29 juillet 2013
Le domaine dit de la « maladie mentale » est sans aucun doute le plus questionnable et partial de l’ensemble du monde de la santé. « Je ne suis pas fou » est la réponse quasi automatique qui surgit face à la « menace » de consulter un professionnel de la santé mentale. Il fragilise le sacro-saint présupposé sur l’autosuffisance et la domination de soi que nous avons tous car il ouvre la perspective de ressentir que « nous ne sommes pas maître dans notre propre maison », comme dirait Freud.
Mais Sigmund Freud, justement, le fondateur de la science psychanalytique, n’a jamais écrit une définition achevée de la normalité. Quand on l’interrogeait sur ce point, il se limitait à évoquer la « capacité d’aimer et de travailler » comme étant ses traits distinctifs. Le « normal » est bien entendu problématique : où se situe exactement la ligne de partage entre la normalité et l’anormalité ? Cela renvoie obligatoirement à la finitude de la condition humaine, où les limites semblent toujours constituer notre matrice fondamentale. La mort et la sexualité, pour le psychanalyste, sont les éternels rappels de cela, au-delà de l’idéologie actuelle du bonheur acheté en pilules que le monde moderne nous offre de manière insistante.
Qu’est-ce qu’être normal ? L’homosexualité est-elle une maladie mentale ? Aujourd’hui, non, mais il y a quelques années, oui. Comment l’analyse psychiatrique a-t-elle pu changer autant sur ce point ? Les exemples peuvent se répéter à l’infini. Le coït anal est-il normal ou est-ce une « déviation psychologique » ? Et le consumérisme, à partir de quand est-il psychopathologique ? Que dire de l’hyperactivité des enfants ? La torture est-elle une pratique normale ou une maladie mentale ? La réponse à tout cela ne doit pas être cherchée chez les « spécialistes des nerfs » mais dans les constructions sociales, dans les paradigmes idéologico-culturels (et dont la psychiatrie d’enfermement est une expression prétendument scientifique).
La figure du psychiatre – et dans une moindre mesure celle du psychologue, vu la culture biomédicale nous entoure – a ce halo terrifiant de respectabilité reposant sur la crainte car il est celui qui certifie notre normalité… ou notre folie. Et à qui cela plait-il d’être fou ?
A cela il faut ajouter aujourd’hui quelque chose de plus questionnable encore : vu que la délimitation du champ de la santé/maladie mentale est tellement problématique, les profanes en la matière (autrement dit la grande majorité de la population) ressentent une crainte révérencielle face au « savoir » psychiatrique. Un « médecin des fous » peut décider l’avenir d’une personne : son diagnostic est lapidaire, il ségrègue et change la vie. Recevoir l’étiquette de « malade mental » à la valeur d’un stigmate impossible à effacer. C’est pour cela qu’à la différence d’autres spécialités dans le domaine de la santé, la parole du psychiatre à un poids particulier. Un diagnostic de « maladie mentale » provoque une crainte particulière, on l’occulte et elle a une charge morale que n’ont pas les « maladies du corps ».
C’est dans cette logique que s’ajoute un nouveau problème : le domaine des maladies mentales, précisément pour tout ce qui été évoqué plus haut, signifie la possibilité d’un énorme business pour celui qui veut tirer profit de ces peurs. Vince Parray, directeur de l’entreprise InVentiv Communications, liée aux grandes industries pharmaceutiques, le dit sans ambages : « Il n’y a pas de catégorie thérapeutique qui accepte mieux la qualification que le domaine de l’anxiété et de la dépression, où la maladie repose rarement sur des symptômes mesurables ».
Autrement dit, il s’agit de « marchandiser » ces craintes tellement enracinées en développant, à partir d’elles, des stratégies commerciales pour convaincre les gens sains qu’ils sont malades, ou les gens légèrement malades qu’ils sont très malades, et pour amplifier le problème et le magnifier en engageant des « experts » qui en parlent sans cesse afin d’augmenter les craintes. La population, puisqu’il s’agit de questions si délicates où sont en jeu la santé et la folie, est alors terrifiée par cette maladie. Et ici apparait opportunément le médicament miracle, justement fabriqué pour s’attaquer à ce syndrome.
C’est pour favoriser ces stratégies de vente – car elles ne sont rien d’autre que cela – que sert la classification psychiatrique, qui se consacre sans cesse plus à « inventer » de nouvelles pathologies mentales. Le célèbre Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM — Manuel de Diagnostic et de Statistiques des perturbations mentales) édité par l’APA (American Psychiatric Association), qui en est aujourd’hui à sa 5e édition publiée le 18 mai dernier, présente un nombre croissant de « cadres psychopathologiques » qui sont bien plus des produits de marketing que de la pratique clinique. Ils sont littéralement « inventés » dans les départements marketing des grandes firmes pharmaceutiques. Et ce qui se cache derrière, c’est la voracité des laboratoires à vendre sans cesse plus de « médicaments psychologiques ».
Selon les estimations de certains de ces « experts » qui pullulent partout – et qui oserait remettre en question l’autorité d’un psychiatre ? – 500 millions de personnes dans le monde souffrent de maladies mentales.
Un exemple emblématique est offert par ce qui s’est passé en 1999 aux Etats-Unis avec le fameux « Trouble de l’anxiété sociale » (le nouveau nom prétendument scientifique pour la… timidité !). « Est-ce que tu t’imagines être allergique aux gens ? » disait une affiche de propagande sur cette « nouvelle maladie » découverte. Tout à coup, 13,3% de la population étatsunienne fut diagnostiquée comme souffrant de ce mal. Plus fort encore, une association des « malades » souffrant du « Trouble de l’anxiété sociale » fut même crée pour affronter le problème. Et bien entendu, tant cette association que la campagne promotionnelle de la maladie et de son remède miracle (le Patzil) furent créés de toutes pièces par une agence de relations publiques financée par le laboratoire Glaxo, fabriquant du médicament en question… De fait, le Patzil est passé au premier rang du hit parade des ventes de médicaments pour soigner cette « maladie ». Le directeur de produit du Patzil dira plus tard que « le rêve d’un spécialiste du marketing est de trouver un marché non identifié ou inconnu et de le développer. C’est ce que nous avons pu faire avec le trouble d’anxiété sociale ».
La récente actualisation du DSM est dans une bonne mesure le fruit de ces critères : de « nouveaux » troubles apparaissent avec lesquels on psychiatrise le malaise social, en effrayant les porteurs, leurs proches et le public en général, mais en laissant ouverte la possibilité que de nouveaux médicaments puissent résoudre le problème en question. Et bien entendu, personne ne contrôle tout cela. Au contraire, le voile de scientificité avec lequel tout ce circuit est monté ne laisse pas de place aux doutes.
De cette manière, le DSM est devenu la bible, la parole d’évangile dans ce domaine toujours glissant des « maladies mentales ». Les exemples abondent. Le « trouble bipolaire » aujourd’hui très connu ne figurait même pas dans les taxonomies psychiatriques il y a quelques années. Quand il est apparu, on estimait qu’1% de la population en souffrait. Aujourd’hui ce chiffre a grimpé à 10%. Et le trouble bipolaire pédiatrique aurait augmenté de manière « alarmante » en quelques années…
Avant l’apparition des antidépresseurs, par exemple, on considérait que 100 personnes par chaque million d’habitants souffraient de « dépression » aux Etats-Unis. Aujourd’hui, ce nombre à atteint 100.000 personnes par million d’habitants. Autrement dit, une augmentation de 1.000% ! Et en conséquence, 10% de la population étatsunienne consomme aujourd’hui des antidépresseurs, soit le double qu’en 1996.
Un instrument comme le DSM est indispensable car il offre en réalité une bien discutable validité scientifique à une opération commerciale quant à elle bien éprouvée. « Trouble dysphorique prémenstruel » pour les problèmes associés aux règles ; « Trouble de l’achat compulsif » pour le consumérisme ; « Trouble dérégulateur-perturbateur de l’état d’esprit » pour les crises infantiles… Même la timidité, comme on l’a vu, peut recevoir l’un de ces noms redondants aux airs de maladie mentale. Sommes-nous donc tous fous, ou bien s’agit-il de stratégies de marché ? Quel est progrès réel de la pratique clinique avec toutes ces listes de pathologies, nouvelles et sans cesse révisées, corrigées et augmentées et accompagnées de leurs médicaments correspondants ?
Sont-ce les maladies mentales qui augmentent ou bien les portes-feuilles des fabricants de médicaments ? 100 millions de personnes prennent quotidiennement un psychotrope dans le monde, autrement dit : 150.000 dollars par minute sont consommés dans ce secteur. Mais le bonheur est loin d’être atteint, évidement. Qui peut croire que le bonheur se trouve dans un comprimé ?
Le 1er avril 2006, le « Journal Médical Britannique » a rendu publique la découverte d’une nouvelle maladie psychiatrique, le « Trouble de la Déficience Motivationnelle » qui consistait, en termes de symptômes, en une léthargie ou une indisposition à travailler. Ce journal affirmait que des millions de personnes étaient affectées. Quand les grands médias diffusèrent la nouvelle, cette revue a du précipitamment clarifier les choses ; il s’agissait d’un poisson d’avril. Mais, sans le vouloir, ce fait à révélé le mécanisme intime de cette marchandisation de la santé : avec une technique de marketing adéquate, on peut vendre n’importe quoi.
Ainsi, tout le monde peut courir un « risque » et en conséquence on peut recommander à tout le monde un traitement préventif, autrement dit : consommer une drogue. Le drogué préventif semble indiquer la tendance actuelle. A côté des drogues illégales – les supposés fléaux de notre monde, la nouvelle « peste biblique » qui peut servir pour justifier n’importe quoi, comme l’invasion de pays par exemple – se développe de manière impétueuse le marché des drogues légales. Mais toutes ces drogues, légales ou illégales, ne sont-elles pas autre chose en définitive qu’une fabuleuse forme de contrôle social planétaire ?
Source : www.rebelion.org
Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Ataulfo Riera