10 juin 2014
Alors que tout le monde s’attendait à assister à un lent – et même très lent – cheminement vers la mise en place de gouvernements tripartites à tous les niveaux de pouvoir, le PS et le CDH ont créé la surprise ont annonçant leurs fiançailles au niveau francophone, suivies le lendemain par celles du CD&V en Flandre.
Derrière ces délicats bras de fer, coups fourrés et poignards plantés dans le dos, c’est tout le processus de recherche d’une majorité au niveau fédéral qui s’en trouve bousculé, et avec lui, l’architecture branlante de l’Etat.
La Belgique est un Etat fédéral. Commencé il y a 40 ans, le processus de fédéralisation a avancé par crises et bonds, le dernier étant survenu après les dernières élections fédérales en 2010 : de nouveaux – et gros paquets – de compétences ont été déplacés du niveau fédéral vers le niveau régional, qui devient peu à peu le nouveau centre de gravité du pays.
Dans tous les pays fédéraux, la logique fédérale veut que les étages régionaux puissent « vivre leur vie » et constituer leurs propres majorités et gouvernements indépendamment de ce qui se passe au niveau fédéral – ce qui se traduit symboliquement par le fait que les élections régionales et fédérales ont lieu à des moments différents. C’est aussi ce qui se passait chez nous jusqu’ici.
Mais la Belgique n’est pas un Etat fédéral comme les autres. La première raison est qu’il ne repose pas sur une dizaine (ou plus) de régions mais essentiellement sur un face à face entre deux régions (Wallonie et Flandre), chaque décision fédérale ressemblant en permanence à un marchandage - ou un bras de fer - entre les deux « partenaires ». La deuxième est le fait que ce fédéralisme repose sur un échafaudage de trois Régions à base géographique et de trois Communautés à base linguistique (qui ne se superposent pas) avec des répartitions de compétences entre elles qui n’arrêtent pas de changer. Et la troisième est l’existence de Bruxelles, à la fois capitale fédérale et capitale de la Flandre, située en Flandre mais dont la population est très majoritairement francophone, légalement reconnue comme troisième région constitutive du pays mais dont le statut n’a jamais été complètement accepté par les nationalistes flamands.
On pourrait encore énumérer beaucoup d’autres raisons mais celles-ci suffisent à montrer à quel point la situation de ce pays est compliquée…
L’interminable crise (540 jours !) qui a suivi les dernières élections et la peur d’une nouvelle poussée de la N-VA - dont le projet confédéraliste vise à continuer à « vider » le niveau fédéral de la quasi totalité de ses pouvoirs en les redistribuant aux régions, jusqu’à « évaporation » de la Belgique dans l’Union européenne et création d’une Flandre et d’une Wallonie indépendantes – ont donné aux stratèges politiques du gouvernement Di Rupo une idée lumineuse. Celle de profiter des élections européennes prévues le 25 mai 2014 pour y adjoindre des élections fédérales et régionales simultanées.
Derrière cette idée, il y avait l’espoir d’un affaiblissement de la N-VA, privée d’une partie de ses arguments nationalistes par la scission de BHV et la conclusion de l’accord gouvernemental de fin 2011 qui accroissait les pouvoirs des régions. La N-VA hors-jeu, il serait alors possible de mettre en place, au terme d’une « grande négociation globale » des gouvernements (le fédéral et les régionaux) plus « compatibles » afin de re-stabiliser le pays grâce à une pause communautaire de cinq ans. Pour les socialistes, le projet s’arrêtait là. A droite, le calcul allait plus loin, certains espérant un sérieux recul du PS qui aurait permis de mettre en place des coalitions de droite à tous les étages.
Le pari s’est soldé par un résultat mi-chèvre mi-chou. D’une part, la N-VA a continué à progresser jusqu’à atteindre 33%, mais ce succès électoral ne s’est traduit par une minorité de blocage ni à la Chambre ni au parlement flamand. D’autre part, le PS a connu des difficultés mais il ne s’est pas effondré ; au contraire, il reste le premier parti du côté francophone, tant en Wallonie qu’à Bruxelles. Trouver une solution au niveau fédéral risque dès lors de se révéler plus compliqué que prévu mais pas impossible.
Il en effet encore possible de contourner la N-VA et de la mettre dans l’opposition. Cependant, le seul moyen pour y arriver est de constituer une tripartite entre les trois familles traditionnelles (chrétienne, socialiste et libérale). Evidemment, dans cette formule, tous les partis, se sachant indispensables, ont une revendication évidente à faire valoir dans ce gigantesque jeu de « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette » : si vous avez besoin de nous au niveau fédéral, il vous faudra en échange nous faire une place dans les gouvernements régionaux.
Dès lors, le scénario qui devient le plus probable est « tripartite à tous les étages ». Mais, vu la difficulté de faire passer auprès de l’électorat flamand le fait que le principal parti sera tenu à l’écart, la réalisation de ce scénario exige d’abord que la N-VA montre son incapacité à construire une coalition fédérale autour d’elle et qu’après cela, les partis traditionnels montrent leur « sens des responsabilités » en réussissant, eux, à construire une coalition de rechange autour d’un programme commun de gouvernement. Le tout risquant de prendre pas mal de temps (on parle ici de mois et pas de semaines), il faut à tout prix éviter de brusquer les choses et de former trop vite des gouvernements régionaux qui risqueraient de fragiliser le beau plan fédéral.
Dans la semaine qui suit les élections, ce scénario semble recueillir un large soutien, particulièrement du côté francophone où l’opposition à (et la crainte de) la N-VA est évidemment la plus forte – et tout particulièrement au PS et au CDH.
Et pourtant, c’est de ce côté que vient le bouleversement. Jeudi, ces deux partis annoncent qu’ils vont négocier ensemble un programme de gouvernement au niveau wallon – et, avec l’apport du FDF, au niveau bruxellois. Le lendemain, la réplique arrive de Flandre : N-VA et CD&V annoncent qu’ils vont négocier ensemble pour la formation du gouvernement flamand. Les cartes sont complètement redistribuées.
Ces choix ont évidemment une logique politique régionale évidente.
Au cours des derniers mois avant les élections, les tensions s’étaient accrues au sein des gouvernements Olivier en Wallonie et à Bruxelles, amenant certains à parier sur un bouleversement des alliances après les élections et sur la mise en place d’un gouvernement PS-MR réunissant les deux « poids lourds » pour mieux faire face à la pression flamande. Le déroulement de la campagne électorale a rapidement démenti ces prévisions. PS et MR se sont tombés dessus à bras raccourcis sur toutes les questions sensibles tandis que Magnette et Onkelinx annonçaient que le PS privilégierait les « majorités les plus progressistes possibles », ce qui, au vu des sondages en chute libre d’Ecolo, était une main tendue au CDH.
Au sein du gouvernement flamand de coalition CD&V - NV-A - Sp.a, c’était entre la N-VA et le SP.a que les tensions s’étaient cristallisées au fil des mois et la N-VA ne faisait aucun mystère de sa volonté de se débarrasser des socialistes flamands dès que possible. L’annonce d’une coalition régionale entre la NV-A et le CD&V est donc parfaitement logique elle aussi.
Alors, où sont les surprises… et les problèmes ? Répétons le : dans un Etat fédéral classique, il n’y en aurait pas... sauf que la Belgique de 2014 n’est pas un Etat fédéral classique.,
La première surprise, c’est le "débarquement" des libéraux hors des trois majorités régionales (sauf peut-être à l’avenir dans la partie néerlandophone de la majorité bruxelloise). Malgré leurs efforts, leur bail dans l’opposition, vieux déjà de dix ans, est prolongé de cinq ans. L’absence des libéraux dans les gouvernements régionaux est évidemment une bonne nouvelle : ils sont – avec la N-VA évidemment – les plus déterminés à imposer les intérêts du patronat et à frapper dur et fort pour cela.
La deuxième surprise est encore plus significative : c’est que les deux partis (PS et CDH) qui, depuis des mois, affirmaient le plus haut et le plus fort qu’il fallait rechercher en même temps des accords au niveau fédéral et au niveau des régions sont ceux qui, dix jours à peine après les élections, s’empressent de faire le contraire.
Il y a des raisons politiques immédiates et pressantes. En tant que chef du premier parti du pays (électoralement parlant), Bart De Wever mène depuis le lendemain des élections ses consultations pour tenter de former un gouvernement - qui, pour lui, devrait être un gouvernement de droite. Et le PS craignait que le MR et le CDH puissent, malgré leurs grandes déclarations préélectorales, trouver un charme incontestable à la N-VA et s’embarquer dans des pourparlers risquant d’aboutir au renvoi du PS dans l’opposition au niveau fédéral. La meilleure défense étant l’attaque, Di Rupo, Magnette et Onkelinx ont réussi à convaincre le CDH de maintenir son alliance avec le PS au niveau régional et, on peut l’imaginer, au fédéral.
Il y aussi une raison plus profonde : pourquoi partager le pouvoir (et tous ses avantages en termes de contrôle des administrations en tous genres) avec le deuxième parti en importance (le MR), d’autant plus affamé qu’il ronge son frein dans l’opposition régionale depuis dix ans, alors qu’on peut s’arranger avec le troisième (le CDH), moins exigeant et plus malléable ?
Mais il y a une troisième raison, plus fondamentale. Tout le monde sait que la situation économique n’est pas bonne - ni dans le monde, ni en Europe, ni même en Belgique, même si celle-ci profite de ses liens de proximité avec l’Allemagne qui possède toujours l’économie la plus vaillante en Europe. Les pressions de l’Union européenne et du patronat sont fortes pour que le futur gouvernement belge continue d’appliquer une politique d’austérité serrée et même renforcée. Mais, sous Di Rupo, le PS a commencé à sentir les effets du mécontentement populaire contre cette politique : pertes de voix dans ses bastions industriels, débuts de ruptures politiques dans la FGTB wallonne,... Si le PS devait, les cinq prochaines années, être politiquement minoritaire et pratiquement ligoté dans des tripartites à tous les échelons, les risques seraient beaucoup plus difficiles à gérer. Une solution bien meilleure pour lui est de pouvoir utiliser des gouvernements régionaux qu’il dominera en Wallonie et à Bruxelles comme contrepoids aux pressions de la droite, histoire de freiner un peu les pires mesures à venir.
Tout cela a donc conduit le PS à rompre complètement avec ce qu’il disait avant les élections. Mais, dans les conditions politiques actuelles, cela l’amène à prendre le risque de faire exploser la perspective d’un fédéralisme "apaisé" et d’entrer, dans les faits, dans la dynamique confédéraliste chère à De Wever.
Car la formation anticipée de nouvelles coalitions régionales va avoir un impact évident sur la formation d’un gouvernement fédéral.
La première, c’est que la formule qui avait la préférence de Bart de Wever - un « gouvernement des droites » associant N-VA, CD&V et OpenVLD au nord et MR et CDH au sud - est définitivement carbonisée. Elle était déjà peu évidente, mathématiquement et politiquement parlant. A présent, on peut signer son permis d’inhumer. Car, même s’ils diront le contraire, il est évident que, pour obtenir que le PS convole régionalement avec eux en Wallonie et à Bruxelles, les dirigeants du CDH ont du signer un contrat de mariage contraignant, au premier plan duquel doit se trouver l’engagement de ne pas participer à un gouvernement fédéral sans le PS.
Ne reste donc normalement que deux formules : la « confédérale » et la « tripartite ». Différentes politiquement, elles ont un gros point commun : on n’est pas près de les voir se mettre en place.
La formule « confédérale » serait la plus logique dans ce qu’est devenue la Belgique aujourd’hui : on prend ceux qui forment les majorités régionales et on les met ensemble au niveau fédéral, ce qui assurerait un fonctionnement plus « huilé » entre les divers niveaux. Mais les problèmes sont énormes, vu les participants et leurs rapports jusqu’ici. D’une part, on a deux formules régionales très différentes, l’une au centre-gauche et l’autre tirant franchement vers la droite. D’autre part, PS et N-VA ont des programmes à l’opposé sur beaucoup de questions essentielles. De Wever a basé toute sa campagne sur la perspective de se débarrasser du poids du PS sur l’Etat belge. De leur côté, Di Rupo et Magnette ont tiré à boulets rouges sur le danger séparatiste et ultra-conservateur de la N-VA. A supposer que ces quatre partis en arrivent à se résigner à l’idée qu’ils devraient gouverner ensemble (ce qui prendrait déjà un temps très long), il faudrait alors qu’ils se mettent d’accord sur un programme commun, fatalement très lourd à accepter, pour leurs dirigeants et encore plus pour leurs militants.
Reste alors la formule qui continue d’apparaître comme la formule la plus probable, celle d’une bonne vieille tripartite associant les trois familles traditionnelles chrétiennes, socialistes et libérales. On savait déjà que ce scénario serait long à mettre en place parce que cela implique le largage de la N-VA. Pour cela, il faut faire la preuve que la N-VA ne peut arriver à construire une coalition fédérale autour d’elle et que la seule solution est de laisser dans l’opposition le grand gagnant des élections et le premier parti de Flandre, et donc du pays. Faire accepter cela aux électeurs flamands, y compris à une partie des électeurs de la N-VA, relève d’un scénario « à l’usure ».
Mais ce qui n’était vraiment pas évident hier est encore plus difficile aujourd’hui, depuis que N-VA et CD&V ont décidé de faire ménage commun au niveau régional. Sur le fond d’abord : la tripartite fédérale ne serait plus couplée à des tripartites régionales mais bien à des gouvernements tirant dans des sens différents : ce ne serait plus une chef d’orchestre mais une belle-mère. Sur les alliances ensuite. Le CD&V serait déchiré entre ses alliances fédérales (avec les libéraux, mais sans et contre la N-VA) et régionales flamandes (avec la N-VA, mais sans et contre les libéraux). Quant aux libéraux qui seraient impliqués dans une majorité fédérale, ils viennent de se faire claquer la porte au nez sur le seuil d’entrée des majorités régionales. On se doute bien qu’ils n’ont pas apprécié. L’OpenVLD a clairement réaffirmé qu’il entrerait au pouvoir aux deux niveaux ou nulle part… et donc qu’il refuserait, dans l’état de choses actuel, d’entrer dans une coalition fédérale. Le MR a été moins catégorique mais il faudra beaucoup de temps – et de concessions – pour attirer les libéraux dans un navire fédéral après l’affront qu’ils viennent de subir.
PS et CDH tout comme N-VA et CD&V ont annoncé qu’ils comptaient bien avoir bouclé leurs accords de majorité et formé des gouvernements régionaux pour le 21 juillet. On appréciera l’ironie du symbole de la « Belgique nouvelle » : pour le jour de la fête Nationale, il y aura des gouvernements régionaux mais pas de gouvernement fédéral ! Et, pour ceux qui sont attachés aux symboles, on n’oserait même pas jurer qu’il y en aura un pour la Fête de la Dynastie le 15 novembre. Pour la Nativité le 25 décembre peut-être…