Aux origines de la crise en Irak

Andrew Cheeseman, Mick Armstrong 23 juin 2014

L’avancée fulgurante des djihadistes de l’Etat islamique de l’Irak et du Levant dans le nord de l’Irak a amené médias et journalistes à revenir sur les événements des dernières années pour tenter d’expliquer l’effondrement brutal de l’armée irakienne et le soutien accordé par une partie de la population sunnite aux djihadistes.

Ces retours en arrière remontent à la guerre lancée par Georges Bush fils en 2003 qui aboutit à la chute de Saddam Hussein, ou à celle menée par son père contre le même Saddam Hussein en 1991, voire à la victoire de Khomeiny en Iran en 1979 et à la guerre entre l’Iran et l’Irak qui a suivi. Mais très rares sont ceux qui remontent aux véritables origines des problèmes dans la région – la mainmise coloniale européenne sur la région après la Première Guerre mondiale et le long siècle d’interventions impérialistes européennes et américaines qui ont suivi.

C’est cette perspective qu’éclairent deux militants de l’organisation australienne Socialist Alternative dans les articles que nous reprenons ici (Avanti).

Un siècle d’interventions impérialistes

Mick Armstrong

L’Irak et la Syrie sont au bord de la désintégration. Ces deux Etats, découpés dans les dépouilles de l’Empire ottoman par les puissances impériales victorieuses à la fin de la Première Guerre mondiale, menacent d’exploser en plusieurs morceaux.

La carte de la région pourrait bien être redessinée à un prix terrible. Des millions de personnes risquent de voir leur vie détruite, s’ajoutant aux millions d’autres qui sont déjà mortes ou ont été forcées de fuir les guerres meurtrières au cours de la dernière décennie.

Dans un scénario devenu brutalement envisageable aujourd’hui, l’Irak pourrait être divisé en un Etat chiite dans le sud (soutenu par l’Iran), un Etat kurde dans le nord-est tandis que le reste du pays, réuni à la plus grande partie de la Syrie, pourrait devenir un État sunnite. Dans l’ouest de la Syrie, le régime Assad pourrait survivre en tant que dirigeant d’un petit Etat alaouite.

Même si l’Irak réussit à survivre sur le papier comme un Etat unifié, la géopolitique de la région - l’équilibre des pouvoirs entre l’impérialisme américain et les puissances régionales que sont la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite - est en train de subir des transformations fondamentales et les anciennes alliances se recomposent.

S’il y avait un concours sur le thème « On finit toujours par récolter ce qu’on a semé », la guerre de George Bush recevrait certainement le premier prix. Une société déjà fragile a été déchirée par l’occupation américaine et a éclaté au cours d’une nouvelle guerre de religion catastrophique.

Un siècle d’interventions

L’invasion américaine n’a été que l’exemple le plus récent d’une période de plus de 100 ans d’interventions impérialistes qui ont déchiré cette région riche en pétrole en fomentant délibérément des conflits religieux et ethniques afin de maintenir un avantage stratégique et de conserver le contrôle des flux de pétrole.

Au cours de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France se sont partagées les dépouilles du vieil Empire ottoman décrépit. Malgré les promesses d’indépendance faites aux Arabes s’ils se battaient aux côtés des Alliés, selon les termes de l’accord Sykes-Picot conclu en 1916, la France s’est emparée de ce qui est aujourd’hui le Liban et la Syrie tandis que la Grande-Bretagne saisissait le reste, qui comprenait l’Irak, la Palestine, le Koweït et la Jordanie.

Les Arabes, eux, n’ont rien eu. Les autres grands perdants ont été le peuple kurde, qui non seulement a été privé de la création de son propre Etat mais a été arbitrairement divisé entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran.

Dans cette tactique classique de « Diviser pour régner », les colonialistes français ont éclaté la Syrie d’origine en deux Etats – le Liban et la Syrie – afin que leurs clients privilégiés, les chrétiens maronites, soient mieux placés pour contrôler la bande côtière de la Méditerranée qui était économiquement et stratégiquement la plus importante pour les capitalistes français. Le résultat de cette partition a été une lutte dévastatrice entre les diverses communautés religieuses qui a frappé le Liban depuis des décennies, aggravée par des attaques israéliennes meurtrières répétées et deux interventions américaines.

Dans le reste de la Syrie, les colonialistes français ont armé la petite minorité alaouite pour réprimer une population rebelle. Cette stratégie a été poursuivie par les dictatures brutales des Assad père et fils. Ce dernier, dans sa détermination à s’accrocher jusqu’au bout au pouvoir, a réduit presque tout le pays en ruines.

En Irak, les Britanniques ont installé un monarque hachémite issu de la région du Hedjaz en Arabie Saoudite. Cette marionnette a régné sur un pays que peu de choses tenaient ensemble tant économiquement qu’ethniquement, si ce n’est les bombardements aériens des Britanniques contre les tribus rebelles. Les montagnes et les plateaux du nord-est étaient dominées par des populations parlant kurde, qui étaient officiellement sunnites mais fortement influencés par le soufisme. Les populations principalement arabophones et sunnites du Nord, et leur ville principale Mossoul, étaient économiquement liées à la Syrie et à Alep, sa grande ville du nord. Le sud était peuplé majoritairement de chiites. S’ajoutaient à cela, au moment de la conquête britannique, des divisions importantes à base tribale et l’existence de nombreux autres groupes minoritaires, y compris les Turkmènes, les Perses, les chrétiens, les Assyriens et les Juifs.

Les Britanniques ont cherché à contrôler l’Irak au moindre coût sans devoir s’appuyer sur une importante armée permanente. Au départ, ils cherchaient à s’attirer les faveurs des divers chefs de tribus (tout en bombardant les villages de ceux qui s’écartaient du droit chemin) afin de les utiliser contre les populations des villes, qui étaient les principaux centres de l’opposition à la domination britannique. Ils ont également recruté une force mercenaire parmi la petite minorité ethnique et religieuse des Assyriens.

Résistance

Néanmoins, les révoltes se sont succédées et un mouvement ouvrier puissant a émergé progressivement, dépassant les divisions religieuses et ethniques. En juillet 1958, une révolution populaire a renversé la monarchie à Bagdad et le Parti communiste irakien a émergé comme une force puissante. Toutefois, en février 1963, un coup d’Etat initié par la CIA a renversé le régime nationaliste ; au moins 5.000 communistes ont été assassinés et des milliers d’autres jetés en prison.
En quelques années, la gauche a pourtant repris vie. En réponse, les États-Unis ont jeté tout leur poids derrière la montée en puissance du régime cruel de Saddam Hussein. Avant sa diabolisation ultérieure, Saddam a été pendant toute une période l’homme des Etats-Unis.

Saddam a construit un puissant appareil d’Etat dominé par les sunnites qui a écrasé le mouvement ouvrier et mené des guerres féroces contre les Kurdes et les rebelles chiites. Les divisions ethniques et religieuses se sont aggravées.

Par la suite, les envahisseurs américains ont eux aussi alimenté les divisions religieuses afin de garder le contrôle du pays. Le régime chiite autoritaire et sectaire de l’actuel premier ministre Maliki en est un héritage direct.

L’impérialisme occidental est, à tout point de vue, le premier responsable de la catastrophe actuelle.

Source : http://redflag.org.au/article/crisis-iraq
Traduction française pour Avanti : Jean Peltier

Les fruits amers de la guerre en Irak

Andrew Cheeseman

La rébellion sunnite balayant l’Irak est le dernier chapitre en date dans la spirale de mort et de chaos qui a été provoquée l’invasion de 2003 et l’occupation qui l’a suivie.

Les gains militaires que vient de réaliser l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) n’ont été possibles qu’en raison des bouleversements et de la ruine de l’Irak infligées par les États-Unis et ses alliés.

Les premiers germes

La descente aux enfers a commencé quand les premiers germes des affrontements religieux ont été semés par les forces d’occupation américaines après que celles-ci aient défait l’armée de Saddam Hussein en 2003.

Initialement, une partie importante de la population irakienne espérait au moins que l’occupation serait mieux que la dictature de Saddam Hussein. Ces illusions n’ont pas duré. Au cours du premier mois de l’occupation, les forces américaines ont tiré sur des manifestants pacifiques à Falloujah, tuant 17 personnes dont le seul crime était de vouloir que leurs enfants puissent retourner dans une école que les soldats utilisaient comme base militaire provisoire. Des incidents similaires à travers le pays ont provoqué le ressentiment et ce ressentiment est devenu rébellion.

Les forces d’occupation se sont rabattues sur la vieille méthode du « diviser pour régner ». Le régime de Saddam avait favorisé les sunnites tout en opprimant les chiites, les chrétiens et plus encore les Kurdes. Les forces d’occupation ont donc décidé d’utiliser les forces chiites pour réprimer les rébellions qui étaient majoritairement sunnites, et les forces sunnites pour réprimer les chiites.

À la mi-2004, cette stratégie s’est révélée être un échec. Un grand convoi commun de sunnites et de chiites est venu apporter une aide aux habitants de Falloujah lorsque cette ville a été attaquée par les forces américaines en avril, faisant craindre un scénario de cauchemar pour les Etats-Unis, celui d’une rébellion sunnite et chiite unie contre l’occupation militaire.

Le début de la guerre civile

À la fin de 2005, deux soldats des Special Air Services britanniques (services spéciaux de l’armée de l’air) déguisés en insurgés sunnites et conduisant un véhicule bourré d’explosifs ont été capturés à Bassorah par les forces irakiennes. Il semble qu’ils avaient l’intention de mener une attaque à la bombe contre une mosquée chiite, mais ils ont été arrêtés avant qu’ils ne puissent le faire. Ces hommes ont par la suite été extraits de leur prison par l’armée britannique.

L’attentat à la bombe qui a marqué le début de la guerre civile a eu lieu le 22 février 2006 lorsque le dôme doré de la mosquée chiite al-Askari à Samarra a été presqu’entièrement détruit par deux bombes.

Cette attaque a entraîné en représailles une vague de pogroms contre les sunnites, accompagnés d’attentats à la bombe contre des mosquées sunnites. Que l’attaque initiale ait été menée par des services spéciaux des forces d’occupation comme la tentative bâclée d’attentat à Bassorah ou qu’elle ait été effectivement réalisée par des milices religieuses paramilitaires, elle a abouti à ce que voulaient les États-Unis - que les sunnites et les chiites commencer à se tirer les uns sur les autres au lieu de le faire sur les soldats américains. C’est cette semaine-là qu’a commencé la guerre civile en Irak.

Le nettoyage ethnique de Bagdad

L’année la plus meurtrière de la guerre civile a été 2007. Selon des estimations prudentes, il y a eu chaque mois plus de 3.000 morts violentes à Bagdad au cours de la première moitié de l’année. Selon Michael Izady de l’École des Affaires publiques et internationales de Columbia, Bagdad a été transformée d’une ville intégrée dans laquelle les sunnites et les chiites vivaient dans les mêmes rues, travaillaient ensemble et se mariaient même souvent entre eux en une ville à majorité chiite dans laquelle les sunnites ont été forcés de se réfugier dans une petite enclave à l’ouest.

En 2008, le carnage était terminé pour l’essentiel - car presque toutes les villes d’Irak avaient été nettoyées ethniquement de leurs minorités, et deux-tiers du million et demi de chrétiens d’Irak avait fui le pays ou avaient été tués.

Pour les États-Unis, le nettoyage ethnique de Bagdad était un succès. La plupart des rebelles sunnites qui s’étaient opposés à l’occupation avaient été contraints à passer un accord avec les États-Unis afin de ne pas être anéantis.

Ce genre de carnage a été le résultat de la tactique de « diviser pour régner » qui a été souvent utilisée lors d’autres occupations, et notamment lors des dernières années de la domination britannique en Inde, où des forces d’occupation britanniques, affaiblies et démoralisées, commencèrent à susciter la violence entre hindous et musulmans. Le résultat fut une terrible explosion de violence qui conduisit à la partition de l’Inde et le Pakistan (en 1949 – NdT) - un million de morts à l’époque et des tensions qui menacent toujours de plonger la région dans la guerre près de 70 ans plus tard.

Les raisons du succès de l’EIIL

La violence a commencé à reculer à la mi-2008 parce que la séparation des sunnites et des chiites était quasi complète. Les chiites sont majoritaires en Irak, et le Premier ministre Nouri al-Maliki en fait partie. L’utilisation de la peine de mort a grimpé en flèche sous al-Maliki et les actions et manifestations de protestation des sunnites ont rencontré une répression brutale et sanglante du gouvernement central.

C’est dans ce contexte que certains sunnites se sont tournés vers une scission locale d‘al-Qaïda, le groupe suprématiste sunnite EIIL. Si le nombre de personnes qui se battent activement pour l’EIIL reste limité, les rapports en provenance de Mossoul indiquent qu’ils sont au moins tolérés, et même parfois soutenus activement, par des couches plus larges de la population sunnite. C’est le manque d’ouverture et de justice dont a fait preuve al-Maliki face aux des dissidents sunnites qui rend aujourd’hui l’approche tout aussi barbare de l’EIIl acceptable pour beaucoup de sunnites.

Non à une nouvelle intervention !

Avant l’invasion de 2003, les partisans de la guerre ont dit que Saddam Hussein était un tyran brutal (ce qui était vrai), et que l’intervention des États-Unis serait douloureuse, mais qu’elle créerait un Irak pacifique et démocratique. La droite et la gauche modérées qu’un soutien ouvert à l’agression américaine aurait rendu malades ont cependant souvent fini par s’aligner derrière le mantra " quelque chose doit être fait ".

Et quelque chose a été fait. En une décennie de terreur sous la responsabilité des États-Unis, l’Irak a été transformée d’un pays où les assassinats religieux étaient inconnus en un bourbier de terreur sectaire sans précédent de mémoire d’homme, un enfer pire que tout ce que Saddam lui-même aurait rêvé.

La plupart des gens qui poussent pour une autre intervention connaissent très bien cette histoire mais ils ont leurs propres raisons en faveur d’une implication renouvelée en Irak – l’impérialisme, le prestige, le pouvoir et le pétrole.

Le 21e siècle a déjà connu deux graves massacres de masse – celui des Tamouls au Sri Lanka et celui mené en Irak à l’instigation des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Demander à ceux qui sont responsables du désastre irakien d’intervenir démontre à la fois un manque total de compréhension de l’histoire récente et un mépris profond pour tous ceux qui ont été assassinés dans la guerre civile que la dernière intervention occidentale a provoquée.

Source : http://redflag.org.au/article/bitter-fruit-iraq-war
Traduction française pour Avanti : Jean Peltier