27 février 2013
Le Premier ministre bulgare, Boïko Borissov, a démissionné après une semaine de protestations contre la montée des prix de l’énergie. Dans la soirée du 19 février, au moins 14 personnes ont été blessées lors des affrontements avec la police à Sofia, la capitale du pays, ce qui a amené Borissov à déclarer qu’il ne pouvait « contempler les bras croisés le Pont de l’Aigle ensanglanté » en parlant de la principale artère de la ville. Le Parlement doit maintenant ratifier sa démission lors d’un vote le jeudi 21 février. Dans l’attente de nouvelles élections législatives, qui étaient prévues en juillet, où la défaite du gouvernement du GERB était prévisible, la Bulgarie plonge dans une profonde crise politique.
La situation a changé de jour en jour avec les protestations, tant en faveur que contre Borissov. La bourse bulgare s’est effondrée et les partis politiques de toutes tendances font des déclarations confuses sur leurs aspirations au pouvoir.
La cause immédiate, tant des protestations que de la démission de Borissov, a été l’augmentation de 13% du prix de l’électricité qui, en plein hiver, a durement alourdie la facture de chauffage de la population. Comme cela est arrivé lors des récentes massives protestations environnementales contre le « fracking » (exploitation du gaz de schiste) – désormais interdit en Bulgarie – et la privatisation des bois, les manifestations se sont dans un premier temps organisées dans tout le pays au travers des réseaux sociaux. Le premier appel à la manifestation lancé sur Facebook la semaine dernière a attiré plusieurs milliers de personnes qui avaient confirmées leur participation par ce même outil. Les manifestants ont exigé l’expulsion des compagnies d’électricité étrangères et la renationalisation des centrales électriques bulgares, ainsi que l’annulation des augmentations des prix de l’énergie.
Malgré la promesse des autorités de prendre des mesures expéditives contre les compagnies d’électricité privatisées, y compris le retrait de la licence d’exploitation de la compagnie tchèque CEZ, les protestations se sont poursuivies en exigeant la démission de Borissov. Les tentatives ultérieures des principaux partis de l’opposition, le Parti socialiste bulgare et le Mouvement des citoyens bulgares de l’ex Commissaire européen Meglena Kounéva, de revendiquer la direction du mouvement ont été puissamment condamnées dans les réseaux sociaux. Les syndicats bulgares, qui sont relativement importants, ont été les grands absents des protestations bien que bon nombre de leur près de 500.000 affiliés y ont participé.
Cependant, il est évident que les factures de chauffage ne sont que la pointe de l’iceberg. La chute du niveau de vie, l’emploi de plus en plus rare et l’augmentation constante du coût de la vie ont poussé les gens dans les rues. La corruption et le clientélisme politique ont également suscité une indignation publique croissante. Depuis l’année dernière ont eu lieu plusieurs types de protestations et la popularité personnelle du Premier ministre et de son gouvernement ont subit de durs coups. Les raisons exactes de la décision de démissionner prises par le Premier ministre (après avoir déclaré 24 heures plus tôt qu’il ne prenait même pas en considération cette option) sont encore obscures et semblent obéir avant tout à des calculs politiques face aux prochaines élections.
Si, comme on si attend, le Parlement bulgare accepte la démission de Borissov ce jeudi, la Constitution prévoit la formation d’un gouvernement intérimaire. Le Parti socialiste a déjà écarté sa participation dans l’administration provisoire et affirmé la nécessité de convoquer des élections anticipées.
Borissov a souffert d’une pression politique croissante cette dernière année. En dépit du fait qu’il conserve une grande popularité personnelle, son parti, le GERB (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie), formé en grande partie autour de sa personne en 2006, perd de plus en plus de sympathie dans les sondages. La Bulgarie, qui ne fait pas partie de la zone euro, a évité dans une bonne mesure l’application de la rigide politique d’austérité qui est en train de détruire le sud de l’Europe, bien que de fortes coupes dans plusieurs secteurs du budget aient provoqué une grande inquiétude. Cependant, l’augmentation du coût de la vie dans le pays le plus pauvre de l’UE a gravement érodé la légitimité de la droite au pouvoir tandis que le taux chômage atteint les 11%.
La crise s’est aggravée avec les récentes révélations sur le passé de Borissov et de ses plus proches collaborateurs. Ancien instructeur de karaté et ex garde-corps du prétendant au trône de Bulgarie, Siméon Saxe-Coburg, Borisov avait acquis la notoriété en tant que puissant fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur après l’élection de Saxe-Coburg comme Premier Ministre en 2001. Borissov a développé la réputation d’un lutteur infatigable contre la corruption, gagnant la mairie de Sofia en 2005 et l’utilisant comme plateforme pour lancer le GERB en 2006 quand la bonne étoile politique de Saxe-Coburg s’est éteinte.
Malgré (ou à cause de) son image de sérieux, la carrière de Borissov a été affectée par des plaintes de corruption persistantes et des dénonciations de connexion avec la maffia. Un rapport confidentiel de l’ambassade des Etats-Unis de 2006, dévoilé par Wikileaks en 2011, implique Borissov dans des « scandales de vol de pétrole, trafic illégal en rapport avec Lukoil et contrebande de méta-anphétamines » en utilisant son poste de chef de la police bulgare afin de couvrir ses opérations et celles de ses associés.
En 2007, le « Congressional Quaterly » des Etats-Unis a en outre affirmé qu’une enquête confidentielle des banques suisses sur Borissov avait accumulé les indices sur 30 « assassinats maffieux non résolus de personnes identifiées avec des groupes criminels en Bulgarie » pendant la gestion de Borissov au Ministère de l’Intérieur et soulignait que « de nombreuses enquêtes dirigées par Borissov ont été classées sans suite, sans résultats ni explications ». L’entreprise privée de sécurité de Borisov, Ipon, a été accusée « dans un dossier épais de 10 cm » d’être liée à l’organisation maffieuse « SIK » de Sofia.
Enfin, en février de cette année, une enquête réalisée par bivol.bg a affirmé que, au moins depuis les années 1990, Borissov fut un « agent Buda » - un indicateur payé par la police anti-corruption afin de profiter de ses profondes connexion avec le milieu bulgare.
Borissov et son parti ont repoussé toutes ces allégations comme de pures et simples calomnies. Ses alliés internationaux ont fermement maintenus leur soutien au gouvernement du GERB, tout particulièrement les Etats-Unis. Borissov a été le premier chef d’Etat étranger à être reçu par président Obama après sa réélection en 2012 dont il reçut les éloges en tant que « dirigeant très efficace ». Obama a parlé de la Bulgarie comme « l’un de nos alliés les plus importants dans l’OTAN ». L’UE a été moins effusive dans ses éloges, mais les rapports de suivis successifs (élaborés depuis l’adhésion du pays à l’UE) ont également félicité Borissov.
La connexion avec l’OTAN est en effet fondamentale. La chute du Mur de Berlin en 1989 a permis deux décennies d’expansion constante de l’OTAN dans les anciens pays du Pacte de Varsovie. Le Parti communiste de Bulgarie a perdu le pouvoir au début de 1990 et s’est reconstruit en tant que Parti socialiste bulgare pour parvenir à gagner les élections de juin de cette même année. Le processus de transformation du pouvoir politique en pouvoir économique a commencé quand les principaux fonctionnaires du Parti se sont transformés en d’importants hommes d’affaires. La Banque mondiale recommanda une « thérapie de choc » qui commença en 1992. L’Union des forces démocratiques impulsa la privatisation d’une grande partie de l’industrie et de l’agriculture bulgare, en dépit du chômage massif que cela provoqua. Ces deux processus ont permis que la corruption et les structures maffieuses deviennent un élément permanent de la vie politique bulgare. Mais le modèle de base « post-communiste » de la politique économique a été établi par le Parti socialiste qui, quelle que soit sa rhétorique, a rapidement abandonné toute intention sérieuse de contrecarrer le processus néolibéral de privatisation.
L’impopularité des deux principaux partis dans les années 2000 avait ouvert la voie pour le retour de Saxe-Coburg, ou « Siméon II », dans son pays natal après presque six décennies d’exil. Son Mouvement nationale Siméon II (NDSV) a obtenu une écrasante victoire électorale en 2001 avec la promesse d’une rénovation nationale au moyen d’une politique extérieure fermement pro-occidentale et par l’extension de la gestion économique néolibérale à tous les domaines. Membre de l’OTAN en 2004 – quand le NDSV gouvernait en coalition avec le Parti socialiste –, l’adhésion de la Bulgarie à l’UE fut obtenue (avec quelques réserves de Bruxelles) en 2007.
A partir de 2001, le soutien aux Etats-Unis dans sa « guerre contre le terrorisme » a sans aucun doute aidé à ouvrir de nouvelles routes vers l’Occident et la Bulgarie a déployé des troupes en Afghanistan et en Irak. Le NSDV a signé en 2006 l’ « Accord de coopération pour la défense » qui permet aux troupes étatsuniennes l’utilisation des installations militaires bulgares. La base aérienne de Bezmer est aujourd’hui l’une des bases étatsuniennes les plus importantes à l’étranger et la revue « Foreign Policy » affirme qu’il bien moins probable que la Bulgarie conditionne ou bloque son utilisation pour des opérations de combat que les pays de la « vieille Europe ». Les câbles diplomatiques divulgués par Wikileaks confirment la transformation de la Bulgarie en un allié clé des Etats-Unis. Pour ces derniers, la priorité est d’améliorer la capacité de la Bulgarie à « déployer des troupes et à combattre de manière intégrée avec les forces étatsuniennes et de l’OTAN ». En 2011, le Ministre des affaires étrangères de Bulgarie a offert le pays pour l’installation de nouveaux systèmes de missiles des Etats-Unis en cas de refus de la Turquie.
Mais la crise financière de 2008-2009 a brisé la coalition gouvernementale, ce qui a permis au GERB de Borissov d’arriver au pouvoir en juillet 2009. Si le rythme des réformes néolibérales peut avoir diminué – les projets d’un impôt unique de 10% du gouvernement antérieur ont été postposés, tout comme la nationalisation des fonds de pension- le positionnement extérieur de la Bulgarie a été le même, comme la bonne réception de Borissov aux Etats-Unis le démontre. L’attentat contre un autobus dans la populaire localité estivale de Burgas au mois de juillet dernier – dans lequel furent tués cinq Israéliens et un conducteur bulgare – et qui fut imputé par Israël au Hezbollah doit être compris dans ce contexte. Pendant ce temps, selon des sources dans l’armée bulgare, le Ministre de la défense négocie depuis décembre 2012 la construction d’une base permanente de l’armée US à Novo Selo
La transformation de la Bulgarie au cours de la dernière décennie en un maillon clé de la stratégie européenne des Etats-Unis n’est pas passée inaperçue à Moscou. Mais la Russie a d’importants avantages stratégiques. La Bulgarie dépend de la compagnie russe Gazprom pour plus de 90% de son approvisionnement en gaz naturel, ce qui rend le pays particulièrement vulnérable à la moindre coupure (le pays a déjà souffert d’une coupure de gaz pendant la dispute énergétique de janvier 2009 entre la Russie et l’Ukraine). La compagnie russe Lukoil raffine 70% du pétrole du pays. Les Etats-Unis font pression pour que la Bulgarie réduise sa dépendance vis-à-vis des sources énergétiques russes après que son Parlement ait interdit l’extraction du gaz de schiste au moyen du fracking hydraulique. On prévoyait que les entreprises étatsuniennes remporteraient les contrats d’exploitation du gaz de schiste mais la licence d’exploitation de l’entreprise pétrolière Chevron a été annulée.
Malgré les craintes exprimées dans les cercles politiques des Etats-Unis à la fin des années 1990, l’administration Poutine a toléré l’expansion de l’OTAN en échange d’avoir, du moins implicitement, les mains libres dans ce que la Russie considère comme sa propre arrière-cour en Asie centrale. Le réalignement stratégique de la Bulgarie avec les Etats-Unis n’a pas été capable, dans la pratique, de rompre avec la dépendance envers la Russie et les liens historiques et commerciaux entre les deux pays sont considérables. Tant que Moscou aura dans sa poche la clé du gaz, sa situation sera garantie. Dans la matinée du mardi 19 février, peu avant de démissionner, Borissov a eu une longue conversation téléphonique avec Vladimir Poutine pour discuter – selon le Kremlin – de questions « d’intérêt mutuel ».
La politique officielle en Bulgarie, comme dans tous les Balkans, est un acte délicat d’équilibre entre des intérêts en compétition. Dans la dernière décennie, ces intérêts ont été déterminés par les alignements internationaux dans la mesure où l’intégration dans l’Occident a été la priorité. Mais les préoccupations nationales sont de plus en plus mises en évidence. Les promesses qui accompagnaient l’adhésion à l’UE n’ont pas été réalisées, des zones importantes du pays sont toujours sous-développées et la création d’emploi en dehors des grandes villes est insuffisante. En même temps, les effets combinés de la crise globale et le néolibéralisme entraînent une grave restriction des niveaux de vie de la population. La corruption est généralisée, indépendamment des affirmations du gouvernement de Borissov. Mais les mouvements de protestation successifs depuis 2009 n’ont pas été capables de créer une direction politique alternative car ils étaient vulnérables à la manipulation politique ou à la pure confusion.
Les récentes vagues de protestations ont été victimes, en partie, de ces deux phénomènes. Les manifestations furent relativement grandes dans tout le pays, mais la présence d’ « ultras » – des bandes de hooligans, néo-nazis et éléments de la maffia – était évidente et reconnue. Les « ultras », qui sont à la disposition du meilleur candidat au pouvoir, ont acquis une présence permanente dans les arcanes de la vie politique en Bulgarie.
D’autre part, des figures reconnues du mouvement de protestation ont promis que les manifestations allaient continuer, avec une grande journée de mobilisation le 24 février. L’exigence d’une « Grande Assemblée Nationale », comme en Islande, qui aborde la réforme de la Constitution de la Bulgarie, est posée. Cependant, les organisateurs de la protestation sont divisés quant aux prochains pas à poser – une offre de négociation avec Borissov a provoqué un scandale cette même semaine – et la réponse n’est encore claire.
La situation est toujours très ouverte et dynamique. Les principaux partis, et les factions qu’ils représentent, tentent toujours de chevaucher la situation. Cependant, s’il y a une forte réponse dans les rues et dans les lieux de travail, cet équilibre précaire peut être rompu. De même que dans d’autres pays ex communistes, les années qui ont suivi la chute des régimes staliniens ont vu une succession de promesses non tenues. Une brève période de stabilité économique et politique au milieu des années 2000 a été interrompue par la crise financière. L’UE elle-même n’est plus une voie crédible vers la prospérité. Pour briser le carcan du contrôle exercé par les politiciens corrompus et les intérêts des grandes puissances, il sera indispensable de développer un mouvement populaire anti-néolibéral indépendant.
Dancho Medarov est un analyste et activiste marxiste bulgare.
Source :http://www.counterfire.org/index.php/articles/international/16312-bulgaria-political-crisis-deepening
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.