Démocratie et géopolitique

Santiago Alba Rico 15 décembre 2013

La géopolitique existe, sans aucun doute, comme existent les pièges à oiseaux et les barrières électrifiées, et nous sommes obligés de circonscrire notre analyse et nos décisions dans le cadre de ses sévères lois. On appelle cela le réalisme, et une certaine dose de réalisme est toujours nécessaire à condition qu’on se souvienne toujours que la réalité est ici un résultat historique – un piège à oiseaux et non une donnée météorologique – et que ses sévères lois ont à voir avec la conservation et la souveraineté des Etats et non avec la libération et la souveraineté des peuples.

Je veux dire par là qu’il ne peut pas y avoir de politique étrangère de gauche dans un monde dans lequel la souveraineté nationale, négociée et remise en question de manière permanente, doit s’accommoder de rapports de force inégaux et injustes. Plus forte est la détermination géostratégique, moindre est l’autodétermination démocratique.

S’il s’agit seulement de protéger l’existence d’une lignée ou d’un régime, comme en Arabie Saoudite ou en Syrie, la politique intérieure et la politique extérieure coïncident à un point tel que les gouvernements traitent leurs propres citoyens comme des étrangers, des pions qui peuvent être négociés ou sacrifiés dans la partie géostratégique dont dépend leur survie.

S’il s’agit de protéger un régime économique, comme dans le cas des Etats-Unis, la dimension impérialiste tend à intérioriser les autres territoires et les autres peuples comme des moyens pour garantir les intérêts « nationaux ». Même les gouvernements les plus représentatifs et démocratiques – ceux d’Amérique latine – se laissent imposer le critère de la conservation – devenant ainsi conservateurs – et succombent au réalisme des pièges à oiseaux.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire ; je dis qu’il n’y a aucune différence idéologique entre le fait d’affirmer, comme Washington, que Pinochet (à une autre époque) ou le général Al-Sissi aujourd’hui « font des pas vers la démocratie » et soutenir Bachar Al-Assad, comme le fait le Venezuela, pour sa lutte « anti-impérialiste héroïque ».

Les raisons géostratégiques sont toujours des raisons de droite parce qu’elles ignorent ou empêchent l’autodétermination des peuples et c’est pour cela que cette manière de raisonner est particulièrement contradictoire quand elle est utilisée par la gauche. D’autant plus si on ne la présente pas comme l’inévitable reconnaissance d’une défaite des principes dans un contexte de dilemmes et de périls, mais plutôt comme une défense de ces mêmes peuples que cette politique étrangère conservatrice méprise et sacrifie.

Le dit « printemps arabe » fut aussi, ou surtout, une protestation viscérale des peuples contre le carcan géostratégique dans lequel ils étaient englués depuis un siècle. Personne ne pouvait s’attendre bien sûr à ce que les mouvements populaires abolissent les sévères lois du fonctionnement géostratégique, mais on pouvait par contre espérer qu’ils introduisent en elles des déplacements significatifs permettant de relâcher leur joug et d’offrir de plus grandes marges de souveraineté et de démocratie. Autrement dit : d’autodétermination.

Quels changements ?

Presque trois ans après, on peut dire que d’énormes changements se sont bel et bien produits dans un ordre stratégique qui, néanmoins, maintient de manière inaltérée – et resserre même – sa bride. Quand la géostratégie (c’est-à-dire, la droite) avance, les peuples reculent. De fait, ils reculent jusqu’au point où, sous la pression géopolitique, il est de plus en plus difficile de les reconnaître. Ce qui a clairement commencé comme une guerre des peuples contre les régimes s’est transformé aujourd’hui – selon la juste expression de Vincent Geisser – en une « guerre des peuples contre les régimes, une guerre de peuples contre d’autres peuples et une guerre de régimes contre d’autres régimes ».

Mais les changements sont indubitables et ont surtout à voir avec l’affaiblissement des Etats-Unis et le retour d’une volatilité géopolitique qui met fin – avec 20 ans de retard – à la Guerre froide en rétablissant, comme lors de la Première guerre mondiale, une dynamique de luttes inter-impérialistes dans laquelle la démocratie ne peut qu’être perdante.

Il n’y a plus de blocs ni d’idéologie et les alliances tactiques les plus extravagantes se succèdent dans la région à un rythme vertigineux. Les Etats-Unis ne sont plus les maîtres absolus ou, du moins, ils ne se sentent plus aussi à l’aise dans leur position hégémonique.

Prêtons attention à quelques indices. L’Arabie saoudite montre clairement son rejet de la politique étatsunienne par rapport à la Syrie et avec l’Iran en renonçant à son siège au Conseil de Sécurité de l’ONU et en finançant les groupes djihadistes les plus radicaux. L’armée égyptienne fait un coup d’Etat contre les Frères Musulmans et est soutenue par l’Arabie saoudite, Israël et la Syrie. Les Etats-Unis doivent « avaler » ce coup d’Etat, négocier et même accepter le rapprochement entre Moscou et Le Caire. Israël proteste contre les négociations entre les Etats-Unis et l’Iran et des membres de son gouvernement déclarent que les premiers ne sont plus un « partenaire fiable » et qu’il faudra chercher de « nouveaux alliés ». L’Iran, prêt à faire des concessions dans son programme nucléaire, négocie en échange avec les Etats-Unis le statut de la Syrie. La Russie, qui défend une poignée d’intérêts, utilise avant tout la crise syrienne comme un moyen d’obtenir une victoire sur les Etats-Unis et pour revenir sur la scène internationale en tant que grande puissance. Et elle se prépare déjà à de prochains mouvements plus vastes et plus ambitieux.

Mais dans cet affaiblissement des Etats-Unis en faveur d’un ordre volatile dans lequel Bachar Al-Assad ne tombe pas ; où l’Arabie saoudite et l’Iran, frères ennemis siamois, affirment leur influence ; où l’Egypte rétablit et renforce la dictature ; où la Russie de Poutine prend de l’ampleur et où Israël menacé et « émancipé » se laisse tenter par l’irresponsabilité unilatérale : qu’ont gagné et que peuvent gagner les peuples qui se sont soulevés en 2011 pour la dignité, la démocratie et la justice sociale ? Il suffit d’évaluer les forces en litige pour réprimer tout optimisme. Ni la cause palestinienne, ni la cause démocratique, ni la cause anticapitaliste, ni la cause féministe ne semblent être plus compatibles avec ce nouvel ordre géostratégique qu’avec le précédent.

La question kurde

Est-ce qu’aucune cause populaire ne réussira à obtenir quelques chose de cet asphyxiant réalisme géopolitique de droite ? Les Kurdes constituent peut être la seule exception, mais elle est encore incertaine. En clair ; de toutes les révolutions nécessaires dans le monde arabe, il y en a une qui, à mon avis, est une condition de toutes les autres : celle des langues et des cultures minoritaires. L’ « arabité » a joué un rôle central en tant qu’élément idéologique de légitimation des dictatures arabes ; la langue arabe a étouffé l’expression de toutes les langues « vernaculaires », tant les dialectes arabes locaux que les autres langues – berbère ou kurde – de la région. Cette « arabité » a été imposée à partir de l’islamisme mais aussi, malheureusement du nationalisme arabe et de larges secteurs de la gauche. De fait, les Amazighs – ou les Touaregs – de Libye et les Kurdes de Syrie ont participé aux révolutions contre Kadhafi et contre Al-Assad afin de défendre un cadre minimum de droits culturels à partir desquels ils puissent revendiquer leur langue et leur culture, niées par les dictatures. Aujourd’hui, les Berbères de Libye craignent que la nouvelle constitution les exclue à nouveau, comme au temps de Kadhafi, et ils multiplient les mobilisations, en allant jusqu’à occuper des raffineries de pétrole pour rappeler leurs revendications dans un contexte chaotique, mélange d’héritage kadhafiste, de tribalisme, d’islamisme et de violence.

Quant aux Kurdes syriens, qui sont contre le régime, ils ont des raisons suffisantes de se méfier de l’opposition, et plus spécialement des djihadistes auxquels ils s’affrontent militairement, mais aussi de leurs voisins qui disent soutenir les rebelles. Il faut lire les articles de Manuel Martorell et Karlos Zurutuza pour comprendre la complexité et les spécificités stimulantes du « front kurde » en Syrie. Au-delà des divisions et de certains dénonciations d’abus de pouvoir, on peut dire que le projet du PYD syrien (principal parti kurde de gauche), proche du PKK de Turquie, qui ne demande pas l’indépendance tout en contrôlant un vaste territoire accolé à la frontière avec l’Irak, s’offre comme un modèle pour un avenir meilleur car il concilie islam, laïcité, démocratie, féminisme et justice sociale. Le PYD et le peuple kurde pourront-ils mieux s’en sortir que le reste des acteurs populaires régionaux ?

Ils ont, sans doute, une modeste chance d’y parvenir. Dans ce nouveau contexte régional, la Turquie est clairement la grande perdante. Elle a pris le risque d’abandonner son alliance avec Bachar Al-Assad en août 2011 pour tenter d’élargir son influence régionale via les Frères Musulmans et leurs branches locales, dont la victoire semblait alors irrésistible tant au Proche-Orient qu’en Afrique du Nord. Elle a fait un mauvais calcul. Le coup d’Etat en Egypte et l’agonie syrienne ont laissé Erdogan un peu hors jeu. Il doit changer de stratégie et d’alliés et, dans ce contexte, il semble être enclin – ou plutôt obligé – à réviser sa politique face aux Kurdes, dont la « conscience nationale » traverse déjà toutes les frontières. La récente visite officielle à Ankara de Barzani, président du Kurdistan irakien, et la polémique qu’elle a provoquée en Turquie dans les milieux nationalistes, exprime la volonté commune (d’Erdogan et de Barzani) de limiter l’influence de la gauche kurde. Mais elle constitue aussi une reconnaissance de la part du gouvernement turc de la nécessité de résoudre la « question kurde ». Et, pour ce faire, il devra sans doute faire quelques concessions à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Quoiqu’il fasse, donc, ce sera une victoire pour le mouvement kurde et il faudra s’en réjouir.

En définitive, l’affaiblissement des Etats-Unis dans la zone ne bénéficie pas nécessairement aux peuples, qui courent le risque, après leur soulèvement héroïque contre les dictatures et pour la dignité, la démocratie et la justice sociale, de se voir enfermés dans un nouveau piège à oiseaux, égal ou pire que le précédent.

Ceux qui réduisent leurs analyses et décisions au réalisme de droite de la géopolitique, ignorant ou méprisant les légitimes protestations des peuples, devraient se rappeler que, dans un monde dans lequel il n’y a aucune force réellement existante à la gauche des Etats-Unis, il y a par contre de nombreuses forces régionales à leur droite – avec Israël en tête – qui sont potentiellement aussi impérialistes que Washington. Il nous arrive parfois, nous les antistaliniens, de « regretter » l’Union soviétique. Espérons que le moment n’arrivera pas où les anti-impérialistes « regretteront » les Etats-Unis. Cela dépendra du dénouement final de la lutte entre les acteurs géostratégiques, certes, mais surtout de la lutte entre la géostratégie et les peuples.

Source : http://www.cuartopoder.es/tribuna/democracia-y-geopolitica/5255
Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Ataulfo Riera