La défaite de la classe ouvrière et le triomphe du capitalisme chinois

La révolution chinoise de 1949 reposait sur la vaste mobilisation de l’immense majorité de la population chinoise contre l’exploitation des grands propriétaires terriens féodaux, des capitalistes et des impérialistes étrangers. Avec toutes ses limitations historiques, la Chine de la période maoïste méritait d’être caractérisée comme « socialiste » dans le sens où les relations de classes étaient beaucoup plus favorables pour les classes prolétaires et populaires que celles qui prévalent dans un Etat capitaliste, particulièrement dans le cas d’un pays de la périphérie ou de la semi-périphérie (1).

Malgré les acquis historiques de la période maoïste, la Chine continue à faire partie du système capitaliste mondial et s’est vue obligée d’opérer sous les lois élémentaires de ce système. L’excédent économique se concentre entre les mains de l’Etat afin de promouvoir l’accumulation du capital et l’industrialisation. Cela a créé à son tour les conditions matérielles qui ont favorisé les nouvelles élites bureaucratico-technocratiques qui ont exigé sans cesse plus de privilèges matériels et de pouvoir politique. Les nouvelles élites ont trouvé leurs représentants politiques dans le Parti communiste et sont devenues les « partisans du chemin capitaliste qui jouissent de l’autorité dans le Parti » (selon une phrase commune en Chine).

Mao Zedong et ses camarades révolutionnaires ont tenté de contrebalancer la tendance à la restauration capitaliste en appelant à la mobilisation des masses ouvrières, paysannes et étudiantes. Ce fut une expérience politique confuse, les ouvriers et les paysans n’étaient pas préparés à exercer directement le pouvoir économique et politique. Après la mort de Mao en 1976, les partisans de la voie capitaliste, emmenés par Deng Xiaoping, ont opéré un tournant contre-révolutionnaire et ont arrêté les leaders maoïstes radicaux. En quelques années, Deng Xiaoping a consolidé son pouvoir politique et la Chine prenait le chemin de la transition au capitalisme.

La réforme économique a commencé à la campagne. Les communes populaires furent démantelées et l’agriculture privatisée. Au cours des années suivantes, des centaines de millions de travailleurs ruraux sont devenus des travailleurs « excédentaires », rendus ainsi disponibles pour leur exploitation dans des entreprises capitalistes nationales et étrangères. La privatisation massive des entreprises fut menée à bien dans les années 1990. Pratiquement toutes les petites et moyennes entreprises de propriété publique et quelques grandes entreprises d’Etat furent privatisées. Presque toutes furent vendues à des prix artificiellement bas ou simplement offertes. Les bénéficiaires furent les fonctionnaires du gouvernement auparavant directeurs des entreprises publiques, les capitalistes privés liés au gouvernement et les multinationales étrangères. Une importante « accumulation primitive » fut ainsi réalisée et une nouvelle classe capitaliste s’est constituée sur base du vol massif des biens de l’Etat et des biens collectifs. Pendant ce temps, des dizaines de millions de travailleurs publics et communaux furent licenciés et jetés dans la pauvreté.

La légitimité de cette nouvelle classe capitaliste fut reconnue par la direction du Parti communiste. Lors du XVIe Congrès du Parti (en 2002), on a révisé ses statuts. Jusqu’alors, le Parti communiste était considéré comme l’avant-garde de la classe ouvrière, représentant les intérêts du prolétariat. Sous les nouveaux statuts, le Parti communiste se déclare un représentant des intérêts des « larges masses » et de la « majorité des forces productives avancées ». Le terme de « forces productives avancées » est largement considéré comme un euphémisme pour désigner la nouvelle classe capitaliste.

La montée de la classe ouvrière chinoise

L’emploi non agricole, dans le pourcentage total de l’emploi dans le pays, a augmenté de 31% en 1980 à 50% en 2000 et il a atteint 60% en 2008 (2). D’après un rapport élaboré par l’Académie chinoise des Sciences Sociales en 2002, près de 80% de la force de travail non agricole est constituée de travailleurs salariés prolétarisés, comme les ouvriers d’usine, les travailleurs des services, les employés administratifs et les chômeurs (3). Vu que l’immense majorité des travailleurs non agricoles sont des salariés forcés de vendre leur force de travail pour gagner leur vie, la croissance rapide de l’emploi non agricole représente la formation d’une classe prolétaire massive en Chine.

L’accumulation capitaliste rapide en Chine a reposé sur l’exploitation sans pitié de centaines de millions de travailleurs. De 1990 à 2005, les revenus du travail dans le PIB se sont réduits de 50 à 37%. Le niveau moyen du salaire des travailleurs représente approximativement 5% de celui des Etats-Unis, 6% de la Corée du Sud et 40% du Mexique (4).

Depuis les années ‘80, près de 50 millions de travailleurs migrants se sont déplacés des zones rurales dans les villes à la recherche d’un emploi. Les produits manufacturés chinois reposent principalement sur l’exploitation de ces travailleurs migrants. Une étude sur les conditions de travail des ouvriers du delta du fleuve de la Perle (une zone qui inclut Guangzhou, Shenzhen et Hong-Kong) a révélé que près des deux tiers d’entre eux travaillent plus de 8 heures par jour et n’ont jamais de week-end de repos. Certains travailleurs ont du travailler de manière quotidiennement pendant 16 heures. Les gérants capitalistes utilisent habituellement le châtiment corporel pour discipliner les travailleurs. Près de 200 millions d’ouvriers travaillent dans des conditions dangereuses. Il y a autour de 700.000 accidents du travail graves en Chine chaque année, provoquant plus de 100.000 décès (5).

Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels ont affirmé que la lutte de la classe ouvrière contre les capitalistes suit plusieurs étapes de développement. Dans un premier temps, la lutte est menée à bien par des travailleurs individuels contre les capitalistes qui les exploitent directement. Avec le développement de l’industrie capitaliste, le prolétariat augmente en nombre et se concentre sans cesse plus. L’organisation des travailleurs connaît une forte croissance et ils commencent à former des syndicats pour lutter contre les capitalistes en tant que catégorie collective. La même loi s’opère dans la Chine d’aujourd’hui. Du fait que de plus en plus de travailleurs migrants s’établissent dans les villes et se voient de plus en plus comme des travailleurs salariés au lieu de paysans, une nouvelle génération de prolétaires avec une conscience de classe est en train de surgir. Tant les documents officiels du gouvernement que les médias reconnaissent aujourd’hui cette montée de la « deuxième génération de travailleurs migrants ».

D’après les données présentées par les médias chinois, il y a aujourd’hui près de 100 millions de travailleurs migrants de seconde génération, nés après 1980. Ils se sont installés dans les villes peu de temps après avoir terminé leurs études secondaires ou l’école moyenne. La majorité de ces personnes n’a aucune expérience dans la production agricole. Ils s’identifient plus avec la ville qu’avec la campagne. En comparaison avec la « première génération », les travailleurs migrants de la seconde génération ont tendance à avoir une meilleure éducation et de plus grande expectatives d’emploi, ils demandent de meilleures conditions de vie matérielles et culturelles et sont moins disposés à tolérer les dures conditions de travail en vigueur (6).

Pendant l’été 2010, des dizaines de grèves se sont produites en Chine dans l’industrie automobile, électronique et textile, ce qui a forcé les capitalistes à accepter des augmentations salariales. Les principaux chercheurs chinois sont préoccupés par la possibilité que la Chine serait entrée dans une nouvelle période de grèves qui provoquerait la fin du régime de main d’œuvre bon marché et menacerait la « stabilité sociale » (7).

C’est le développement capitaliste lui-même qui est en train de préparer les conditions objectives qui favorisent la croissance des organisations ouvrières. Après plusieurs années d’accumulation rapide, l’armée de réserve massive de main d’œuvre bon marché dans les zones rurales de Chine commence à s’épuiser. On s’attend à ce que le total de la population chinoise en âge de travailler (ceux qui ont entre 15 et 64 ans) arrive à son maximum en 2012, soit 970 millions de personnes, pour ensuite, graduellement, diminuer à 940 millions en 2020. Le principal groupe de personne en âge de travailler et parmi lequel se recrute la majeure partie de la main d’œuvre bon marché et non qualifiée (entre 19 et 22 ans) dans l’industrie manufacturière, diminuera drastiquement de quelques 100 millions en 2009 à plus ou moins 50 millions en 2020. Le déclin rapide de la population en âge optimale de travailler augmentera ainsi probablement le « pouvoir de négociation » des travailleurs.

Au Brésil et en Corée du Sud, depuis les années ’70 jusqu’aux années ’80, lorsque le taux d’emploi non agricole a dépassé les 70%, le mouvement ouvrier a surgit comme une puissante force sociale et politique. Quelque chose de similaire a lieu également en Egypte (8). Le taux d’emploi non agricole en Chine est aujourd’hui de 60%. Si cette tendance, qui s’est poursuivie de 1980 à 2008, se maintient à l’avenir avec un taux d’augmentation de l’emploi non agricole autour de 1% par an, il dépassera le niveau critique de 70% d’emploi non agricole vers l’an 2020. En tenant compte du fait que la classe ouvrière chinoise est sur le point d’émerger comme une puissante force sociale et politique en une ou deux décennies, la question clé est la suivante : quelle voie prendra-t-elle ?

La politique officielle actuelle du gouvernement chinois est de construire une société harmonieuse basée sur le compromis entre les différentes classes sociales. Des secteurs des élites au pouvoir demandent une « réforme politique » afin de diluer et de dévier le défi incarné par la classe ouvrière au travers de l’instauration d’une démocratie bourgeoise de type occidentale (9).

La classe des capitalistes chinois parviendra-t-elle à s’adapter au défi représenté par la classe ouvrière, en maintenant l’ordre sociale et économique élémentaire du système capitaliste ? Ou es-ce que le mouvement ouvrier chinois prendra le chemin d’une rupture radicale avec le système social actuel, celui de la révolution socialiste ? Les réponses à ces questions dépendent des conditions historiques objectives et subjectives.

L’héritage socialiste : la classe ouvrière du secteur d’Etat

Pendant l’ère maoïste, les travailleurs chinois jouissaient d’un niveau de pouvoir de classe et de dignité inimaginables pour un travailleur moyen dans un Etat capitaliste (surtout d’un pays périphérique ou semi périphérique). Cependant, la classe ouvrière était jeune et sans expérience politique. Après la mort de Mao, la classe ouvrière est restée sans direction politique et a souffert une défaite catastrophique avec les privatisations massives des années ’90. De nombreux ex-travailleurs du secteur d’Etat (connus en Chine comme les « travailleurs d’âge ») ont commencé la lutte collective contre les privatisations et les licenciements massifs. Leurs luttes ont eu un impact non seulement sur les travailleurs licenciés, mais aussi dans le secteur étatique toujours en place. Cela a contribué à élever la conscience de classe, avec un haut niveau de conscience socialiste, parmi des secteurs importants des travailleurs d’Etat.

Selon les propos d’un éminent activiste, en comparaison avec les travailleurs d’autres pays capitalistes, la classe ouvrière (du secteur d’Etat) en Chine a développé une « conscience de classe relativement complète », basée sur son expérience historique, tant dans la période socialiste que dans la période capitaliste (10).

Grâce à cette expérience historique, les luttes des travailleurs du secteur d’Etat ne se limitent souvent pas à des demandes économiques immédiates. Beaucoup de travailleurs et de militants comprennent que leur situation actuelle n’est pas seulement la conséquence de l’exploitation par des capitalistes individuels, mais aussi, à un niveau plus fondamental, le résultat de la défaite historique de la classe ouvrière dans la lutte de classe qui a mené à la victoire (temporaire) du capitalisme sur le socialisme.

Un dirigeant de travailleurs licenciés a souligné que sous le socialisme les travailleurs étaient les maîtres de l’usine, les salariés étaient frères et sœurs au sein d’une même classe, et les licenciements massifs n’existaient pas, mais qu’après la privatisation, les travailleurs sont devenus de simples salariés, ils n’étaient plus les maîtres et qu’en cela réside la véritable raison derrière les licenciements massifs. Selon ce dirigeant, la lutte des travailleurs ne doit pas se limiter à des cas individuels, ni se satisfaire de revendications particulières. L’intérêt « fondamental » des travailleurs correspond à la restauration de la « propriété publique des moyens de production » (11).

De nombreux travailleurs actuellement employés dans le secteur d’Etat sont les enfants des « travailleurs d’âge », ou ont connu une expérience de travail à leur côté, ou vivent dans les mêmes quartiers ouvriers. Ainsi, les travailleurs du secteur d’Etat d’aujourd’hui ont été influencés par les luttes des travailleurs plus âgés et par leur expérience politique. Cela a été mis en relief en 2009 avec la lutte des travailleurs de l’entreprise Tonghua Steel contre la privatisation.

Tonghua Steel est une usine métallurgique d’Etat dans la ville de Tonghua, province de Jilin. En 2005, elle a été privatisée. Sa valeur, représentant 10 milliards de Yuans, a été rabaissée à seulement 2 milliards. Jianlong, une puissante compagnie privée qui a des liens étroits avec des fonctionnaires de haut niveau à Pékin, n’a en réalité payé que 800 millions de Yuans pour rafler l’entreprise. Depuis l’acquisition par Jianlong, 24.000 des 36.000 travailleurs ont été licenciés. Les salaires des ouvriers occupants des « postes dangereux » (avec des risques élevés d’accidents du travail) ont été réduits des deux tiers. Les gérants peuvent imposer diverses sanctions et des châtiments arbitraires contre les travailleurs.

En 2007, les travailleurs ont commencé à protester. Pendant ces protestations, un ouvrier de l’ère maoïste, « Maître Wu », a émergé comme leader de la lutte. Wu a clairement indiqué aux travailleurs que la véritable question n’était pas tel ou tel problème particulier, mais bien « la ligne politique de la privatisation ». En juillet 2007, une grève générale a été organisée. Quand le principal directeur de Jianlong a menacé de licencier tous les travailleurs, des ouvriers en colère l’ont frappé jusqu’à la mort. Bien que le gouverneur de la province et des milliers de policiers armés étaient sur les lieux, personne n’a osé intervenir. Après ce lynchage, la province de Jilin a été obligée d’annuler son plan de privatisations.

La victoire des travailleurs de Tonghua Steel a été une grande source d’inspiration pour les travailleurs dans de nombreuses régions du pays. Les travailleurs de plusieurs usines d’acier ont également protesté en obligeant les autorités locales à geler leurs propres plans de privatisation. Les travailleurs de certaines provinces ont vu la victoire de Tonghua comme la leur et ont même été jusqu’à regretter que « trop peu de capitalistes aient été assassinés » (12).

Après des années de privatisations massives, la participation de l’Etat dans le secteur de la production industrielle en Chine s’est réduite à moins de 30%. Malgré tout, le secteur d’Etat continue à dominer dans plusieurs secteurs industriels clés. En 2008, les entreprises de propriété d’Etat et d’holding public représentaient 59% du secteur minier, 96% de l’exploitation pétrolière et du gaz naturel, 72% des raffineries de pétrole et de coke, 42% des fonderies et traitements des métaux ferreux (fer et acier), 45% des fabrications d’équipements de transport et 92% de la production et de l’approvisionnement d’énergie électrique et de chaleur (13).

Bien que les travailleurs du secteur d’Etat ne représentent plus que 20% de l’emploi industriel total, ils représentent quelques 20 millions de personnes et se concentrent dans les secteurs de l’énergie et de l’industrie lourde qui sont d’importance stratégique pour l’économie capitaliste de la Chine. Dans l’aggravation à venir de la lutte des classes, les travailleurs du secteur d’Etat, grâce à la place qu’ils occupent dans ces secteurs industriels clés, pourront exercer un pouvoir économique et politique bien plus élevé que leur nombre ne l’indique.

Et, plus important encore, les travailleurs du secteur d’Etat pourront bénéficier de leur expérience historique et politique. Avec l’aide d’intellectuels révolutionnaires socialistes, ces travailleurs pourraient devenir les leaders de toute la classe ouvrière chinoise et lui offrir une « claire direction socialiste révolutionnaire ».

L’illégitimité de la richesse capitaliste en Chine

Après trois décennies de transition au capitalisme, la Chine s’est transformée en passant d’un des pays les plus égalitaires au monde à l’un des plus inégalitaires. D’après la Banque mondiale, en 2005, 10% des foyers les plus riches possédaient 31% du total des revenus, tandis que les 10% les plus pauvres n’en avaient que 2% (14). Les inégalités de richesses sont encore plus scandaleuses. Selon le « World Wealth Report » de 2006, 0,4% des familles les plus riches contrôle 70% des richesses nationales du pays. En 2006, il y avait autour de 3.200 personnes possédant des valeurs mobilières supérieures à 100 milliards de Yuans (autour de 115 millions d’euros). De ces 3.200, plus ou moins 2.900 sont des fils de hauts fonctionnaires du gouvernement ou du Parti. Leurs actifs cumulés s’élèvent à 20 billions de Yuans, ce qui représente approximativement le PIB de la Chine en 2006 (15).

Du fait des origines de la classe capitaliste chinoise, une grande partie de sa richesse provient du pillage des biens de l’Etat et des biens collectifs accumulés pendant l’ère socialiste. Cette richesse est amplement considérée comme illégitime par la population en général. D’après une estimation, pendant le processus de privatisation et de libéralisation des marchés, quelques 30 billions de Yuans de l’Etat et de biens collectifs ont été transférés dans la poche des capitalistes étroitement liés au gouvernement (16). Un récent rapport révèle qu’en 2008, les revenus du « secteur gris » (en référence à son opacité) ont atteint 5,4 billions de Yuans, soit 18% du PIB du pays.

Les auteurs du rapport pensent que la majeure partie des revenus « gris » provient de la corruption et du vol de biens publics (17). On dit de Wen Jiabao qu’il est l’un des plus riches premiers ministres du monde. Son fils est le propriétaire de la plus grande firme au capital privé. Son épouse est à la tête de l’industrie diamantaire chinoise. On estime que la famille Wen a accumulé 30 milliards de Yuans. La fortune de Jiang Zemin (ex président et secrétaire général du Parti) est estimée quant à elle à 7 milliards de Yuans et celle de Zhu Rongji (ex premier ministre) à 5 milliards (18).

La corruption généralisée n’a pas seulement gravement érodé la légitimité du capitalisme chinois, elle a aussi miné la capacité de la caste dirigeante à agir dans son propre intérêt de classe. Sun Liping, un sociologue lié au courant dominant dans le Parti, a récemment commenté que « La société chinoise est en train de se détériorer à un rythme accéléré ». Selon lui, les membres des élites gouvernantes sont entièrement motivés par leurs intérêts personnels à court terme, de sorte que plus personne n’a à cœur les intérêts à long terme du capitalisme chinois. Selon lui, la corruption est « hors de contrôle » et peut rendre les choses « ingouvernables » (19).

La prolétarisation de la petite bourgeoisie

Au cours des années ’80 et ’90, la potentielle petite bourgeoisie (les cadres professionnels et techniques) a été utilisée comme base sociale pour la « réforme et l’ouverture » politique pro-capitaliste. Mais l’augmentation rapide des inégalités capitalistes n’a pas seulement provoqué l’appauvrissement de centaines de millions de travailleurs, elle a aussi détruit les rêves de cette petite-bourgeoisie.

Selon les statistiques officielles, autour de 25% des étudiants universitaires chinois qui se sont diplômés en 2010 sont au chômage. Des étudiants diplômés en 2009, 15% sont sans emploi. Les universitaires qui ont un emploi doivent souvent accepter un salaire qui n’est pas plus élevé que celui d’un travailleur migrant non qualifié. On dit que près d’un million de diplômés universitaires appartiennent aux dénommées « tribus de fourmis ». Autrement dit, qu’ils vivent dans des quartiers périphériques des villes les plus importantes de Chine (les cités dortoirs) (20). L’augmentation des coûts du logement, de santé et d’éducation ont encore plus miné la situation économique et sociale de l’actuelle petite bourgeoisie chinoise, ce qui l’a forcée à renoncer à son aspiration à atteindre un niveau de vie de type « classe moyenne ».

Un diplômé universitaire a publié ses idées sur Internet concernant sa « vie misérable » (21). Après un an de travail, il a découvert qu’il ne pouvait pas se permettre le luxe d’acheter un appartement, de se marier ou d’élever un enfant. Ce jeune s’est demandé ; « Pourquoi avoir une fiancée ? Pourquoi avoir un enfant ? Pourquoi dois-je aider mes parents ? Nous allons changer de philosophie. Si nous ne nous préoccupons pas de nos parents, que nous ne marrions pas, n’avons pas d’enfants, n’achetons pas d’appartement, ne prenons pas l’autobus et ne tombons pas malade, n’avons pas de loisirs, ni n’achetons de la nourriture… alors nous aurons véritablement atteint une vie heureuse. La société nous rend fous. Nous ne pouvons pas satisfaire certaines des plus simples nécessités élémentaires. Es-ce que nous nous trompons ? Nous ne voulons que survivre » (22). Ainsi, dans la mesure où de plus en plus de petits bourgeois se prolétarisent du fait de leurs conditions économiques et sociales, un nombre croissant de jeunes est en train de se radicaliser politiquement.

Dans les années ’90, la gauche politique était pratiquement inexistante en Chine. Cependant, au cours de la première décennie de ce siècle, elle a connu une forte croissance. Trois sites web de gauche ; « Wu Zhi Xiang » (l’Utopie), « Le Drapeau de Mao Zedong », et le Réseau des travailleurs de Chine, ont gagné une influence nationale. Certains des principaux sites web officiels, tels que « Renforcement du Forum Pays », un site d’actualité lié au journal du Parti, le « Quotidien du Peuple », sont dominés par des messages aux tendances politiques de gauche.

Le 9 septembre et le 26 décembre 2010, les travailleurs de dizaines de villes et les étudiants de près de 80 universités et collèges dans toute la Chine ont organisé des réunions pour commémorer Mao Zedong, souvent en opposition aux autorités locales. Le Jour de l’An chinois, le 9 février 2011, près de 700.000 personnes ont visité la ville natale de Mao, Shaoshan, dans la province du Hunan (23). En tenant compte du contexte politique actuel en Chine, ces commémorations spontanées représentent effectivement des protestations anticapitalistes massives.

La limite du capital est le capital lui-même

Le modèle chinois d’accumulation du capital a reposé sur un ensemble de facteurs historiques : exploitation sans pitié d’une main d’œuvre bon marché à grande échelle et exploitation massive des ressources naturelles avec la dégradation consécutive de l’environnement, dans un modèle de croissance qui dépend de l’expansion des exportations vers les marchés des principaux pays capitalistes. Aucun de ces facteurs n’est soutenable à moyen terme.

Comme les économies européennes et étatsuniennes sont paralysées et que la crise pourrait s’aggraver à l’avenir, la Chine ne peut plus dépendre des exportations pour tirer sa croissance économique. D’autre part, il est largement reconnu que le taux d’investissement excéssivement haut en Chine a conduit à une capacité de production excédentaire et a contribué à une pression insoutenable sur les énergies et les ressources naturelles. La chute des taux de retour sur le capital investi peut amener un effondrement de l’investissement et à une grande crise économique.

Ainsi, l’économie chinoise doit se « rééquilibrer » sur elle-même, en promouvant la consommation interne (24). Mais, comment y parvenir sans toucher aux intérêts élémentaires de la classe capitaliste chinoise ? Actuellement, la consommation des foyers représente autour de 40% du PIB, la consommation gouvernementale 10%, l’excédent commercial 5% et l’investissement 45%. Les revenus des paysans et des travailleurs représentent ensemble autour de 40% du PIB. En conséquence, les revenus de la classe ouvrière coïncident plus ou moins avec la consommation totale des foyers (25). Si l’on considère l’investissement public comme une partie du profit capitaliste brut, alors le taux de profit brut (qui est équivalent au PIB moins les salaires et la consommation du gouvernement) est d’approximativement 50% du PIB. En défalquant la dépréciation du capital fixe, le taux de profit capitaliste net est de plus ou moins 35% du PIB. Ce profit capitaliste (ou taux de plus-value) très élevé est la base politico-économique de l’accumulation rapide du capital en Chine.

Supposons à présent ce dont la Chine aurait besoin afin de se rééquilibrer en une économie impulsée par la consommation. Il y a plusieurs scénarios alternatifs possibles pour un tel « rééquilibrage » du capitalisme chinois, chacun d’entre eux ayant besoin d’un ensemble de conditions nécessaires afin de stabiliser l’économie capitaliste.

Par exemple, si le taux de croissance économique du pays tomberait à 7% annuellement, l’investissement doit tomber à 36% du PIB. Les principaux marchés d’exportation du pays (les Etats-Unis et l’UE) vont probablement stagner à l’avenir, tandis que les importations chinoises d’énergie et de matières premières continueront à croître, équilibrant ainsi la balance commerciale. De cela découle la nécessité que la somme de la consommation des ménages (les salariés) et la consommation publique doit augmenter pour atteindre 65% du PIB. Le profit brut devra donc tomber à 35% et le bénéfice net à 20% du PIB (26). En conséquence, avec cet exemple, 15% du PIB doit être redistribué en les transférant de la poche des capitalistes aux salariés ou en dépenses sociales. Comment une telle redistribution pourrait-elle se réaliser, même en imaginant les conditions politiques les plus idéales ? Quel sectreur de la classe capitaliste va sacrifier ses propres intérêts particuliers au nom de ses intérêts collectifs de classe ? Au vu de la nature illégitime et corrompue de la richesse capitaliste en Chine, on peut également se demander comment un tel intérêt collectif de la classe capitaliste pourrait s’imposer, même si la direction du Parti communiste décide de le promouvoir. Par définition, le revenu et la richesse issue de la corruption ne sont pas soumis aux impôts.

Dans un certain sens, le contexte historique actuel est fondamentalement distinct d’autres périodes antérieures dans l’histoire du capitalisme. Après des siècles d’une implacable accumulation capitaliste, le système écologique global est au bord de l’effondrement et le développement de la crise écologique mondiale menace de détruire la civilisation humaine au cours du XXIe siècle. En tant que plus grand consommateur mondial d’énergie et plus important producteur de dioxyde de carbone, la Chine se trouve aujourd’hui placé au cœur des contradictions écologiques globales.

La Chine est dépendante du charbon pour sa consommation d’énergie à hauteur de 75%. De 1979 à 2009, la consommation de charbon dans le pays a augmenté au taux moyen annuel de 5,3% et l’économie chinoise a crû à un taux moyen annuel de 10% (bien que dans la dernière décennie, de 1999 à 2009, la croissance moyenne annuelle a été de 8,9%). En utilisant un critère généreux, on estime que le taux de croissance futur de la Chine équivaudra aux taux de production de charbon en ajoutant 5 points de pourcentage (27). D’après les sources officielles, la Chine dispose de réserves de charbon s’élevant autour de 190 millions de tonnes métriques (28).

On prévoit que la production de charbon chinois atteindra son point culminant en 2026, avec un niveau de production annuel de 4,7 millions de tonnes métriques. Pour 2030, elle tombera de 0,4%, puis de 2,5% dans la décennie 2030-2040 et de 4,8% pour 2040-2050. Le taux de croissance économique implicite serait donc de 8,5% pour la décennie de 2010, de 5,5% pour les années 2020, de 2,5% pour la décennie 2030 et de 0% pour les années 2040. Ainsi, dans la décennie 2020, l’économie capitaliste de la Chine devra réaliser une redistribution des richesses de l’ordre de 20% du PIB afin de maintenir une économie capitaliste stable. Dans la décennie 2030, le profit net du capitalisme devra tomber en dessous du 10% du PIB.

L’imminente crise énergétique n’est qu’une des nombreuses autres contradictions écologiques auxquelles la Chine doit faire face. D’après « Charting Our Future », on s’attend à ce que la Chine aura un déficit en eau de 25% en 2030 du fait de la demande croissante de l’agriculture, de l’industrie et des villes qui épuise les ressources hydriques (29). Si la tendance actuelle à l’érosion des sols se maintient, le déficit en aliments pourrait atteindre 14 à 18% pour 2030-2050. Comme résultat du changement climatique et de la pénurie croissante en eau, la production de céréales chinoises pourrait tomber de 9 à 18% dans les années 2040 (30).

La victoire du prolétariat ?

L’humanité est face à un carrefour critique. Le maintien du système capitaliste mondial ne garantit pas seulement l’appauvrissement de centaines de millions de personnes, il conduit également à la destruction de la civilisation humaine. Cela confirme la nécessité urgente d’apporter une réponse à la question historique qui se pose à l’échelle mondiale : sur quelle force l’humanité pourra-t-elle compter afin de réaliser la révolution mondiale du XXIe siècle et atteindre, ainsi, le socialisme et la soutenabilité écologique ?

Marx espérait que le prolétariat jouerait le rôle de fossoyeur du capitalisme. Dans le cours de l’histoire réelle du monde, les classes capitalistes occidentales sont parvenues à s’adapter aux défis lancés par la classe ouvrière au travers de réformes sociales limitées. Les classes capitalistes centrales sont parvenues à ce compromis temporaire sur base de la surexploitation de la classe ouvrière des pays de la périphérie et de l’exploitation massive des ressources naturelle mondiales et de l’environnement. Ces deux conditions sont désormais épuisées. Au cours des prochaines décennies, les classes prolétaires peuvent, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, devenir la majorité de la population mondiale. Avec la prolétarisation massive en Asie se constituent les conditions historiques pour parvenir, en accord avec Marx, à la victoire du prolétariat et à la chute de la bourgeoisie.

En tant que plus grand producteur et consommateur d’énergie du monde, la Chine est sans cesse plus le centre des contradictions du capitalisme. L’analyse développée ici suggère qu’après 2020, les crises économiques, sociales, politiques et écologiques auront tendance à converger en Chine.

Vu l’héritage de la révolution chinoise, les conditions historiques subjectives peuvent favoriser une solution socialiste révolutionnaire à ces contradictions. Un secteur des travailleurs d’Etat est influencé par la conscience socialiste et peut potentiellement prendre en main les secteurs économiques clés afin de jouer un rôle de premier plan dans la prochaine lutte révolutionnaire. Une vaste alliance révolutionnaire de classe pourrait se former entre ces travailleurs du secteur d’Etat, les travailleurs migrants et la petite bourgeoisie prolétarisée.

Du fait de la position centrale de la Chine dans le système capitaliste mondial, l’importance d’un triomphe de la révolution socialiste en Chine ne peut pas être exagérée. Elle brisera dans toute sa longueur la chaîne globale de production de marchandises capitalistes. Ce qui, à son tour, inclinera les rapports de forces globaux en faveur du prolétariat mondial, ouvrant ainsi la voie à la révolution socialiste mondiale du XXIe siècle qui permettra de résoudre la crise d’une manière consciente et en accord avec la préservation de la civilisation humaine.

L’histoire tranchera si les prolétariats chinois et mondial seront à la hauteur de leurs tâches révolutionnaires.

Minqi Li donne enseigne l’économie à l’Université de l’Utah, Salt Lake City, depuis 2006. Il fut prisonnier politique en Chine entre 1990 et 1992. Son livre, « The Rise of China and the Demise of the Capitalist World Economy », a été édité par Pluto Press et Monthly Review Press en 2009.

Source : http://monthlyreview.org/2011/06/01/the-rise-of-the-working-class-and-the-future-of-the-chinese-revolution
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret

Notes :
1. Minqi Li, « The Rise of China and the Demise of the Capitalist World Economy » (Londres : Pluto Press, Nueva York : Monthly Review Press , 2008), 50-59.
2. Bureau National des Statistiques de la République Populaire de Chine, Annuaire Statistique de China 2009 , http://stats.gov.cn
3. « Livre Bleu Social de 2002 : Analyses et prédictions des conditions sociales en Chine », éd.Ru Xin, Xueyi Lu et Li Peilin (Pékin : Presses des Sciences Sociales et de Littérature, 2002), 115-132.
4. Li, ibid., 89, 108.
5. Voir Dale Wen, rapport de l’International Forum on Globalization (2005), http://ifg.org , Martin Hart-Landsberg, « L’expérience de réformes en Chine : une évaluation critique », Révision de l’Economie Politique Radicale, publié en ligne avant impression, 28 septembre 2010.
6. Xinshengdai Nongmingong, « Une nouvelle génération de travailleurs migrants » de l’Encyclopédie en ligne de Baidu, http://baike.baidu.com
7. John Chan, 10 juin 2010, http://wsws.org
8. Banque Mondiale, World Development Indicators , http://databank.worldbank.org
9. En octobre 2010, le premier ministre chinois, Wen Jiabao, a demandé une « réforme politique » à l’occasion d’un interview à la télévision étatsunienne CNN. Financial Times, 15 octobre 2010.
10. Yaozu Zhang, « L’évolution et le développement de la classe ouvrière sur six décennies dans la nouvelle Chine », mai 2010, http://zggr.net
11. Zhong Qinan, « L’expérience de lutte des travailleurs de Chongqing Kangmingsi afin de défendre leurs droits », mai 2010, http://zggr.net
12. Pei Haide, « Une étude de deux cas de lutte pour les travailleurs urbains traditionnels », mai 2010, http://zggr.net
13. Bureau National de Statistiques, ibid.
14. Un autre des mesures de l’inégalité communément utilisée est le coefficient Gini. Si le coefficient Gini est égal à 100, cela indique une inégalité totale, s’il est à 0, cela indique une pleine égalité. D’après les données de la Banque mondiale, le coefficient Gini de la Chine en 2005 était de 41,5, face aux 40,8 pour les Estados Unidos (2000) et aux 36,8 pour l’Inde (2005). Voir Banque Mondiale, ibid.
15. Yuzhi Zhang, y Jiang Zhongfu, Revue Internationale d’Affaires et de Gestion 5, no.7 (juillet 2010) : 170-74, http://ccsenet.org
16. Commercial Times , 2006 (21), http://cnmoker.org
17. Wang Xiaolu, , http://view.news.qq.com
18. Anonyme, « China : Top Ten des familles », septembre 2010, http://hua-yue.net
19. Sun Liping, « La société chinoise est en train de se dégrader à un rythme accéléré », février 2011, http://hua-yue.net
20. Hambides Zac, « Croissance de l’armée des licenciés aux chômage », 4 octobre 2010, http://wsws.org
21. Ce diplômé universitaire affirme avoir un revenu annuel de 50.000 yuans, après impositions et déductions. En comparaison, en 2008, la moyenne annuelle avant impôts pour les employés du secteur forme en Chine était de 29.000 yuans. Voir Bureau National de Statistiques, ibid.
22. http://bbs1.people.com
23. Mao Zedong est né le 26 décembre 1883 et est mort le 9 septembre 1976.Voir Lao Shi, « Le peuple commémore le 117e anniversaire de la naissance de Ma Zedong dans tout le pays », février 2001, http://wyzxsx.com
24. Voir Martin Wolf, « Comment la Chine doit changer si elle veut maintenir son ascension », Financial Times, 22 septembre 2010, 11.
25. Evidement, la classe ouvrière épargne une partie de ses revenus. D’un autre côté, les capitalistes consomment également. Au niveau macro, l’épargne de la classe ouvrière est plus ou moins compensée par la consommation des capitalistes.
26. Pour comprendre pourquoi un rapport inversions-PIB de 36% est nécessaire afin de stabiliser l’économie capitaliste, il faut tenir compte du fait que si un taux d’investissement est supérieur à 36%, alors l’investissement net en proportion du PIB sera supérieur à 21% (après avoir défalqué la dépréciation)
27. Cette règle générale implique une amélioration très rapide de l’efficience énergétique et la substitution du charbon par d’autres énergies, renouvelables. Le pic pétrolier réduira la consommation de pétrole en Chine et imposera une restriction supplémentaire à la croissance économique.
28. Les émissions de gaz carboniques supplémentaires à partir de l’usage du charbon rendent une quelconque stabilisation raisonnable du climat pratiquement impossible.
29. International Finance Corporation, http://mckinsey.com
30. « Impact du changement climatique dans l’agriculture chinoise », 2010, http://china-climate-adapt.org

Le long « grand bond en avant » des luttes ouvrières

Mathieu Parant

Les actions de protestation se sont multipliées en Chine ces dernières années – et, grâce à internet, elles commencent à être connues hors du pays. Mais le « réveil » des ouvriers chinois n’est pas qu’une réponse à la crise économique actuelle. En réalité, les luttes sociales ont progressé au rythme du développement économique du pays et de son ouverture au marché mondial. Les « incidents de masse » ont été multipliés par 10 entre 1993-1994 et la fin des années 2000. Si la part des grèves dans cet agrégat volontairement flou est difficile à quantifier, on peut supposer que celles-ci ont augmenté sensiblement. Et, par ailleurs, leur profil a fortement évolué durant les deux dernières décennies.

Grèves contre les privatisations

Deng Xiaoping décida en 1995 de privatiser la moitié des entreprises d’État pour mieux tenir l’autre moitié. Dans les dix années suivantes, 64 millions de travailleurs devinrent xiagangs, ce qui signifie « déposté ». Car s’ils perdirent leur emploi et le salaire qui va avec, ils faisaient toujours partie de la danweï, l’ « unité de vie » : autrement dit, ils gardaient la protection sociale (assurance maladie, retraite, logement, etc.) de leur entreprise. Pas pour longtemps, car celle-ci était dans le collimateur des nouveaux patrons. Des luttes éclatèrent alors, parfois massives comme en mars 2001 à Fashun lorsque 10.000 travailleurs du charbon et du ciment (sur 300.000 xiagangs tout de même...) bloquèrent les voies ferrées ou bien un an après, à Daqing, où 50.000 ouvriers du pétrole firent de même.

Alors que la lutte pour la défense de « leur » danweï tendait à enfermer les travailleurs dans leur entreprise, ceux-ci ont parfois réussi à gagner des soutiens extérieurs, comme à Mianyang où 100.000 licenciés de différentes entreprises se rassemblèrent en juillet 1997. Lorsque le mouvement durait, les manifestants en venaient à dénoncer les autorités locales, tant pour leur responsabilité dans les privatisations, que la corruption entourant celles-ci, ou les promesses faites aux licenciés – évidemment non tenues – de les indemniser, de les réembaucher, voire de garantir leur retraite.

Cependant, le régime a réussi à imposer ses « réformes », alternant la carotte – notamment des sanctions de bureaucrates locaux pris pour boucs-émissaires de la corruption – et le bâton : arrestation et lourde condamnation des meneurs, éradication systématique des tentatives d’organisation. Certains observateurs estiment qu’il faut y voir le produit de la résignation d’ouvriers qui se considéraient comme une « génération sacrifiée » à la réussite de ses enfants – ou plutôt son enfant « unique » – et revendiquant tout au plus de maigres compensations. Sans forcément souscrire à cette analyse, force est de constater que les créations massives d’emplois privés et les perspectives d’amélioration de leurs conditions de vie qu’y voyaient les travailleurs ont contribué à atténuer la crise sociale.

À nouvelle génération, nouvelles luttes

À peine la lutte pour la défense de la danweï essoufflée, des luttes d’un type nouveau sont apparues. Les protagonistes en sont les mingong de la deuxième génération. S’ils continuent d’envoyer 60 % de leurs revenus en moyenne au village, ils voient leur avenir en ville et connaissent mieux leurs droits. Selon les sources, les litiges portés devant les tribunaux ont été fortement multipliés, par 4, voire par 10 entre 1995 et le début des années 2000. Cette activité a doublé à nouveau dans l’année suivant l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur le Contrat de Travail le 1er janvier 2008.

Cet effort pour créer un CDI a en effet provoqué le renvoi de 20 millions de mingong, tandis que des millions d’autres travailleurs étaient virés puis réembauchés en contrat précaire. Les différents systèmes d’arbitrage sont un moyen pour un régime craignant par-dessus tout les conflits collectifs de canaliser la contestation en l’individualisant. La conciliation censée permettre au salarié comme au patron de « garder la face » – un impératif moral fondamental de la culture chinoise – est pourtant d’une efficacité douteuse au regard de la corruption des juges et du non-respect des décisions de justice par les patrons, souvent appuyés par les autorités locales qui n’hésitent pas à édicter des lois spéciales. De surcroît, elle a généré un marché important pour des avocats spécialisés dans le droit du travail.

Il n’est donc pas étonnant de voir les mingong recourir à l’arme classique de la grève, quitte à innover en utilisant par exemple les SMS pour donner des rendez-vous, ou en décidant comme à Honda Foshan, de la liste des revendications et des dates de manifestation via un forum de discussion sur Internet rassemblant 600 grévistes. La promiscuité et le manque d’hygiène de la vie en dortoir, tout comme la mauvaise qualité des cantines, suscitent de plus en plus de protestations. Enfin, les femmes, majoritaires dans le textile et l’électronique, n’hésitent pas à entraîner les hommes. À l’été 2005, les ouvrières de Canon à Dalian ont ainsi fait grève contre le licenciement automatique à l’âge de 23 ans.

Selon l’animateur du China Labour Bulletin (CLB) Han Dongfan, il y aurait en moyenne une grève de plus de 1 000 grévistes chaque jour dans la région du Delta de la Rivière des Perles (Hong-Kong, Canton, Shenzen). Certaines voient une jonction s’opérer entre mingong et salariés des entreprises d’État, dont la situation s’est dégradée et qui estiment du coup avoir moins à perdre. Selon l’universitaire hongkongais Chris Chan, ces luttes auraient permis d’élever de 40 % le salaire minimum dans la zone de Shenzen – où la vie est 25 % plus chère qu’ailleurs – entre 2004 et 2007, à comparer avec les 6 % obtenus entre 2001 et 2004. Ce cœur industriel moderne du pays est sans doute à la pointe de la lutte gréviste, et celle-ci n’a pas encore atteint tout le pays. Dans d’autres régions, c’est en refusant massivement de travailler à de trop mauvaises conditions et en créant des pénuries locales de main d’œuvre que les ouvriers chinois ont amélioré leur sort.

Un syndicat on ne peut plus intégré à l’appareil d’État

La Fédération Nationale des Syndicats Chinois (FNSC) est la seule organisation autorisée. Elle est contrôlée, comme toutes les associations, par le Parti Communiste chinois (PCC). Forte sur le papier de 209 millions de membres, dont pas moins de 66 millions de mingong, elle est avant tout un appareil de 470.000 permanents, tous membres du PCC et jouissant de conditions de vie privilégiées.

Ses méthodes de recrutement sont à première vue curieuses. Ainsi, il suffit que 25 salariés adhèrent pour que l’entreprise entière soit considérée comme syndicalisée et verse 2 % de sa masse salariale au syndicat. Mais les ouvriers du textile de Xianyang qui créèrent en 2004 une section syndicale après 49 jours de grève furent désavoués par la FNSC, effrayée de voir la base prendre une telle initiative.

Créée avec pour objectif de concourir à « l’harmonie » des relations patrons-salariés, elle a une solide tradition d’intervention aux côtés... des premiers ! Lorsqu’une grève éclate, c’est presque toujours contre la volonté de la FNSC. À Honda Foshan cet été encore, des bureaucrates ont attaqué physiquement les grévistes. Du coup, quand la lutte dure, il n’est pas rare que ceux-ci élisent leurs propres délégués. La FNSC est impopulaire. Le CLB rapporte ainsi que des brochures d’informations sur leurs droits distribuées aux mingong dans les gares à l’occasion des vacances de printemps en février 2007 finissent massivement déchirées dans les poubelles.

Or, avec la liquidation des combinats d’État où elle disposait de bastions, la FNSC doit se redéployer vers le secteur privé. Nombre de patrons, surtout ceux du secteur privé national, ne veulent pas en entendre parler, quand bien même l’existence d’une section de la FNSC dans l’entreprise a globalement pour effet d’accroître la productivité ! L’implantation de la FNSC dépend donc entièrement des pressions politiques que le PCC choisit ou non d’exercer. Il use de cette arme surtout avec les entreprises occidentales. Wal-Mart, groupe américain de la distribution connu pour mener la traque aux syndicalistes dans ses magasins du monde entier, a fini par céder, en partie pour éviter l’expression de tendances plus radicales chez ses salariés, voire un syndicat indépendant.

Mais certains universitaires pressent la FNSC de couper les ponts avec le PCC et de jouer définitivement son rôle de syndicat à l’occidentale : pas plus favorable aux luttes sur le fond, mais plus à même de les encadrer. Ils déplorent l’inorganisation des travailleurs, synonymes pour eux de « débordements ». Il est très probable que la fraction « libérale » de la bureaucratie appuie les partisans de cette ligne dans la FNSC.

Malgré tout – vu ses effectifs ! –, il est possible que la FNSC compte des militants de valeur. Ont-ils des alliés ailleurs ?

Une nécessité : s’organiser

Hors de la FNSC, quelques poignées de militants basés à Hong-Kong – qui jouit d’une liberté politique beaucoup plus grande – tentent de promouvoir un syndicalisme indépendant. C’est le cas du CLB, mais aussi d’autres sites Internet comme le China Labor Watch ou le China Labor News Translation. Le dévouement de ces militants est incontestable et leur travail précieux. Mais leur perspective réformiste les conduit à se faire les chantres d’un syndicalisme à l’occidentale dont nous connaissons bien les limites.

En Chine même, des noyaux de militants laissent quelques traces sur Internet, tels ces étudiants partis s’établir en usine afin de faire progresser parmi les salariés la conscience de leurs droits, ou l’ouvrier blogueur Liu Rongli qui livre ses réflexions de militant et lecteur de sociologie autodidacte. Sans doute en trouve-t-on aussi parmi la myriade d’ONG de soutien juridique aux travailleurs. L’État les subventionne et leur laisse combler les minces espaces vides de la protestation légale, mais peut à tout moment les réprimer. Mais il n’est pas sûr qu’il puisse résister encore longtemps à l’impérieux besoin ressenti par des milliers et des milliers – des millions ? – de travailleurs chinois de s’organiser pour lutter.

Pour quels objectifs ? Bien sûr pour améliorer leur sort dans l’immédiat, comme tous les travailleurs du monde. Mais ceux qui aimeraient bien se rassurer en disant que les travailleurs chinois ne sont pas révolutionnaires, n’aspirent qu’à mieux vivre dans une société bien capitaliste mais pas à se débarrasser de l’exploitation, pourraient encore avoir des surprises.

Extrait du dossier « Chine, un capitalisme du XXIe siècle », paru dans la revue française « Convergences révolutionnaires » (n°70, septembre 2010)
http://www.convergencesrevolutionnaires.org/spip.php?rubrique191

La colère gronde dans l’atelier du monde

Leo Stern

Au début de l’été 2010, une vague de grèves a déferlé sur toute une partie du sud et du centre de la Chine. À Zhongstan, chez Honda Locks, une filiale du groupe japonais qui fabrique les serrures pour les automobiles produites localement, 1 300 ouvriers ont observé d’abord une grève totale pendant une semaine, puis une grève perlée pour obtenir de meilleurs salaires. De plus, les grévistes ont élu un « conseil ouvrier » qui a dirigé le mouvement puis participé aux négociations avec la direction.

À Kunshan, les ouvriers de l’usine de caoutchouc KOK, un fabricant taïwanais de valves et de joints, ont arrêté les machines pendant cinq jours pour protester contre les bas salaires et la trop forte température qui règne dans les ateliers. Ils ont alors été attaqués par la police anti-émeute et plusieurs d’entre eux ont été arrêtés, puis relâchés. À Xi’an, les 8 000 salariés de l’usine japonaise de machines à coudre Brother ont débrayé, suivis peu après par 3 000 ouvriers du coton de Pindgdinghan (Henan).

À Goatang, chez Tralinpak (usine spécialisée dans la fabrication des emballages alimentaires), les ouvriers ont ouvert un forum de discussion sur Internet pour faire connaître leur colère et leurs revendications. On peut lire notamment parmi les messages qu’ils envoient : « Patrons et syndicat se moquent bien si on crève... », « Faisons tous la grève, sinon les rares qui oseront seront virés ». Et ce ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres.

En fait, tout semble être parti en mai de la grève des ouvriers de chez Honda à Foshan qui s’était terminée par une victoire des travailleurs et la formation d’un « conseil ouvrier » de seize membres. Elle avait été largement commentée par la presse chinoise. Dans une lettre ouverte reprise par les sites d’informations en ligne chinois, les grévistes affirmaient début juin : «  Nous ne nous battons pas simplement pour les droits des 1 800 ouvriers (de chez Honda), mais pour celui des travailleurs de toute la Chine. » Cet exemple a été contagieux, le mouvement revendicatif s’étendant d’abord à d’autres sous-traitants du même groupe avant de gagner d’autres entreprises.

Il ne faut évidemment pas exagérer le poids de ces grèves qui ne touchent qu’une infime minorité du prolétariat chinois et se produisent la plupart du temps dans des entreprises relativement modernes à capitaux étrangers. Mais le fait qu’elles aient eu lieu sur une telle échelle, qu’elles aient impliqué en même temps plusieurs dizaines de milliers de travailleurs – malgré le fait que le droit de grève a été supprimé en 1982 – et qu’elles aient été menées par de jeunes ouvriers et ouvrières qui ont généralement moins de 25 ans est révélateur du fait qu’une nouvelle génération de prolétaires est en train d’émerger dans l’Empire du Milieu. Elles sont aussi un indicateur du poids démographique, sociologique et économique qu’a pris la classe ouvrière au cours des trois dernières décennies.

Une classe ouvrière jeune et majoritaire

C’est devenu un lieu commun d’affirmer aujourd’hui que la classe ouvrière chinoise est numériquement la plus nombreuse au monde. Mais, en Chine même, elle est majoritaire au sein de la population active. Il faut dire qu’au cours des trente dernières années l’évolution sociale a été foudroyante. En 1978, 82 % de la population vivait en milieu rural et 18 % en milieu urbain. Moins de trente ans plus tard, en 2006, les ruraux ne représentaient plus que 56 % du total alors que les urbains faisaient presque jeu égal avec 44 %. Mais, même à cette époque, 300 millions d’agriculteurs côtoyaient dans les campagnes 225 millions d’ouvriers et d’employés ne travaillant pas dans l’agriculture, généralement salariés dans des entreprises appartenant au secteur privé ou aux autorités locales (municipalités, districts, provinces). Et on estime qu’en 2015 la population urbaine comptera plus de 700 millions de personnes et dépassera alors celle des campagnes.

Chiffrer l’importance numérique de la classe ouvrière chinoise – même en se laissant une marge d’erreur de 20 à 50 millions de personnes – n’est pas chose aisée. Les statistiques officielles – selon qu’elles émanent du gouvernement central ou des autorités locales – sont souvent contradictoires et ignorent des dizaines de millions de personnes qui n’ont pas d’existence légale (sans-papiers, enfants clandestins, etc.). En 2002 on évaluait à 400 millions le nombre de prolétaires (urbains et ruraux) pour une population active totale de 754 millions de personnes. Aujourd’hui on estime à environ 200 millions le nombre de travailleurs urbains sédentaires, à 140 millions le nombre de travailleurs ruraux et à 200 millions les travailleurs migrants (les « mingong », c’est-à-dire les « ouvriers-paysans »), dont 120 millions vivraient dans les grandes agglomérations et 80 millions dans les villes petites ou moyennes. En tout, la classe ouvrière chinoise serait donc forte de 540 millions de prolétaires.

Les mingong

Parmi ces travailleurs ce sont les « mingong » qui ont, de loin, le statut le plus précaire. Les plus chanceux disposent d’un « hukou » urbain en règle, une espèce de carte de séjour indispensable pour avoir le droit de résider, d’envoyer ses enfants à l’école, de bénéficier d’une couverture médicale, etc. Mais ce « hukou » n’est valable que pour un certain temps au-delà duquel le « mingong » est forcé de retourner dans sa campagne d’origine. Ce que beaucoup refusent de faire. En pratique, de nombreux « mingong » n’ont pas de « hukou » et sont donc clandestins. Certains survivent avec de faux papiers d’identité, d’autres s’en passent et sont la merci de négriers ou des marchands de sommeil locaux qui les emploient dans des usines ou des mines clandestines où ils ne disposent d’aucune sécurité et d’aucune garantie et dorment à douze ou quinze dans des chambres insalubres. Parfois même, ils ne sont pas payés pendant des mois.

Nombre de « mingong » résident dans les villes depuis maintenant vingt ou trente ans. Ils se sont mariés et ont eu des enfants sur place. Ces nouvelles générations, plus éduquées que leurs parents qui sortaient du milieu rural, n’ont nullement l’intention de retourner dans les campagnes. Ce sont elles qui sont souvent à l’avant-garde des luttes les plus récentes (on remarquera d’ailleurs que 50 % de la classe ouvrière est constituée de jeunes nés après 1979). L’importance du phénomène « mingong » peut être illustrée par quelques chiffres. À Shenzen, ville située non loin de Canton et qui a connu un développement économique spectaculaire ces dernières années, 12 des 14 millions d’habitants sont des « mingong ». Non loin de là Dongguan, agglomération qui abrite 6 000 usines à capitaux taïwanais, compte 12 millions d’habitants dont seulement 1,7 million de résidents « officiels ». Quant à la capitale économique du pays, Shanghai, 6 de ses 19 millions d’habitants n’ont pas le statut de résidents.

Les « mingong » travaillent souvent à la chaîne dans des usines modernes qu’ils ne quittent pratiquement pas, les réfectoires et les dortoirs se trouvant au sein même des entreprises. Ils subissent des conditions de travail très dures (cadences infernales, semaine de 60 à 70 heures, encadrement quasi militaire, amendes à la moindre occasion, parfois passages à tabac voire viols pour les femmes), ont des contrats de travail le plus souvent précaires dont les termes ne sont pas respectés par le patron, pas plus d’ailleurs que les accords d’entreprise lorsqu’ils existent. Cette surexploitation conduit parfois à des suicides en cascade comme cela a été le cas chez le taïwanais Foxconn, le principal sous-traitant d’Apple.

La plupart du temps les grèves qu’ils lancent partent sur des coups de colère et ne sont ni planifiées, ni organisées à l’avance. Mais le fait que, ces dernières années, leur nombre tend à augmenter (même dans les statistiques officielles) est la preuve d’une combativité grandissante et contagieuse. Phénomène relativement nouveau : dès qu’une grève éclate, le contact s’établit avec des étudiants, des avocats, des universitaires, des ONG qui viennent aider les grévistes à mettre en forme leurs revendications, à mieux défendre leurs droits au regard d’une législation du travail plus que restrictive, et à faire connaître les luttes au-delà d’une usine ou d’une agglomération (grâce, en partie, aux 420 millions d’internautes que compte le pays en 2010).

Une paysannerie misérable et révoltée

Représentant jadis la quasi-totalité de la population, la paysannerie est aujourd’hui minoritaire. Cependant, dans les campagnes, 300 millions de personnes dépendent encore largement de l’agriculture pour vivre. Et, pour elles, la situation n’a cessé d’empirer au cours des dernières années. En 2009, on estimait le revenu annuel d’un travailleur urbain à 17 175 yuans et celui d’un agriculteur à 5 153 yuans, soit trois fois moins. Rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui la moitié du revenu agricole soit constitué d’argent envoyé par les « mingong » à leurs familles restées au village.

Et, outre une situation économique extrêmement difficile liée à la taille trop petite des exploitations, ils doivent aussi faire face à bien d’autres problèmes : pollution du sol et des eaux du fait de l’industrialisation sauvage et anarchique, confiscation de leurs terres (40 millions d’entre eux ont été expropriés entre 1997 et 2006) sans indemnités ou avec des compensations ridicules au profit des autorités locales ou régionales qui les revendent ensuite à prix d’or à des spéculateurs, à des industriels ou à des promoteurs immobiliers (entre 2000 et 2005, l’urbanisation a consommé près de 6 millions d’hectares de terres agricoles, soit près de 5 % du total), multiplication des impôts illégaux par les mêmes autorités, etc. Cela a donné lieu à de nombreuses révoltes qui se sont souvent traduites par des affrontements avec la police avec, à la clé, des dizaines de morts et des centaines d’arrestations. Comme le mouvement d’expropriation va se poursuivre, il est probable que ce type de jacqueries continuera tout comme d’ailleurs l’exode massif et clandestin des paysans vers les villes à la recherche d’un niveau de vie moins précaire.

Et maintenant ?

Après une longue hibernation pendant l’ère du maoïsme, la classe ouvrière chinoise s’est, ces dernières années, de nouveau éveillée aux luttes. Elle l’a fait sans organisation, de façon dispersée et spontanée mais avec détermination et enthousiasme. Il lui reste évidemment de nombreux obstacles à franchir pour que ces luttes passent à un niveau supérieur. L’un d’entre eux, et non des moindres, est la possibilité de s’organiser dans et hors des usines en établissant des liens entre les différents centres ouvriers. L’autre est de surmonter l’indifférence, voire l’hostilité, qui existent entre « mingong » et prolétaires sédentaires (notamment ceux des secteurs toujours nationalisés : mines, pétrole, travaux publics, aciéries lourdes, services publics, etc.), ces derniers ayant mené, il y a une dizaine d’années maintenant, des luttes violentes et désespérées contre le dégraissage de leurs entreprises.

Personne ne peut prédire quels seront les prochains pas en avant du prolétariat chinois. Mais on peut être sûr que son irruption sur la scène politique chinoise aura des répercussions sur la classe ouvrière du monde entier.

Extrait du dossier « Chine, un capitalisme du XXIe siècle », paru dans la revue française « Convergences révolutionnaires » (n°70, septembre 2010)
http://www.convergencesrevolutionnaires.org/spip.php?rubrique191