Brésil : Les nouveaux défis du MST

Augusto Juncal, Enric Llopis 10 juin 2013

L’émergence du Brésil en tant que puissance économique et politique sur la scène globale ; son entrée dans une soi-disant « modernité », le « miracle » économique (y compris le « boom » de la construction qui accompagne le mondial de football de 2014 et les olympiades de 2016) ; la présence de multinationales qui opèrent dans de nouveaux secteurs et l’élargissement des classes moyennes : tout cela place le pays face à de nouveaux défis. Un panorama nouveau dans lequel le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), qui lutte depuis toujours pour une réforme agraire radicale, doit également évoluer.

L’un des porte-paroles du MST, Augusto Juncal, nous livre quelques réflexions sur ces questions – qui seront abordées au Vie Congrès National du MST en janvier 2014.

Les temps changent. Le Brésil est depuis peu la sixième économie mondiale et est passé du statut de pays débiteur à créancier du FMI. Comment cela affecte-t-il le MST ? Au cours des 20 dernières années, ce mouvement social a dirigé ses luttes contre les latifundios « arriérés » et « violents », contre les anciens grands propriétaires terriens explique Augusto Juncal. Aujourd’hui, au contraire, « l’ennemi ce sont les multinationales » ajoute-t-il. Le problème réside dans le fait que les nouvelles sources d’accumulation (les semences transgéniques, les télécommunications, le réseau électrique et les banques, parmi d’autres) sont considérées par l’opinion comme « modernes » et ayant une influence positive. Et il est ainsi « très difficile de mobiliser les gens pour qu’ils luttent contre quelque chose qui est considéré comme un ‘progrès’ et un signe de ‘modernité’, comme c’est le cas avec l’agro-business aujourd’hui » souligne le porte-parole du MST.

Ce contexte a des conséquences décisives dans les politiques des gouvernements et dans l’agenda des mouvements sociaux. Le Brésil dispose actuellement des plus grandes réserves pétrolières du monde (El Presal), que le gouvernement a l’intention de privatiser. Face à ce projet, le MST a lancé une campagne pour défendre le statut public de ces ressources et freiner sa remise aux mains des multinationales. « Ce sont ces entreprises qui gouvernent réellement le monde ; le pouvoir politique formel, c’est autre chose et, en face, ils ne trouvent qu’une gauche fragmentée et bien souvent peu formée » explique Augusto Juncal.

Les discours imprégnés de « progrès » posent cette question : pourquoi une réforme agraire aujourd’hui ? Dans un tel climat favorable au « développement » et à la « modernité », les mouvements sociaux se trouvent dans une conjoncture de lutte très difficile. Ils ont passé les deux dernières décennies de mobilisations dans un contexte de crise. « Tout comme en Europe, une partie de la classe travailleuse se considère maintenant comme faisant partie de la classe moyenne et renonce à la lutte des classes ». Selon Juncal, « nous vivons actuellement une phase de résistances sans victoires ; nous sommes affaiblis et la balance est en train de pencher en faveur de nos ennemis, même si nous travaillons comme des ‘fous’ pour maintenir l’équilibre des forces ». La question est : comment gagner l’écoute de la société brésilienne avec une économie en pleine croissance ?

Pour ces temps nouveaux, le MST propose une « réforme agraire populaire », face à celle de type « classique ». Après 30 ans d’expériences de lutte et de réflexion, le mouvement social met aujourd’hui l’accent sur l’agro-écologie, la souveraineté alimentaire, la démocratisation de la terre ou la construction d’écoles d’apprentissage de l’agriculture écologique opposée à l’agro-business. « La lutte contre la puissance de l’agro-business est aujourd’hui plus difficile » insiste Juncal (même des personnalités aussi populaires que Pelé font la publicité de ses intérêts). Le modèle du latifundio arriéré, sans technologie et avec des terres laissées en friche pour la spéculation s’est épuisé. Il faut également repenser, ajoute-t-il, les méthodes traditionnelles de protestation : barrages routiers, occupations des terres, marches… « Il faut quelque chose de plus ». Le porte-parole du MST estime « qu’il était plus facile avant de convaincre la population de la nécessité d’une réforme agraire ». Tout en nuançant : « Il y a des arguments comme la souveraineté alimentaire et la nécessité d’une nourriture saine vis-à-vis desquels la population peut être aujourd’hui réceptive ».

Une autre question essentielle est de comprendre la relation entre les mouvements sociaux et les gouvernements du PT (Parti des travailleurs) pendant une décennie (entre 2003 et 2010, avec le président Lula da Silva et ensuite avec Dilma Rousseff). De manière générale, affirme Augusto Juncal, ces gouvernements « défendent les intérêts de la bourgeoisie et l’hégémonie de l’agro-businesse et non ceux de la classe travailleuse ». « Mais », nuance-t-il, « nous ne voyons pas un gouvernement du PT ou un gouvernement du droitier Cardoso comme la même chose ». Après plusieurs années de défaites (le PT a été fondé en 1980), Lula a gagné la présidence en 2003 après une victoire électorale. « Son arrivée au pouvoir ne fut pas une conquête de la classe travailleuse » souligne-t-il. Dès leur accession au pouvoir, rappelle le porte-parole du MST, Dilma et Lula ont formé des gouvernements « avec des classes hétérogènes et antagonistes qui incluent les intérêts du capital transnational, la grande bourgeoisie industrielle brésilienne, les grands propriétaires terriens, la classe moyenne et la classe travailleuse ».

Mais ce ne sont ces derniers qui pèsent dans la balance au final. L’amalgame d’intérêts n’a pas bénéficié aux classes populaires. « Les ministres de l’agriculture ont été aux mains des grands intérêts ruraux. Dans la répartition des postes ministériels, les mouvements sociaux ont ‘eu’ ceux de l’Environnement et du Développement Agraire, des départements ayant peu de moyens et d’influence politique ».

Juncal résume ce rapport de forces par la division du « gâteau » budgétaire : 70% est consacré à l’agro-business tandis que les 30% restants sont destinés à l’agriculture familiale alors que cette dernière produit 80% des aliments consommés par les Brésiliens. A cela s’ajoute, souligne le porte-parole du MST, « une grande campagne qui veut faire croire que l’agriculture familiale n’est pas rentable au contraire, disent-ils, de l’agro-business ‘moderne’ ».

On reproche aux gouvernements du PT leur manque de force mais, surtout, leur absence de volonté politique. Celle nécessaire, par exemple, pour empêcher l’approbation du nouveau Code forestier qui ouvre la porte à une plus grande déforestation de l’Amazonie. Ou pour réduire la journée de travail de 45 à 40 heures. On exige également une plus implication gouvernementale dans la persécution de l’esclavage qui affleure encore dans des entreprises et des haciendas. On reproche aussi au gouvernement son incapacité à protéger les territoires indigènes des intérêts miniers. Ou le maintien de différences abyssales entre les revenus des couches supérieures et inférieures alors que 17 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Le porte-parole du MST reconnaît tout de même quelques avancées mais qui sont, en tous les cas, « peu significatives pour un changement global car elles reposent sur des politiques assistancialistes et non structurelles ». C’est le cas du programme « Bolsa-Familia », qui consiste en aides pour les familles très pauvres. Le programme « lumière pour tous » a, par contre, eu un effet « très positif » dans les campagnes brésiliennes. Tout comme la mesure obligeant les écoles et les hôpitaux à acheter au moins 30% de leurs aliments auprès de petits producteurs ruraux. Pour le reste, face aux discours catastrophistes de l’économie orthodoxe, Dilma Rousseff est parvenue à combiner une inflation basse avec des augmentations salariales.

Mais la réforme agraire constitue toujours le cheval de bataille du MST. « Dilma est une technocrate au discours politique faible et la réforme agraire est à des années-lumière des objectifs de son gouvernement, elle nous dit qu’elle coûterait trop cher » affirme Juncal (à titre de comparaison, l’ex-président Cardoso, représentant du néolibéralisme et de la grande bourgeoisie, a redistribué plus de terres aux familles que Lula. En 2012, le gouvernement de Dilma Roussef n’en strictement redistribué aucune). « Il y a des familles qui occupent des terres depuis dix ans et elles n’en peuvent plus. Il y a également de nombreuses familles qui dépendent de programmes assistanciels et refusent de se mobiliser ».

Mais ce qui représenterait « un coup dur contre nos luttes », explique Juncal, c’est « l’émancipation des asentamientos » (les terres occupées et exploitées collectivement par plusieurs familles paysannes, NdT), une politique impulsée par le gouvernement de Dilma Roussef « qui se situe dans la logique de la compétitivité capitaliste ». Il consiste à ce que les familles puissent accéder à la propriété des terres et, en conséquence, à pouvoir les vendre et les acheter. Le MST défend par contre la propriété publique de la terre (et des politiques publiques de crédits et d’aides aux exploitations) afin d’éviter en outre l’accaparement de ces terres par l’agro-business.

L’absence de volonté politique pour la réforme agraire est clairement mise en lumière par le fait que « la Constitution permet l’expropriation des terres, autrement dit le gouvernement possède les instruments légaux pour le faire ». Le porte-parole du MST rappelle que Lula parlait toujours de réforme agraire lorsqu’il visitait les « asentamientos » pendant ses campagnes électorales. « Dans un premier temps, le MST a soutenu Lula. Pendant les deux premières années de son gouvernement, nous n’avons promu aucune occupation. Ensuite nous n’avons plus donné de consigne de vote en faveur du PT mais seulement en faveur des partis de gauche qui défendent la réforme agraire ». Malgré les critiques, il insiste sur le fait que le PT n’est pas la droite ; « Avec Lula il y a eu des espaces pour le dialogue mais aussi des pressions ». « Le bâton et la prose » comme on dit au Brésil. « Nous préférerons toujours des gouvernements progressistes (…) car « Une des grandes différences est la violence de la police là où c’est la droite qui commande ». En outre, « une bonne partie de notre base apprécie le PT et les critiques doivent se faire avec prudence ». Mais « nous défendons notre autonomie » conclu le porte-parole du MST.

Source : http://www.rebelion.org/noticia.php?id=167366
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Le contexte économique brésilien

  • Exportations agricoles : Le Brésil occupe la troisième place mondiale, juste derrière les Etats-Unis et l’UE.
  • Contrôle des terres : 50% de ses 65 millions d’hectares agricoles se trouvent aux mains de grands groupes économiques et 54% des cultures sont transgéniques.
  • Superficie cultivée : Les exploitations supérieures à 100.000 hectares sont passées du nombre de 22 en 2003 à 2.008 en 2011
  • Membres du MST : 2,5 millions d’affiliés et 500.000 familles organisées en « asentamientos ».
  • Les victimes : Depuis 1985, 1566 personnes ont été assassinées au Brésil pour défendre leur droit à la terre. 8% de ces crimes n’ont jamais été jugés.

Source :
http://www.lavozdigital.es/cadiz/v/20130428/mundo/lula-padre-pobres-madre-20130428.html