4 septembre 2013
L’idée peut sembler saugrenue dans un pays qui s’est surtout rendu célèbre ces dernières années par une crise politique de 540 jours, le feuilleton BHV et l’émission Bye Bye Belgium. Mais c’est pourtant un fait : il continue à exister en Belgique une machine politico-médiatique extrêmement bien rodée et parfois diablement efficace qui parvient à transformer une série de mini-événements en un « récit national » épique chantant la réussite de la Belgique et de son modèle économico-socio-politique.
Pour ceux qui se souviennent des rentrées de septembre les années précédentes, le contraste est frappant. Cette année, tout baigne – tel est du moins le credo entonné à l’unisson par le monde politique et les médias. Economie, politique, monarchie, communautaire, gouvernement,… dans tous les secteurs, les feux semblent être passés au vert pendant l’été. Mais qu’en est-il vraiment ?
Le Produit Intérieur Brut de la zone euro a progressé de 0,3% au deuxième trimestre 2013. Cela n’a l’air de rien mais c’est la première fois que le PIB croît après six trimestres de récession. La croissance en Belgique atteint, elle 0,1%. Mais ce qui emballe surtout nos élites dans ce chiffre (proprement hallucinant, en effet), c’est que, l’économie belge étant fortement liée aux économies de nos grands voisins immédiats - la France (0,5% de croissance) et surtout l’Allemagne (0,7%) - et étant largement indépendante des économies du sud de l’Europe (qui, elles, continuent à piquer du nez), l’avenir s’annoncerait donc résolument positif.
Et comme un bonheur ne vient jamais seul, la Bourse belge est au plus haut depuis cinq ans. L’indice boursier belge Bel 20, à 2.800 points, a retrouvé son niveau de fin septembre 2008 (même s’il est encore très loin des 4.730 points atteints en mai 2007, avant la dégringolade de la crise).
Rien que du bon, semble-t-il donc. Les mauvais esprits feront remarquer que ce sont surtout les actionnaires et les spéculateurs qui profitent du rebond boursier. Mais il reste quand même qu’en cette belle fin d’été, le climat économique est meilleur qu’il y a quelques mois, lorsque tombaient une après l’autre les annonces de restructurations et de milliers de licenciements dans les géants industriels (Ford, ArcelorMittal, Caterpillar,…) et bancaires (BNP Fortis, Belfius,…).
Mais encore faut-il que ce redressement économique prometteur se passe dans un contexte politique qui assure une stabilité sans laquelle aucune reprise ne pourrait être durable. De ce point de vue, le gouvernement Di Rupo a réussi une série de « beaux coups » cet été.
Il a débuté juillet en force en arrachant au finish un accord sur le rapprochement des statuts des ouvriers et des employés et terminé août en boulet de canon en trouvant un accord sur le plafonnement des salaires des hauts dirigeants des entreprises du secteur public et parapublic. Deux dossiers hyper-chauds - le premier attendait depuis des années – et qui divisaient profondément sa majorité.
Mais le coup de maître de Di Rupo, cela a été en juillet la gestion du passage de témoin au sein de la famille Saxe-Cobourg-Gotha. Depuis un an, tout ce que le monde politique et économique comptait comme célébrités faisait la file (et les courbettes) devant Albert pour lui demander de ne pas prendre une retraite anticipée et de rester aux manettes du pays jusqu’à la fin 2014, histoire de gérer en souplesse les super-élections de mai et les quelques mois de crise politique qui pourraient bien leur faire suite. Albert ayant en fin de compte décidé de maintenir sa position et de démissionner quand même, il a fallu organiser « à la hussarde » le passage du témoin à un héritier qui était loin de rassurer quant à sa capacité de faire face à une crise politique (déjà que certains, surtout du côté flamand, avaient des doutes sur sa capacité à lacer ses souliers tout seul…).
La chose s’est faite avec un matraquage médiatique quotidien d’une intensité qui ferait hurler de rire – et d’indignation – les bons esprits si cela se passait en Corée du Nord. Mais chez nous, il semblerait que les moindres détails de la vie incroyablement passionnante de Philippe – en layettes, en culottes courtes, en marinière, en tenue d’officier militaire ou en costume trois pièces de représentant de commerce des entreprises belges en Ouzbékistan, en mari enamouré de sa Mathilde ou en père attentionné de famille nombreuse – et d’Albert – en père de la Nation, en roi sympa, en bon papa gâteau et en prépensionné bonhomme – avaient valeur d’information cruciale de 6 à 24 heures dans les moindres recoins des médias de tous genres, de la une du « grand quotidien vespéral d’information » aux éditions spéciales des feuilles de chou en passant par le toutes-boîtes publicitaire de Clafoutis-les-Bains. Sans oublier évidemment les radios, les télés, internet et les réseaux sociaux.
Ce déferlement monarchiste et belgicain – opportunément complété tout au long de l’été par les hymnes célébrant les exploits des Diables Rouges footballistiques, des Lions et Panthères Rouges hockeyistiques et du clan Borlée athlétistique – a été utilisé pour conforter une famille royale qui avait plus attiré l’attention ces derniers mois par le rappel des frasques extraconjugales d’Albert, les tentatives d’évasion fiscale de Fabiola et les PV pour excès de vitesse de Laurent. Mais surtout le matraquage avait pour but de célébrer l’unité nationale, raffermir l’unité politique autour de l’Etat et faire reculer le spectre menaçant du séparatisme.
L’opération a été actuellement couronnée de succès : la cote de confiance de Philippe auprès de l’opinion a nettement progressé (les « très » et « plutôt » confiants atteignent 82% chez les francophones et, divine surprise, 61% chez les néerlandophones) tandis que la N-VA plonge à 30,7% des intentions de vote. La perspective d’un gouvernement Di Rupo 2, sans être attendue comme le Messie, semblerait même être jugée supportable par un nombre respectable (38%) de citoyens du Nord.
Alors, tout baigne pour Elio ? On ne voudrait pas gâter la fête mais, malgré ces succès, la situation réelle du pays pourrait bien se rappeler rapidement au bon souvenir de nos chères élites... et faire redescendre le bon citoyen sur terre.
Sur le terrain de l’économie tout d’abord. Certes, l’économie de la zone euro et, plus encore, celle des USA vont un petit mieux. Mais cela n’annonce pas une sortie prochaine de la crise mondiale… mais un (gros) déplacement des problèmes. Car, ce mouvement est parallèle à un recul, voire une chute, de la croissance dans les principaux pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Turquie, Afrique du Sud,…).
Or ce sont ces pays émergents qui, depuis le début de la crise économique mondiale en 2008, assurent l’essentiel de la croissance mondiale. Un ralentissement économique aussi net dans ces pays va inévitablement plomber la croissance de l’économie mondiale dans les prochains mois, ce qui ne manquera pas d’avoir des effets en retour sur l’Europe et les USA. Car le freinage de la production industrielle chez les géants asiatiques n’est pas couplé à une réindustrialisation de l’Europe.
Le frémissement actuel en Europe tient à une petite amélioration économique mais surtout au fait que les masses colossales de capitaux qui parcourent la planète à la recherche d’endroits où s’investir (un peu) et se placer (beaucoup) ont abandonné provisoirement certains pays émergents et sont revenus faire joujou dans les Bourses occidentales. Mais, au moindre signe de problème, ils pourraient reprendre leur vol migrateur à la recherche d’autres endroits plus sûrs. Ce qui pourrait être le cas en cas de nouveaux soubresauts dans les crises de la dette en Europe du Sud (en Grèce et en Espagne en particulier) ou sous l’effet d’une crise politique – par exemple, en cas de dérapage d’une intervention américaine en Syrie qui provoquerait une flambée du cours du pétrole.
On le voit, la reprise de la croissance en Belgique est loin d’être assurée. On est même plutôt au cœur des difficultés, en particulier sur le terrain de l’emploi. Fin juillet, on dénombrait 611.000 demandeurs d’emploi soit 12,1% de la population active – un chiffre qui confirme la dégradation continue du « marché de l’emploi » en Belgique depuis le début de 2012 et qui est 5% plus élevé qu’en juillet de l’an dernier.
D’autre part, il semble bien que les banques belges ne résisteraient toujours pas à un nouveau choc de grande ampleur. Malgré la diète qui a réduit leurs bilans ces dernières années, ceux-ci pèsent encore ensemble trois fois le produit intérieur brut (PIB) du pays. L’Etat hésiterait sans doute à s’engager comme il l’a fait la dernière fois et aurait donc bien du mal à sauver les banques « belges » en cas de nouvelle crise dans le secteur bancaire international.
Et une autre fumée noire commence à s’élever à l’horizon, celle de l’éclatement d’une bulle immobilière en Belgique. Une étude récente de l’Organisation de Coopération et de développement économiques (OCDE) estime que la valeur de l’immobilier belge serait surévaluée de 49%, plaçant la Belgique en tête des pays européens sur ce terrain dangereux ! Le chiffre est énorme, mais pas si étonnant quand on sait que le prix moyen des maisons a augmenté de 45% dans notre pays depuis 2005. Rien n’indique que nous allons à l’éclatement rapide et brutal de cette bulle mais une baisse nette pourrait survenir dans un avenir proche.
Elio a devant lui une demi-année pour boucler son œuvre. Les élections ayant lieu en mai, il y a en effet fort à parier que le gouvernement se mettra de fait en « affaires courantes » (et en campagne électorale galopante !) trois mois avant.
Et même s’il a rempli une grosse partie des objectifs qu’il s’était fixés - à commencer par la réforme de l’Etat, les transferts de compétences vers les Régions et Communautés, l’assainissement des finances publiques (sous la forme de 20 milliards d’euros d’« économies » qui se feront en grande partie sur le dos des travailleurs et des allocataires sociaux), la réforme de la justice et de la police,… - il lui reste quelques patates chaudes à traiter dans les six prochains mois.
La première est de trouver le 1,5 milliard d’euros qui serait encore nécessaire pour boucler le budget 2014, et cela avant le 21 septembre, date à laquelle la Belgique doit remettre sa « feuille de route » aux autorités européennes.
La deuxième est de réguler le secteur bancaire pour mieux faire face aux possibles futures crises. Lors de la celle de 2008, les autorités publiques américaines et européennes avaient clamé bien fort que c’en était fini avec les petits jeux spéculatifs irresponsables des banques et que celles-ci allaient désormais être étroitement surveillées. Depuis lors, à peu près rien n’a été fait. Or, comme dit plus haut, la Belgique aurait les pires difficultés en cas de nouveau soubresaut financier international.
Et le troisième, c’est le fameux « Pacte pour l’Emploi et la Compétitivité » annoncé depuis longtemps comme complément et rectificatif à l’austérité à la hache des dernières années. Mais le contenu en est encore extrêmement flou et il est évident que socialistes et libéraux n’y mettent pas tout à fait le même contenu, entre Charles Michel qui veut une réforme fiscale réduisant les impôts de 5 milliards d’euros, Benoît Ludgen qui souhaite supprimer les intérêts notionnels et Laurette Onkelinx qui vise avant tout à réduire le chômage des jeunes.
Le PS en particulier a sérieusement besoin de mesures nouvelles qui lui permettraient de faire oublier un bilan peu glorieux – dégressivité des allocations de chômage, durcissement de l’accès aux prépensions, incapacité de peser face à Mittal et aux licencieurs,… - qui lui met à dos une partie grandissante de la FGTB et amène aujourd’hui le PTB à plus de 5% des intentions de vote en Wallonie.
Mais évidemment la droite au sein du gouvernement ne lui fera pas de cadeaux. Et le recul annoncé de la N-VA en Flandres (passant de 35 à 31%) n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour le PS. Une N-VA, restant solide n°1 en Flandres mais affaiblie et moins en pointe sur son projet de confédéralisme, deviendrait un partenaire moins effrayant pour ses partenaires dans le cadre d’une possible coalition de droite qui rejetterait le PS dans l’opposition pour pouvoir mener une politique d’austérité plus radicale.
Nous aurons l’occasion de revenir sur ces différents points dans les prochaines semaines. Dans l’immédiat, bonne rentrée à tou-te-s.